Premier jour de cours. Une fois la porte déverrouillée et les élèves installés à leurs tables, je ne suis plus étudiante, je ne suis plus lauréate, je suis devenue enseignante. C’est dans ce triangle établi entre les élèves que l’on a mis sous ma responsabilité, les savoirs que je souhaitais leur transmettre et la place que j’occupais, debout devant le tableau blanc, qu’est advenue pour la première fois ce que j’ai perçu comme ma posture enseignante. Pour la première fois, je ressentais tout le poids de la responsabilité didactique qui donnait son sens à la formation que j’avais reçue. Et pour la première fois, sortie du cadre de la théorie et des projections, je ressentais le désir d’explorer tout l’espace de la classe, non plus en tant qu’observatrice, mais à la recherche de la place juste pour partager ma passion pour la langue-culture que j’ai choisi d’enseigner.
Lorsque j’ai entrepris cette recherche en début de Master 1, celle-ci était alors guidée par le titre « L’outil numérique et l’appropriation de la langue vivante ». Revenir sur les bancs du lycée plus de dix ans après les avoir quittés pour redécouvrir ce qu’est, en 2018, le « métier d’élève » lors d’une semaine de stage pour se familiariser avec la profession d’enseignant ne fut pas une mince affaire. Si certains vécus d’élèves me semblaient encore familiers, bien d’autres furent sources de nombreuses interrogations qui forment et informent aujourd’hui encore ma construction du sens à donner au métier de professeur. Parmi les constats les plus choquants de cette immersion dans le quotidien d’un élève en classe de seconde, la présence d’une tablette dans toutes les mains pendant les cours tint sans aucun doute une place de choix. L’école numérique fait son chemin, et le projet annoncé en 2014 par le président de la République de mettre à disposition de chaque élève (de collège) un outil numérique est devenu réalité dans mon établissement d’accueil.
Or si l’appropriation de cet outil numérique semblait nette en voyant les élèves faire preuve d’aisance en le maniant quelle que soit la tâche proposée par l’enseignant, tel n’était pas le cas des langues étrangères étudiées en classe. Là encore, la confrontation avec la réalité du terrain et le niveau moyen constaté dans les classes visitées, assez éloignés de mes représentations initiales, m’ont amenée à m’interroger sur les causes possibles de telles lacunes dans l’appropriation des notions grammaticales les plus basiques par des élèves qui ont pour la plupart pratiqué cette langue tout au long du collège. Et pourtant, ces outils numériques, parmi lesquels la tablette est symbole d’un nouveau tournant dans la pratique scolaire au sein d’une palette d’outils de plus en plus vaste, sont très largement recommandés aux enseignants de langues par l’institution dans le cadre d’une pédagogie dite « innovante » qui faciliterait l’apprentissage des élèves.
Au cours de l’année de Master 1, j’entreprenais donc un premier cheminement de recherche en m’interrogeant avant tout sur la question de l’appropriation des connaissances par les élèves grâce à l’utilisation des outils numériques. Cependant, une fois passé le choc des cultures et surtout sortie de la posture de simple observatrice pour devenir actrice à part entière de ce processus, mes lectures et les enseignements reçus m’amenèrent à interroger plutôt l’utilisation par l’enseignant des outils numériques comme leviers d’apprentissage. J’ai donc décidé de m’éloigner de la question de l’appropriation par l’élève de la langue culture, pour me recentrer sur une problématique qui me permettrait à moi, professeure, d’optimiser ces apprentissages.
Grâce à la rédaction de ce mémoire de recherche que je qualifierais — selon la terminologie du didacticien et chercheur Christian Puren — de « recherche intervention » , je souhaite ainsi interroger la posture de l’enseignant de langueculture dans la classe au regard de leur usage des outils numériques, et des changements qu’ils provoquent sur cette posture, pour en proposer un modèle praxéologique, qui puisse s’adapter en permanence au retour du terrain, tout en dégageant les caractéristiques théoriques essentielles permettant aux enseignants de se projeter dans ce modèle pour évaluer leur propre posture.
L’investissement de ce terrain de recherche est indissociable du courant socioconstructiviste dans lequel je souhaite m’inscrire, en tant qu’enseignante autant que chercheuse. L’inscription de l’élève au centre du processus d’enseignementapprentissage et son implication en tant qu’acteur dans la prise de conscience de son processus cognitif sont des prémisses essentielles pour l’établissement de la nouvelle posture enseignante que je cherche à cerner et qui procèderait alors d’un glissement de la place de l’enseignant, qui n’est plus nécessairement face à ses élèves, comme je pouvais l’être mon premier jour de cours, mais derrière eux alors qu’ils font à présent face à l’outil numérique.
La posture de l’enseignant
Pour entreprendre mon parcours de recherche, lors de l’élaboration des premières questions qui ont contribué à définir ce cadre conceptuel, je juxtaposais dans un premier temps la notion de posture avec celle de pédagogie, l’une impliquant, pour moi, nécessairement une modification de l’autre. Mais avant de pouvoir confirmer cette hypothèse de travail par les lectures et le recueil de données, il convient de définir plus précisément le concept de « posture » que je place au cœur de ma problématique, et qui incarne à mon sens de manière métonymique la quête incessante de la juste place dans le métier de professeur.
Définition par les textes officiels : la posture de l’enseignant dans le contexte professionnel
Tout d’abord, je me propose de commencer ce chemin de recherche par les textes officiels pour tenter de cerner la « posture » qui est attendue par l’institution de la part de « tous les professeurs et personnels de l’éducation », et du professeurstagiaire en particulier. Dans l’arrêté relatif au référentiel de compétences des métiers du professorat et de l’éducation du 1er juillet 2013, il n’est fait mention de la posture qu’à une seule reprise : dans la compétence P4 « Organiser et assurer un mode de fonctionnement du groupe favorisant l’apprentissage et la socialisation des élèves » ; il est indiqué que l’enseignant doit être capable d’ « adapter […] les formes de communication en fonction des situations et des activités (posture, interventions, consignes, conduites d’étayage)». Dans la note de service n°2015-055 du 17 mars 2015 précisant les modalités d’évaluation du stage, le terme de « posture » est repris à trois reprises dans les descripteurs d’acquisition des compétences du professeur : dans la compétence « Maîtriser la langue française à des fins de communication », celui-ci « utilise un niveau de langue compatible avec la posture attendue d’un référent éducatif. » ; on retrouve la même idée dans la compétence P2 « Maîtriser la langue française dans le cadre de son enseignement », où il faut désormais «adapte[r] son langage et sa posture à l’âge des élèves et aux situations d’apprentissage. » ; enfin, pour valider un niveau de maîtrise avancé de la compétence P3 « Construire, mettre en œuvre et animer des situations d’enseignement et d’apprentissage prenant en compte la diversité des élèves » l’enseignant « adopte des postures professionnelles diversifiées en fonction des activités engagées ». Paradoxalement, dans la grille d’évaluation du professeurstagiaire, le terme de posture est remplacé par celui de « positionnement », ce qui est cependant révélateur de l’absence de définition ferme de la posture professionnelle exigée de l’enseignant qui semble être le fruit d’une évidence, sorte d’aura professorale dont le professeur-stagiaire doit se doter pour consacrer son entrée dans le métier. Quelques traits de définition peuvent cependant être détachés de ces quelques mentions : la posture de l’enseignant est celle d’un « référent éducatif », ce qui implique donc une relation de verticalité vis-à-vis de ses élèves. Cette posture doit être adaptée, aux élèves comme aux situations. Elle est donc mouvante et dépendante d’un contexte social et pédagogique au sein de la classe.
La posture comme capacité d’adaptation
Les textes officiels ne peuvent donc pas nous satisfaire pour définir la nature de la posture, et il me faut approfondir la recherche pour en saisir l’essence. Dans son article « Posture » (2014), Alain Viala, professeur émérite à l’Université d’Oxford, commence par rappeler que le sens premier du terme a trait à la réalité du corps : c’est une attitude, une façon de se tenir, de placer son corps dans l’espace. Par conséquent, on ne peut pas détacher l’attitude de la situation dans laquelle elle s’exprime ; une posture est par essence prise dans les codes sociaux, elle est l’image que l’on donne de soi à autrui. Cela nous ramène à l’identité de « référent éducatif » du professeur qui se met en scène dans sa classe pour transmettre des savoirs. Cela signifie également qu’il existe une possibilité de qualifier l’adéquation ou l’inadéquation d’une attitude par rapport à une situation : une « mauvaise posture » serait ainsi la désignation d’une attitude en inadéquation avec une situation donnée, une « imposture » serait, elle, une attitude affichée qui, bien que socialement appropriée à la situation, ne correspond pas à la réalité profonde de la personne concernée. La posture est un message, comprenant des éléments discursifs et non-discursifs. Par essence elle n’est donc jamais acquise ou fixe, point sur lequel insiste Viala lorsqu’il dit qu’il s’agit « non pas d’une disposition permanente de la personne, mais d’une manière de comportement qui, en une même personne peut varier selon les situations. » Ce qui confirme mes premières inférences tirées des textes officiels : il n’existe pas une posture enseignante, mais une multitude de postures qui s’adaptent sans cesse à la situation. Néanmoins, au cœur de cette fluctuation se trouve la personnalité de l’enseignant comme nous le dit Daniel Peraya, professeur honoraire de l’Université de Genève et chercheur spécialisé dans la thématique des technologies de l’éducation :
Une posture professionnelle enseignante manifeste (physiquement ou symboliquement) un état mental façonné par les croyances de l’enseignant et orienté par ses intentions en matière d’enseignement et d’apprentissage. Ce à quoi il croit et ce qu’il a l’intention de faire donnent sens et justification à son acte d’enseignement. (2012 : 126) .
La posture serait donc la capacité de l’enseignant à s’adapter à la situation pédagogique tout en restant en adéquation avec ses principes. C’est ce que semble indiquer Bruno Devauchelle, chercheur et chargé de mission TICE à l’Université Catholique de Lyon, s’intéressant tout particulièrement à la question de l’introduction des TIC dans l’enseignement, qui part lui aussi de notre première définition de la posture construite sur celle de Viala, pour interroger dans l’un des chapitres de Éduquer avec le numérique (2016) : « La posture de l’enseignant face au numérique ». Il conserve cette idée de fluctuation permanente de la posture ancrée dans une situation d’enseignement donnée. Elle est faite de ruptures et de continuités, que l’on peut observer grâce à « un ensemble d’indicateurs qui permettent de mesurer l’adaptation de l’enseignant aux situations qu’il vit, qu’il rencontre. À partir d’un noyau constant, il va donc exercer des modifications posturales qui vont lui permettre de prendre en compte les évolutions plus ou moins prévues. » (2016 : 72) .
À l’origine de la construction d’une posture enseignante mouvante se trouve donc bien un « noyau constant », une visée didactique ferme et construite par la culture de l’enseignant qui s’organise autour de la volonté de faire apprendre, de faire construire des savoirs, de provoquer le conflit cognitif chez l’apprenant pour le guider vers une résolution possible dans le cadre de son scénario pédagogique.
Constructivisme et posture enseignante
C’est également le postulat de Dominique Bucheton, professeure honoraire des Universités en sciences du langage et de l’éducation, dans L’agir enseignant : Des gestes professionnels ajustés (2009). Si l’auteure ne fait pas mention d’une « posture » de l’enseignant dans son texte, celle-ci semble néanmoins incarnée dans sa recherche par les « gestes professionnels » (GP) qu’elle tente de modéliser et qui doivent, comme nous venons de le voir, s’adapter, « s’ajuster » en permanence pour permettre l’apprentissage des élèves :
Dès lors que l’on considère la construction des savoirs comme un processus dynamique, la question de l’ajustement dynamique des GP de l’enseignant devient centrale. Autrement dit, les ajustements du GP étayent, accompagnent, pilotent, créent les conditions, les situations didactiques pour les diverses micros-genèses du savoir visé. (2009 : 36) .
Au cœur de la posture enseignante se trouve toujours la visée didactique constructiviste, la situation d’apprentissage dans laquelle le professeur doit ajuster ses gestes professionnels ; c’est l’implémentation en classe du scénario pédagogique qu’il a imaginé pour permettre aux élèves de s’approprier de nouvelles connaissances et de mettre à l’épreuve ses compétences. Car comme nous le dit Philippe Perrenoud, professeur honoraire de l’Université de Genève s’étant tout particulièrement intéressé aux pratiques pédagogiques :
Le constructivisme bien compris a des implications didactiques majeures : nul ne peut mener l’activité de réorganisation du réseau de concepts et de représentations du monde à la place du sujet apprenant. Un enseignant ne peut que stimuler cette activité, lui donner du sens, l’étayer, la rendre plus rapide, plus sûre, moins décourageante. C’est le rôle de la pédagogie et des diverses didactiques des disciplines. (2003) .
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Table des matières
Introduction générale
1. Genèse de la recherche
1.1. Premiers pas dans le questionnement problématique
1.2. Premières hypothèses de travail
1.3. Présentation de la démarche de recherche
2. Cadre théorique
2.1. La posture de l’enseignant
2.1.1. Définition par les textes officiels : la posture de l’enseignant dans le contexte professionnel
2.1.2. La posture comme capacité d’adaptation
2.1.3. Constructivisme et posture enseignante
2.1.4. Conclusion partielle : posture et imposture
2.2. Les relations pédagogiques : le modèle du « triangle pédagogique »
2.2.1. Le « triangle pédagogique » de Houssaye
2.2.2. La médiation, posture pédagogique incontournable
2.2.3. L’enseignant, l’apprenant, les savoirs, et les autres ?
2.2.4. Conclusion partielle : d’une médiation humaine à une médiation technique
2.3. L’outil numérique dans la relation pédagogique
2.3.1. Conséquences de la médiation instrumentale
2.3.2. L’outil numérique intégré à la relation pédagogique
2.3.3. Conditions d’intégration des outils numériques dans la relation pédagogique: le scénario pédagogique
2.3.4. Conclusion partielle : avant l’instrument, la didactique
2.4. Pour une modélisation praxéologique des relations pédagogiques
2.4.1. Premier éclairage des hypothèses par le cadre théorique
2.4.2. Pour une re-modélisation de la posture enseignante
2.4.3. Le sablier de la relation pédagogique, analyse d’un modèle praxéologique
2.4.4. Conclusion partielle : la relation pédagogique, un jeu de médiations
3. Recueil de données
3.1. Explicitation de la démarche
3.1.1. Les modalités retenues
3.1.2. Biais et limites du recueil
3.1.3. Constitution et analyse du recueil
3.2. Les outils numériques en classe de langue-culture au lycée Chevrollier : quels usages ?
3.2.1. Présentation des activités en classe
3.2.2. Un outil du quotidien ?
3.2.3. Regards croisés : analyse
3.2.4. Conclusion partielle : l’intégration des outils numériques en classe de langue-culture et ses limites
3.3. Pratiques et perceptions : exploration systématique des hypothèses de recherche
3.3.1. La spécificité de l’outil numérique en classe de langue-culture
3.3.2. Le rôle de l’outil numérique dans l’autonomisation des élèves
3.3.3. Une posture vécue par l’enseignant
3.3.4. Conclusion partielle : une nouvelle posture pour l’enseignant dans le théâtre de l’enseignement-apprentissage
4. Intégration des outils numériques dans la pratique des enseignants : quels enjeux ?
4.1. Une posture complexe, produit d’une culture enseignante
4.2. Mise à l’épreuve du modèle du sablier
4.2.1. La réflexivité, de l’enseignant à l’élève
4.2.2. L’outil numérique comme nouvel accès à l’authentique
4.2.3. Pour une intégration du sablier dans la communauté apprenante
Conclusion
Bibliographie
Sitiographie
Annexes