Ernesto De Martino, entre subjectivité et histoire : plan de travail
Outre la distance géographique du contexte de travail, l’élément qui caractérise l’œuvre de l’ethnologue est sans aucun doute son intérêt pour les aspects les plus irréguliers du religieux : les pouvoirs magiques, la dépossession, les états de transe etc. Il se retrouve, ainsi, face à un champ d’expériences au bord desquelles la raison abandonne ses armes et prononce souvent sa condamnation. Chez De Martino ces phénomènes apparaissent d’autant plus scandaleux qu’ils se déploient, pour ainsi dire, chez l’ethnologue lui-même, à savoir dans l’Italie du Sud.
C’est précisément cet espace, historique et conceptuel, dominé par une crise d’intelligibilité que De Martino se propose de traverser : la tentative d’élaborer une logique rendant compte des phénomènes implicitement exclus du domaine de la rationalité – et, du point de vue de l’hégélianisme italien d’un Croce ou de ses disciples , de l’histoire – pousse l’auteur à reconnaître à la formation mythicorituelle un rôle privilégié à l’intérieur de l’histoire et du processus de subjectivation. Dans notre travail, il s’agira notamment de détecter les modalités à travers lesquelles notre auteur met la subjectivité en situation. Pour cela, il nous faudra pour ainsi dire survoler l’intégralité du corpus demartinien, afin d’identifier le mouvement de recouvrement du réel accompli par le concept de crise de la présence et le parcours durant lequel ce concept se révèle en mesure de proposer une nouvelle théorie de l’institution historique et culturelle. Nous assisterons à de multiples descriptions dramatiques : sur la scène, la présence se battra pour sa stabilisation émotionnelle et perceptive, cherchant à réintégrer une histoire dont elle a été exclue.
Dans le premier chapitre, nous chercherons à rendre compte, à la fois, du contexte philosophique et historique dans lequel notre auteur était immergé, afin de mettre en lumière les raisons de certains choix conceptuels et terminologiques, mais aussi les inquiétudes animant sa recherche. Ce qui se dégagera est la nécessité de repenser le rapport liant logique et histoire, notamment en ouvrant un espace d’intelligibilité et de légitimité à la dimension de l’expérience religieuse et de l’institution culturelle, réalités résumées par De Martino sous la formule de formations mythico rituelles. Comment et dans quelle mesure les formations mythico-rituelles peuvent-elles représenter des logiques pour comprendre le déploiement historique ? La réponse à ce questionnement se concrétisera dans la mise en action de la subjectivité, l’enjeu impliqué étant notamment celui de la temporalité. À une temporalité chronologique que De Martino considère comme aporétique, devra se substituer une temporalité vécue et, plus précisément, la temporalité vécue de la crise, attestée par l’enquête ethnologique et notamment par la grande étude sur le magicisme.
Si dans le développement du premier chapitre nous exposerons ces enjeux, en essayant de les éclaircir autant que possible à travers la confrontation avec les auteurs qui forment le panorama de philosophie et d’histoire des religions entourant De Martino, dans le deuxième chapitre nous nous consacrerons à rendre compte des enjeux plus proprement philosophiques de sa démarche.
À travers la mise en scène du drame de la présence, le lecteur assistera au déroulement du processus de stabilisation des frontières individuelles et à la scansion des étapes qui le constituent. Entre les deux pôles du moment de la crise et de celui du rachat, la subjectivité sera entra înée par une temporalité du risque, une de la réaction et, enfin, par la temporalité de sa réintégration dans l’histoire : à savoir la temporalité que l’institution de la formation mythico-rituelle sera capable, à chaque fois de manière différente, d’actualiser.
À chaque stabilisation, la présence regagne sa place dans l’histoire mais cette dernière subit, elle-même, les conséquences de la dramatique subjective : elle se retrouve rythmée par elles. L’histoire s’interrompt au moment des ruptures correspondant à chaque crise et elle reprend son cours au moment de la réintégration culturelle. Le sentiment du risque et l’effort de manipulation de la crise apparaissent comme les véritables moteurs d’un mouvement de « déshistoricisation » qui, à côté de la rupture historique, doit réussir aussi à expliquer l’émergence du nouveau, ou encore l’institution d’une « formation culturelle » ou « symbolique » inédite.
À chaque reprise, les catégories spatio-temporelles qui stabilisent la présence, en lui garantissant l’appréhension des contenus intérieurs et extérieurs, changent, constituant des réalités objectives différentes les unes des autres. Il nous faudra démontrer avec De Martino cette thèse importante, au travers notamment de la confrontation avec les philosophes qu’il a lui-même choisi comme interlocuteurs : il s’agit dans une première partie d’Heidegger, et dans la suivante de Kant. Par rapport à ces deux philosophes, De Martino choisira une démarche opposée et spéculaire à celle qui avait été la leur.
Logique et histoire
Le problème de l’émergence historique à la lumière de la crise de la présence
Comment logique et histoire commencent-elles à s’entrelacer dans la pensée de l’ethnologue napolitain, en trouvant comme point d’intersection la question du magicisme ? Pour quelle raison la crise devient-elle fondatrice non seulement de l’institution religieuse mais aussi d’une subjectivité située au bord du courant historique ? Comment, à cette même subjectivité, sera, en dernière analyse, confiée la remise en question du transcendantal kantien ?
En reprenant et déployant certains enjeux contenus dans la première production – théorique notamment – de De Martino, nous chercherons dans ce premier chapitre à répondre adéquatement aux deux premiers questionnements. Pour retrouver le fil rouge qui les lie au troisième, le lecteur devra attendre le deuxième chapitre. En complétant la pars destruens de ce premier chapitre avec la pars construens du deuxième, le lecteur pourra ainsi suivre les différentes étapes d’élaboration du concept de crise de la présence – d’abord, empirique, ensuite, phénoménologique et, enfin, conceptuelle – en tant que dispositif théorique capable de rendre compte, premièrement, du processus de subjectivation et, deuxièmement, de la genèse du religieux et du mode de déploiement de l’histoire.
Ou mieux, la théorisation d’un transcendantal de la vulnérabilité ouvrira à la philosophie la voie d’une nouvelle épaisseur créative de l’histoire, à laquelle De Martino donne le nom de metastoria, la méta-histoire, liant indissolublement la stabilisation subjective à la création rituelle et, en un sens plus large, à la création symbolique.
La position du problème de l’émergence : épistémologie et philosophie de l’histoire
Il sera question maintenant de déterminer la posture méthodologique de l’auteur par les biais, d’une part, de sa critique de la sociologie française des religions, et notamment de Lévy-Bruhl, de l’autre,de son rattachement au courant historiciste italien. Cette mise en contexte a pour seule finalité d’examiner les termes dans lesquels la logique primitive, la mentalité religieuse, et, à partir de ces dernières, l’émergence d’une différence rationnelle étaient conçues à l’époque par l’auteur. Nous espérons ainsi fournir au lecteur un angle de vue le plus fidèle possible à la naissance des inquiétudes théoriques chez De Martino, quant à la genèse du concept de crise en tant que drame religieux de la présence.
La critique à Lévy-Bruhl : les apories naturalistes de la chronologie
Dans Naturalismo e storicismo nell’etnologia , le chapitre le plus cohérent du point de vue de l’argumentation est, sans doute, Saggio critico sul prelogismo di Lévy-Bruhl [essai critique sur le prélogisme de Lévy-Bruhl] qui fait partie de la pars destruens de l’ouvrage-manifeste du jeune De Martino. L’auteur commence ici par louer l’effort que fait Lucien Lévy-Bruhl pour pousser sa conception de la pensée primitive au-delà des aboutissements intellectualistes de l’école anthropologique anglaise, de l’animisme de Tylor ou de la magie conçue comme « faute » de Frazer – le même Frazer auteur de l’important Rameau d’ordont les thèses et la posture avaient été soumis à l’âpre critique de Wittgenstein. Ainsi,l’acquis fondamental de la Mentalité primitive serait d’avoir nié avec force le caractère illogique de cette dernière. Autrement dit, le pré-logique représenterait une alternative conceptuelle ne correspondant donc pas à la simple absence de logique mais à une forme de logique suigeneris.
Le principe qui guide le prélogique et le distingue du logique est la loi de la « participation », s’opposant aux principes d’identité et de non-contradiction, caractéristiques de l’âge adulte de la pensée. Le principe de la participation s’applique toujours, dans les mondes primitifs, à l’échelle de la collectivité, au travers de l’unification des représentations les plus variées (de l’espace et du temps, de la causalité, de la quantité jusqu’à la personne) de sorte que, par exemple, si un indigène est arraché de son espace physique d’appartenance, il se sent exproprié de l’intérieur de son propre espace vital et il se laisse mourir.
Ou encore, la fraternité entre les membres de la communauté est ressentie à un niveau pour ainsi dire physiologique de telle façon que le responsable d’un assassinat peut expérimenter sa propre action sous la forme d’une suicide. On reviendra plus tard sur ce diagnostique de Lévy-Bruhl, pour constater les ressemblances avec d’autres diagnostiques demartiniens et en pointer, s’il y a lieu, les différences.
Ethnologie et historicisme : la position théorique du problème
Les outils conceptuels à disposition de De Martino et de sa propre conjoncture historique sont ceux de la dialectique crocienne. À ce propos, la nécessité d’une conciliation s’impose à notre auteur, une conciliation d’autant plus improbable qu’elle est appelée à harmoniser deux tendances à première vue opposées et également centrales dans sa pensée. La première de ces tendances est de postuler que la religion est une structure positive de la réalité. Depuis ses écrits de jeunesse, De Martino nous semble en effet prendre sérieusement en compte toutes les limites de la position de Croce, selon laquelle la religion ne correspondrait qu’à un processus et phénoménologique et historique de passage dont le sens résiderait toujours dans la résolution dans un autre élément, celui rationnel. De plus, De Martino a choisi d’embrasser philosophiquement, et avec ardeur, l’apparat catégoriel de l’historicisme et, cela y est en lien, la conviction que l’histoire correspond plutôt à une logique de la réalité qu’à une simple succession des faits. En rentrant dans la machine spéculative de l’historicisme italien, ce qui pose effectivement problème à De Martino, comme le souligne finement Gennaro Sasso, est la théorie du pseudo-concept que Croce a élaborée et appliquée à toutes formes de connaissance qui, d’après sa redéfinition, préparent – sans pour autant parvenir à la réaliser – l’apparition de la raison, dont notamment le mythe.
Le mythe, la forme discursive et, pour cela, plus « digne » de la religion ne dépasse en aucun cas le stade de l’« intuition aveugle du concept ».
Par sa propre constitution métaphorique, le mythe ne parvient pas à instaurer, entre concept et intuition, un rapport de synthèse, en limitant ces deux termes dans un rapport d’« analyse », c’est-à-dire dans une relation de simple juxtaposition qui garde, entre les deux éléments, une insaturable scission. Scission structurelle qui ne permet pas, à son tour, l’élévation du mythe au degré de forme historique, jusqu’au moment de son dépassement dans une catégorie de la rationalité.
Bien au contraire, chez De Martino, la scission représentée par le mythe sera destinée à être comprise comme une forme en soi, à savoir comme une forme de réalité positive et pour cela philosophiquement concevable. De surcroit, dans les intentions de De Martino l’exploration rationnelle de cette nouvelle strate de réalité serait censée produire un élargissement de la réalité perçue et comprise par l’ « auto-conscience occidentale » et, encore, des frontières de son histoire.
Ce dernier propos, contre toute attente de l’auteur, est fortement critiqué par Croce qui y entrevoit plutôt l’affirmation d’une réalité et d’une histoire alternatives à celles de la ratio. Cette critique se transforme de suite en une double condamnation. D’une part, l’historicisme italien croit reconnaître dans la prise en compte demartinienne de la mentalité primitive une forme d’absolutisation de cette dernière et, par conséquent, un penchant évident pour l’irrationalisme. De l’autre, la légitimation théorique du monde magique, superstitieux ou religieux, qui amène De Martino à considérer toutes ces manifestations comme des formes à étudier avec attention, ne trouve d’autre justification, aux yeux des crociens, que dans la priorité chronologique de ces phénomènes et, par conséquent, dans une opération naïve et erronée de chronologisation des catégories.
Le drame magique : l’émergence du dispositif de la crise
Remarques autour de la subjectivation et de l’histoire
Si la tâche que De Martino assigne à l’ethnologie réformée est, comme nous l’avons mis en exergue, celle de l’élargissement de l’auto-conscience historiographique, le premier pas théorique qu’il essaye de franchir concerne précisément la définition des modalités à travers lesquelles l’unité de cette autoconscience se façonne. L’élargissement se réalise d’abord au travers d’une posture réflexive qui prend pour objet la puissance qui rend possible toute forme d’objectivité. Nous chercherons, dans la suite de ce premier chapitre et du deuxième, à fournir au lecteur tous les moyens pour comprendre ledéveloppement de cette problématique : notamment son inscription, d’abord, à l’intérieur d’une enquête qui participe de façon amphibie à l’ethnologie, tout comme à l’histoire des religions, et qui approfondit, ensuite, les outils conceptuels qu’elle même s’est donné dans ce premier temps, au travers de prolongements indiscutablement philosophiques.
Le problème de l’émergence se spécifiera ici à l’intérieur de ce qu’Adorno a nommé Urgeschichte der subjektivität, à savoir la préhistoire – ou, selon l’autre acception retenue par la postérité, l’histoire originaire – de la subjectivité : une préhistoire où ce ne sont pas des faits donnés et accomplis qui se succèdent mais des figures de la médiation prêtes à habiter tout moment historique, dont, comme le démontrera notamment notre troisième chapitre, la contemporanéité. La figure centrale est sans doute celle de la crise de la présence – formulation qui, au moins dans la péninsule, est immédiatement associée à De Martino et à ses recherches.
Ainsi, la théorisation de la crise de la présence et les aboutissements problématiques dont elle est à l’origine représentent les produits d’une enquête qui a pour but d’historiciser l’unité de l’autoconscience, aussi bien que le moi, en tant que premier point d’éclairage capable de former une perspective sur l’histoire. Historiciser le noyau créateur des catégories revient alors, d’une part, à l’objectiver – de la même manière qu’il objective tout autre phénomène, extérieur ainsi qu’intérieur -, et de l’autre, à trancher avec une conception de l’histoire, établie à son tour par l’ancrage à un point de vue unique et, en vertu précisément de sa nature non objectivable, immunisé contre le risque du changement.
L’exposition de la crise de la présence et ses enjeux dévoilent bien, nous semble-t-il, l’inconsistance des positions philosophiques qui trouvent les raisons de leur regard totalisant sur l’histoire – et, par conséquent, la justification de leur caractère supra-historique – dans un point d’appui atemporel qui serait à l’origine d’une conciliation forcée de tout événement avec leur foyer subjectif.
Aux sources du conditionnement culturel : “Il dramma storico del mondo magico”
Le postulat historiciste sur lequel De Martino choisit de bâtir son ethnologie est celui d’une nature culturellement conditionnée, où le conditionnement n’est pas exclusivement lié à la mise en place dans l’histoire des catégories rationnelles. Ce point de départ se dégage comme ce qui doit être pensé par la discipline ethnologique, car il se présente à la raison sous des formes qui diffèrent selon chaque enquête, tout en ayant en commun le caractère de l’inquiétante étrangeté, et de surcroît, celui du véritable scandale : ce scandale affecte la raison, en la contraignant à lui chercher et à lui assigner une forme définissable de compréhension. Nous ne sommes pas en train de décrire un processus abstrait, au contraire, il s’agit d’une véritable rencontre qui, d’abord, indigne et laisse sans repères, mais qui ensuite demande d’être prise au sérieux. La citation de Hamlet qui ouvre Le monde magique exprime bien l’intuition que la non-raison a de la raison : « There are more things in heaven and earth, Horatio, than are dreamt of in your philosophy ». La raison, d’après De Martino, a l’obligation de réussir, à sa manière, à reformuler l’excès que la rencontre – et notamment celle ethnologique -avec l’expérience représente pour elle. Dans le cas du premier livre de De Martino, il s’agit de la rencontre de l’historien des religions avec le phénomène de la magie, ou si l’on veut utiliser sa terminologie, le renvoi de la nature culturellement conditionnée à la condition culturelle dont elle surgit, à savoir le monde historique de la magie. L’embarras éprouvé par la raison des modernes face au questionnement portant sur la réalité des pouvoirs magiques est donc un signe, un symptôme qui ne doit pas être refoulé, mais qui au contraire doit être suivi et approfondi.
De l’abdication à la crise, de la persona à la présence
L’enquête ethnologique met en lumière un phénomène de perte de l’unité de la personne qui représente le moment culminant de la crisede l’individu. Décrypter cette affirmation demartinienne revient, d’une part, à peser chaque mot choisi à travers l’éclaircissement de son contexte d’origine, de l’autre, à pointer la focale sur la portion de réalité que ce même mot est censé capter. Nous nous situons donc dans une zone, pour ainsi dire, de tension disciplinaire – qui est d’ailleurs, comme nous l’avons souligné, le lieu théorique le plus propre à notre auteur – où l’élaboration originale d’une notion théorique apparaît tout d’abord comme fonctionnelle à une autre tâche : elle est toujours la conditio sine qua non de l’introduction d’une nouveauté dans l’herméneutique d’une structure symbolique irrationnelle circonscrite, ici le magicisme. Ce n’est qu’en respectant et, par conséquent, en retraçant le réseau des exigences ponctuelles qui ont stimulé la pensée demartinienne dans l’élaboration de ce concept que nous pourrons ensuite en mesurer les articulations et les implications véritablement philosophiques.
En se mettant sur les traces de l’emploi du terme person a, nous retrouvons un parcours théorique complexe qui commence par Cassirer et son intéressante relecture, à la lumière d’une « phénoménologie de la conscience mythique », de l’anthropologie kantienne, pour passer ensuite à la prise en compte demartinienne de l’acception latine du terme ; acception que, en 1938, Mauss avait déjà mise au centre de son article « Une catégorie de l’esprit humain : la notion de personne, celle de moi ».
L’équilibre entre les deux pôles définit une institution socialement, puis historiquement significative qui s’impose comme le garant de la stabilisation : dans Le monde magique, notamment, nous avons affaire à l’institut magique du chamanisme. Les médecins du monde magique , De Martino les nomme « les seigneurs de la limite », ce sont les chamans : ils sont capables de saisir le kairos, à savoir l’instant d’acmé de la crise, et d’établir, par le biais d’une compétence spécifique, un équilibre nouveau. Ainsi faisant, le chaman opère, d’abord, la conversion du drame singulier en drame collectif et, ensuite, la résolution collective de ce drame dans une série redondante de pratiques et de mythes dont la répétition guérit chaque individu faisant partie de la collectivité. Cette dernière se définit précisément à partir de l’efficacité de l’institution mythico-rituelle.
Si, à première vue, des techniques comme les états de transe nous semblent correspondre à une atténuation de la réceptivité de la conscience, ils reflètent au contraire une action efficace pour se placer au cœur de la limitation et s’en rendre maître, arrêtant, ainsi, la dissolution.
Articulations existentiales : méditations autour de la présence et du Dasein
Les enjeux impliqués concernent une mise en situation de la présence en crise : premièrement, le champ d’action de cette puissance subjective, deuxièmement, le mode de fonctionnement du processus qu’elle parvient à entraîner, troisièmement, enfin, la nature de l’obstacle, du traumatisme qu’elle doit dépasser pour être conduite dans la dynamique constitutive.L’itinéraire que nous nous proposons de parcourir prévoit d’abord une confrontation étroite entre la présence demartinienne et la première philosophie heideggerienne. Cela dit, ce qui s’imposera à première vue sera l’impossibilité, chez De Martino, d’isoler l’analyse « existentiale » ayant pour objet le Dasein du niveau empirique de « l’étant » et de celui supra-individuel de l’état interprétatif public.
La dislocation ontique opérée par la présence demartinienne : le rachat du social.
La confrontation avec la pensée heideggerienne s’impose à partir d’une reprise terminologique assez éclatante. Dans Fondamenti di una teoria del sacro [Fondements d’une théorie du sacrée], De Martino nous fournit un lexique très utile à la compréhension de sa terminologie philosophique et notamment de ses néologismes : au moment de définir le terme presenza, il met dès la première ligne entre parenthèses « Dasein, esserci ».
Dans le chapitre central du Monde magique aussi, le terme de presenza et celui d’essercis’alternent et se chevauchent – avec, il nous faut le signaler, une primauté quantitative du terme de presenza. L’Esserci est le néologisme que Pietro Chiodi, le premier traducteur italien de Heidegger, a formulé pour traduire le terme pivot de Dasein, l’être-là, ou tout simplement, l’homme. Le terme de présence semble faire plutôt référence à la chose présente, au simple étant qui se tient ici, écarté de l’analyse de Sein und Zeit au profit justement de l’être-là. Nous retrouvons cette présence, chez Heidegger, moins dans la traduction française de « l’être-subsistant d’une chose corporelle (le corps humain) qui se trouve « dans » un étant subsistant » que dans celle lue par De Martino en italien de “l’essersemplicemente-presentedi una cosa corporea”.
La présence est donc l’être simplement subsistant d’Heidegger. Or, la thèse de Placido et Maria Cherchi est que cette oscillation lexicale de l’être-là au simple étant subsistant trouve sa justification dans un ordre de raisons proprement spéculatif, dont elle serait donc révélatrice.
Le choix du terme serait alors fonctionnel notamment au procédé que dans le titre de ce paragraphe nous avons appelé le déplacement ontique du cadre des spéculations heideggeriennes, expression formulée par Cherchi qu’il s’agit maintenant d’éclaircir.
Mouvement ascendant et descendant : l’inversion de signe de l’analytique demartinienne
Ce qui apparaît avec évidence de la juxtaposition du Dasein à la presenza est que tout ce dont le premier doit s’isoler, à savoir le commerce factice avec le monde et la trivialisation des contenus existantiales qu’il implique, représente au contraire pour la presenza l’horizon précaire dont elle doit, à tout prix, s’efforcer d’empêcher l’écroulement. Autrement dit, le terme de la chute du Dasein n’est pour la presenza rien d’autre que le télos de sa dramatique.
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Table des matières
Résumé et mots-clés
Remerciements
Introduction
a) Troiséclaircissements terminologiques
b) La première réception en France
c) Ernesto De Martino, entre subjectivité et histoire : plan de travail
Premier chapitre : Logique et histoire
I.1. La position du problème de l’émergence : épistémologie et philosophie de l’histoire
I.1.1. La critique à Lévy-Bruhl : les apories naturalistes de la chronologie
I.1.2. Ethnologie et historicisme : la position théorique du problème
I.1.3. Stupeur et conception de l’histoire : la posture de De Martino
I.2. Le drame magique : l’émergence du dispositif de la crise
1.2.1. Aux sources du conditionnement culturel : “Il dramma storico del mondo magico”
I.2.2. De l’abdication à la crise, de la persona à la présence
a) Fragments mythiques et artifice institutionnel
b) La consistance des fragments
c) La crise au singulier
I.3. La crise entre individu et histoire
Deuxième chapitre : Pour un transcendantal historique de la vulnérabilité
II.1 Articulations existentiales
II.1.1. La dislocation ontique opérée par la présence demartinienne
II.1.2. Mouvement ascendant et descendant
II.1.3. Les horizons de la présence
a) La koinonìa et l’angoisse centrifuge, la polarisation et le risque centripète
b) L’au-delà de la présence
II.2. Les articulations conceptuelles de la présence
II.2.1. Les conditions de possibilité de la vulnérabilité
II.2.2. Du centre synthétique à l’énergie synthétique : Freud
II.2.3.D’une totalité s’auto-différenciant : Hegel
II.3. Le transcendantal, entre histoire et méta-histoire
II.3.1. L’Ethos del trascendimento
II.3.2. Déshistoricisation et méta-histoire
Troisième chapitre : La mise en scène de la rupture
a) L’engagement et ses effets sur l’application du dispositif théorique
b) L’application du dispositif théorique : les raisons de la division du chapitre
III.1.1. Objectiver la condition de dépendance
a) Le régime d’existence et le poids des conditions matérielles
b) La résolution symbolique de la crise
c) Le rite et l’institution de la temporalité mythique
III.1.2. Compliquer les partages historiques de la modernité
a) Syncrétisme magico-religieux et polémique confessionnelle
b) Les lumières et l’ombre de la jettatura
c) Les récits anhistoriques, entre épique et dramatique
III.2. Objectiver la fin de toute synthèse
III.2.1. Entre symptôme, rituel et idéologie
III.2.2. Le dernier diagnostique
Bibliographie
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