Qui sème la discorde récolte l’étiolement d’un mouvement
A Paris, la diversité des positions va progressivement se cristalliser entrainant une désunion de ce qui devait être le Mouvement de toutes les femmes. Au milieu de la décennie 1970, « le Mouvement a perdu sa dynamique. La richesse des contradictions a laissé place aux oppositions stériles. Les principes créatifs sont devenus des dogmes98 ». Au sein du groupe se pose la question d’une « hiérarchie implicite des valeurs99 ». « Les femmes mariées sentent peser sur elles une réprobation muette qui les amène à taire leurs contradictions en face d’un ‘mouvement sur-moi’100 ». Le conflit avec la tendance Psychépo contribue à l’étiolement du mouvement, malgré quelques sursauts, notamment lors d’un nouveau souffle dans la lutte contre le viol en 1975101.
Les tentatives de pérennisation du mouvement
Certaines perçoivent la perte de vitesse dans laquelle se trouve le Mouvement et se lancent dans la création d’associations qui oeuvrent concrètement pour les femmes. Le 8 mars 1974 la Ligue du droit des femmes est créée, présidée par Simone de Beauvoir. Sans pour autant revenir sur leurs principes, ni cautionner les mesures gouvernementales en faveur de la « condition féminine », elles acceptent une structuration permettant de se maintenir dans l’espace public et d’oeuvrer pour des évolutions législatives. Autre initiative, le Groupe de liaison et d’information femmes enfants (GLIFE) ouvre un centre d’accueil en janvier 1975 dans le quartier des Halles à Paris. Il rassemble plusieurs groupes de femmes, de la Ligue du droit des femmes à des groupes femmes d’entreprise. « Le GLIFE est ouvert à toutes les femmes qui ont « envie de lutter pour changer leur condition’102 ». Des ateliers, projections, permanences sociales et juridiques y sont tenues. C’est notamment à travers ce lieu que va émerger une réflexion autour des femmes battues et la création d’un premier centre en région parisienne en 1978. La tendance Psychépo se concentre sur l’édition et la publication d’oeuvres permettant de mettre en avant la créativité féminine. Le reste du Mouvement poursuit sa pensée et ses actions de manière éclatée. « Les idées féministes se répandent dans la société, s’y dissolvent et les contours du mouvement s’estompent103 ». Les formes du mouvement évoluent vers une élaboration de la pensée (milieu universitaire et éditorial) ou sur des actions ponctuelles ou concrètes (comité de soutien, ouverture de centre d’accueil pour femmes victimes de violences).
Les facteurs de l’éphémèrité du Mouvement
Le Mouvement se voulait être le mouvement de toutes les femmes. L’effectivité de ce projet a été mis à mal par une difficile ouverture vers d’autres groupes de femmes. « Il traçait une ligne de démarcation très ferme, rejetant toutes celles qui n’avaient pas fait les mêmes choix : femmes inféodées aux organisations gauchistes, associations revendiquant l’amélioration de la « condition féminine » sans remettre en cause le ‘système’, ou se dévouant pour un objectif limité104 ». Le rejet des autres manières de penser empêche une ouverture permettant de toucher directement un grand nombre de femmes. La radicalité de la pensée des groupes féministes radicaux réussit difficilement à rallier un nombre important de femmes.
De plus, la volonté du MLF d’être un Mouvement et non une organisation a contribué à son éphémérité. Les groupes féministes radicaux ont négligé la mise en place d’organisations et de réseaux, de lieux de femmes en se concentrant uniquement sur l’analyse de l’oppression des femmes à l’aide d’un seul concept105. Ce n’est que sur la fin des années 1970, que certaines d’entre elles se sont impliquées dans la construction de projets et associations, phénomène qui s’entérinera à l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981, mais nous y reviendrons plus tard.
La non-structuration du Mouvement, l’hétérogénéité des positions, l’ont entrainé vers des conflits qui ont mis à mal sa pérennité sous sa forme initiale. Pour autant, l’aura des revendications portées a réussi à les diffuser de manière plus ou moins directe dans la société. Les relations entre les deux groupes militants.
Nous l’avons vu dans les précédentes parties, deux groupes importants cohabitent. D’un côté, les féministes de la deuxième vague, mouvement radical, issues des groupes de gauche et d’extrême gauche souhaitent « abolir la condition féminine ». De l’autre, les associations féminines se positionnent dans des actions concrètes auprès des femmes et jouent la carte du réformisme. Même si au premier regard, les relations semblent absentes, il est intéressant de se questionner sur les liens existants ou sur les raisons de l’absence de liens. Nous allons nous intéresser à deux concepts qui nous serviront en partie de grille d’analyse au cours de cette étude : celui de la diffusion par capillarité des idées féministes, et celui d’espace de la cause des femmes.
Dans les années 1970, les mouvements féminins sont influencés de manière plus ou moins direct par le radicalisme du féminisme de la deuxième vague. Sylvie Chaperon note une « rupture au sein des mouvements féminins entre l’avant et l’après Mai106». Mais cette influence n’est pas nécessairement assumée ni conscientisée. Les militantes du Mouvement de libération des femmes refusent quant à elles de s’inscrire dans un héritage des luttes pour les droits des femmes préexistantes. « Ce radicalisme révolutionnaire et la forte coloration soixante-huitarde expliquent les rapports houleux entre les nouvelles militantes et les anciennes associations. Les premières ignorent les secondes qui les caricaturent volontiers. Mais nombreuses sont aussi les anciennes à venir grossir les rangs du MLF. La rupture entre les anciennes associations et les nouvelles militantes gauchistes est loin d’être totale, il est d’ailleurs regrettable que les études existantes sur le MLF aient trop tendance à l’isoler de cet arrière fond, avec lequel il nourrit des liens conflictuels mais réels107 ». Les relations entre ces deux groupes oscillent entre indifférence et remise en cause de leurs positions respectives. Pour les unes, les autres sont considérées comme trop radicales, hostiles aux hommes. A l’inverse, les autres considèrent que les unes jouent le jeu de la société patriarcale.
Pourtant, l’opposition de ces deux groupes n’est pas systématique, certaines stratégies et positions peuvent être similaires. Comme nous l’avons vu dans les précédentes sous-parties, les militantes féministes du groupe Psychépo ont des positions sur la nature féminine pouvant se rapprocher de celles portées par des associations féminines revendiquant une complémentarité des rôles dans l’égalité. Les associations féminines, sans forcément reprendre à leur compte l’analyse du rapport de domination de la société patriarcale, recherchent une évolution des droits des femmes vers une égalité dans le travail, la famille, etc…. Les différences fondamentales reposent sur les conceptions, les modes d’actions et les stratégies employées. Les féministes de la deuxième vague interpellent la société par des actions spectaculaires. Elles souhaitent abolir la « condition féminine » en refusant toute compromission avec le pouvoir politique en place qui est perçu comme faisant partie intégrante de la société patriarcale qui opprime les femmes. Les associations féminines sont bien plus réformistes. Leurs actions portent à la fois sur le quotidien des femmes, et sur une amélioration de leur droits en agissant auprès des instances politiques. Est-ce la caractéristique de se revendiquer féministe qui fait la différence ? Il apparaît dans l’ouvrage de Sylvie Chaperon108 déjà cité que des associations féministes issues des mouvements de la première vague existent toujours, surtout sur la scène parisienne. Pour autant, le pont entre féministes de la première et la deuxième vague a du mal à être franchi. Chez les féministes de cette dernière, toutes ne se définissent pas comme féministes au moment de leur action. Dans l’ouvrage collectif sur les féministes de la deuxième vague dirigé par Christine Bard, celle-ci pointe la difficulté de définir, délimiter et attribuer ce terme : « définir le féminisme et le périodiser ne sont pas des actes anodins et peuvent toujours être contestés. Beaucoup de féministes ici évoquées ne se connaissent pas. Certaines se connaissent mais nient la qualité féministe de l’autre. Certaines refusent l’étiquette féministe110 ». Bien que les actions menées puissent laisser à penser que telle action est féministe, le rapport à cette identité n’est pas toujours aisé. L’étude des luttes sociales de l’usine Chantelle dans les années 1970 montre que les idées féministes sont rejetées par les ouvrières. « La diversité interne du féminisme disparaît […] derrière une perception unifiée du féminisme par les ouvrières comme un seul et même mouvement ». Les positions féministes sont le plus souvent perçues comme trop radicales, bourgeoises, hostiles aux hommes, et assimilées à la non-mixité obligatoire112. Cette non-mixité que l’on peut retrouver dans certaines usines comme Chantelle, « ne favorise pas la prise de conscience de la domination de genre». A la manière des associations féminines, le fait d’avoir l’habitude d’être entre femmes, de partager, d’échanger, ne permet pas la confrontation au rapport de domination qui existe dans les groupes militants mixtes, phénomène qui est à l’origine de la non-mixité des groupes féministes radicales. Pour autant, « P. Aronson montre cependant que le refus de s’autodésigner comme féministe est principalement une réaction face à une définition du terme façonnée par les discours antiféministes, et non nécessairement un rejet des idées féministes ». De plus, « l’idée d’autonomie des femmes portées par les mouvements féministes de l’époque agit comme une ressource invisible mais réelle pour l’autonomisation des femmes1».
Le concept d’espace de la cause des femmes
La sociologue Laure Bereni a élaboré le concept d’espace de la cause des femmes dans sa thèse de sciences politiques sur les mobilisations pour la parité en France. Ce concept permet d’englober la diversité des acteurs et actrices agissant pour cette cause et d’analyser les relations au sein de ce groupe. Contrairement au féminisme que l’on peine parfois à délimiter, l’espace de la La diffusion par capillarité
Nous avons rencontré ce concept à travers l’étude de Catherine Achin et Delphine Naudier dans une enquête sur des présentatrices de Tupperware®120. Ces deux chercheuses ont choisi de s’intéresser aux féminismes des années 1970 en se décentrant de l’analyse d’évènements parisiens vers la province, et en interrogeant des femmes « ordinaires » ayant mis en pratique les théories féministes. Elles ont mené une enquête d’histoire orale à Auxerre auprès de femmes militantes ou non, ayant participé à des groupes de femmes. Elles se sont interrogées sur les conditions de la diffusion par capillarité des idées féministes dans le monde social en interrogeant les liens entre mai 68 et le processus de conscientisation, les productions théoriques, et les subversions en pratique. Les animatrices Tupperware® présentent des « modèles de femmes émancipées accessibles et acceptables121 ». Les rencontres de réunions « remplissent alors une fonction sociale d’échange et d’entraide entre femmes122 ». Des groupes de femmes sont nés des réunions Tupperware®. Des femmes ordinaires, non-militantes, y ont trouvé un espace de confiance pour échanger sur leurs expériences et ont fait émerger une pensée collective sur les conditions de la vie conjugale. Le contexte de luttes féministes diffusées par les médias permettait une toile de fond favorable à l’appropriation pour ces femmes des idées d’émancipation. À Auxerre également, les femmes des groupes femmes ou du MFPF, militantes par ailleurs dans des groupes d’extrême gauche ont, de leur côté, fait émerger collectivement une pensée féministe plus radicale. Pourtant, elles considéraient elles aussi les militantes du MLF parisiens loin de leur position au motif qu’elles étaient anti-homme contrairement à elles123. On assiste donc à une « diffusion par capillarité124 » des idées féministes dans différentes sphères de la société, aussi bien au niveau des organisations politiques, que dans des groupes sociaux aussi variés que le monde associatif, politique ou syndical. « Ces processus de diffusion s’appuient sur différents supports (collectifs, textes, produits culturels, médias, politiques publiques, etc.) et supposent des opérations d’ajustement des idées féministes au nouvel espace social». « Les mouvements féministes instaurent une rupture obligeant les centrales syndicales à se placer sur leur terrain », celui des revendications pour les femmes. Nous pouvons dire également qu’ils ont poussé les mouvements féminins et politiques à prendre position sur ces questions mises au centre du débat public et à aller même au-delà des questions les plus médiatisées. Ils se sont emparés de certaines idées, presque inconsciemment et parfois de manière opportuniste pour le milieu politique. Pour autant, ils ne reprennent pas l’ensemble des conceptions et analyses de l’inégalité entre les hommes et les femmes portés par le mouvement féministe. « Le MLF, groupe marginal, a donné l’impulsion, développé des thèses radicales, exprimé des exigences fondamentales, refusant tout compromis. A sa suite s’est développé un mouvement beaucoup plus vaste, plus diffus. Les questions soulevées ont été prises en considération, des bribes d’analyses féministes amenées à la conscience sociale. Progressivement, l’image que les femmes se faisaient d’elles-mêmes, la façon dont elles étaient considérées, se sont transformées». L’impact des idées, et la diffusion par capillarité n’est pas en sens unique. Les militantes du MLF s’interrogent sur les risques d’édulcoration de leurs revendications et analyses. Les idées féministes se répandent dans la société et les contours du mouvement s’estompent à la fin des années 1970. L’écriture prend souvent le relais du militantisme et devient un débouché professionnel (journalisme, éditions, création audiovisuelle, responsables sociales ou associatives)128. Vulgarisé, aseptisé, édulcoré, le féminisme ne fait plus peur, c’est un produit promotionnel qui se vend bien. Il est récupéré et nourrit le réformisme. Mais la récupération n’est-elle pas inhérente à tout processus de diffusion ?
Chacun son rôle
A travers ces concepts d’espace de la cause des femmes et de diffusion par capillarité, nous pouvons poser l’idée que plusieurs rôles complémentaires sont remplis par les différentes formes des groupes existants. La radicalité des féministes de la deuxième vague a permis de penser le rapport de domination à différentes échelles de la société (micro et macro). Des groupes et associations se sont organisés pour penser et construire des lieux répondant aux besoins de certaines femmes, que ce soit des lieux pour l’accueil de femmes victimes de violences, ou des lieux d’information. Certaines ont davantage agi pour faire évoluer la législation qui en une trentaine d’années s’est considérablement transformée. D’autres enfin ont poursuivi leur action dans le domaine de la recherche universitaire ou le milieu de l’édition. Les différents pôles de l’espace de la cause des femmes permettent d’agir à plusieurs niveaux (législatifs, revendicatifs, actions de terrain), mais aussi avec une audience variée (en fonction du milieu social et idéologique auquel appartient le groupe en question) permettant de faire émerger le principe de l’émancipation des femmes à de nombreuses strates de la société. L’action et l’audience des associations féminines catholiques par exemple ont permis progressivement de faire émerger une conscience politique, des capacités pour les femmes d’intervenir au sein de la société à une échelle qui leur semblait acceptable. De plus, les femmes adhérentes ou destinataires des actions de ces associations, sont à leur tour impactées par des idées d’émancipation, par l’image de femmes prenant des responsabilités et prenant des positions politiques. L’impact direct des revendications du MLF parisien sur une mère de famille dans une petite ville semble peu probable, en revanche l’écho d’une association féminine catholique peut transmettre un discours « acceptable » selon leurs valeurs qui peut être source d’une certaine émancipation.
La politique du Président Giscard en faveur des femmes et l’accélération de lois sur l’égalité
Valéry Giscard d’Estaing est élu président de la République en 1974. C’est un libéral, il se dit modernisateur et à l’écoute de la société. Son septennat (27 mai 1974-21 mai 1981) est empreint d’une « volonté de modernité » et de changement à la croisée de « quatre courants idéologiques : le libéralisme, la tradition démocratique de gauche, le volontarisme étatique, le réalisme pragmatique ». C’est dans le sillage de ces deux derniers que s’inscrit la volonté de réforme concernant la « condition féminine ». « La volonté de changement exprimée par le Président ne s’inscrit pas dans une logique révolutionnaire mais, au contraire, dans un projet réformateur qui cherche à canaliser la volonté de rupture qui s’exprime alors dans la vie politique, sociale et culturelle ». Les deux premières années seront marquées par une boulimie de réformes qui s’infléchira par un retour aux idées libérales et conservatrices « rompant avec le modèle social égalitaire, dominant en France depuis la Libération137 ». Valéry Giscard d’Estaing se présente comme le défenseur de la condition féminine, employant une rhétorique forte. Lors du discours d’introduction des journées internationales de la femme à Paris en mars 1975 il débute par : « Au commencement était l’esclavage. Et la première esclave fut la femme138 ». Il déclare également « La promotion des femmes n’est pas seulement souhaitable, elle est inéluctable139 ». Il y annonce ce qu’il faut changer : le contrôle de la natalité ; rendre compatible vie professionnelle et familiale ; permettre l’accès aux métiers et aux responsabilités ; il souhaite une transformation culturelle. Pour cela, il propose que le gouvernent agisse pour faire disparaître les discriminations (éducation, profession, politique) et construire un système de protections sociales adapté (permettre le libre choix entre le travail et s’occuper de ses enfants, de rendre compatible la vie professionnelle et familiale et la reconnaissance de l’autonomie sociale et juridique des femmes)140. Toutefois, « les réformes symboliques sont des déclarations politiques qui ne sont suivies d’aucune action administrative et d’aucun effet ». De plus, on remarque peu d’impact pour la place des femmes en politique : « L’inertie est trop forte, les réformes trop peu structurelles pour qu’en sept ans la situation évolue favorablement ». Pendant les années Giscard, la progression des femmes en politique, est minime. Monique Pelletier, Ministre déléguée à la condition féminine de septembre 1978 à mars 1981 s’exprime ainsi : « les femmes ministres avant 1981 ont été un alibi». Lui-même exprime son avis à ce propos sur France inter en février 1975 : « les femmes n’ont pas le goût pour ce que les hommes appellent la politique, qui est un mélange de discussions théoriques et d’affaires personnelles ». Pour autant, neuf femmes accèdent à des postes ministériels. Le pourcentage de la présence de femmes à ces postes passe de 3% sous la présidence de Georges Pompidou à 9,5% sous Valéry Giscard D’Estaing. L’augmentation n’est pas négligeable même s’il reste terriblement bas. De plus, la répartition des postes maintient une division du travail sexuée dans le choix des nominations. Les mesures en faveur des femmes ressemblent plus à une opportunité électorale afin d’obtenir le vote des femmes, qu’à une véritable ambition de réduire les inégalités entre les femmes et les hommes.
Au-delà de ses déclarations, Valéry Giscard D’Estaing entend satisfaire, ou au moins « canaliser », les revendications du Mouvement des femmes avec la création d’un Secrétariat d’Etat à la condition féminine ainsi que d’autres institutions qui verront le jour progressivement.
Le Secrétariat à la condition féminine, Françoise Giroud, ses actions
Le Secrétariat à la condition féminine est pensé comme l’outil principal de la politique à destination des femmes de Valéry Giscard D’Estaing. La nomination de Françoise Giroud et les annonces médiatiques qu’elle porte vont dans le sens d’une action réformiste et d’une mise en conformité de la législation avec les préconisations internationales et un état de fait dans la société française. Les mesures novatrices ou précurseurs sont écartées.
Le Secrétariat d’Etat à la condition féminine
Le Secrétariat d’Etat à la condition féminine, crée par décret le 23 juillet 1974, est le premier du genre en France, et « le premier au monde ». Il est censé démontrer la modernité de la France et du gouvernement en la matière. Ce Secrétariat est attribué à Françoise Giroud qui occupe ce poste du 17 juillet 1974 au 27 août 1976. Sa mission est de « promouvoir toute mesure destinée à améliorer la condition féminine, à favoriser l’accès des femmes aux différents niveaux de responsabilité dans la société française et à éliminer les discriminations dont elles peuvent faire l’objet ». Cette création s’inscrit dans la mouvance de la première conférence mondiale des femmes à Mexico en 1975.
Le choix de la dénomination « condition féminine » n’est pas neutre. Ce terme est « utilisé par les associations féminines mais rejeté par les féministes des années 1970». La condition féminine et non l’égalité des sexes, est pensée « comme une analogie à la condition ouvrière et à la condition noire ; les femmes sont associées à un groupe social ayant une identité propre. C’est leur statut social, leur rôle qui est l’objet de préoccupations, ce qui entérine l’idée d’une différenciation des fonctions des hommes et des femmes dans la société». Cette conception va à l’encontre des revendications du mouvement des femmes et présuppose le choix de travailler davantage avec les associations féminines proche de cette conception, que des groupes féministes radicaux. De plus, Françoise Giroud a préalablement pris ses distances avec le Mouvement, c’est sa personne même qui est un obstacle pour toute entente avec celui-ci.
Elle est choisie parce qu’aucune personnalité politique ne voudrait de ce poste considéré comme sans prestige ni pouvoir. Elle a « …l’avantage d’être médiatique, d’incarner un symbole de réussite professionnelle et d’avoir pris position en faveur de la contraception et de l’avortement dans le journal qu’elle co-dirige, l’Express151 », positions pour lesquelles Valéry Giscard D’Estaing s’est dit favorable. Françoise Giroud est alors journaliste et connaît une certaine popularité. Elle a l’image d’une femme « directe, décontractée, séduisante, et souvent drôle, mais aussi engagée ». Françoise Giroud se situe plutôt à gauche de l’échiquier politique, elle a voté pour François Mitterrand aux élections présidentielles. S’expliquant lors du diner-débat du 18 avril 1975 à Rennes, elle précise avoir accepté de siéger aux côtés de gaullistes « par soucis d’efficacité ». Si elle concède qu’elle a accepté cette fonction sans avoir les moyens de mener sa politique, elle rétorque que grâce à ce poste, elle a l’oreille de l’Elysée pour faire avancer la condition des femmes et pouvoir ainsi adapter le cadre législatif à l’évolution de la société déjà en place. « Selon Françoise Giroud, une politique de la condition féminine devrait dépendre de quatre éléments : les prévisions économiques sur l’emploi, les naissances, la nécessité politique de répondre aux besoins des femmes et leur participation à la prise de décision ». Rapidement Françoise Giroud s’essouffle sur son poste. Malgré un enthousiasme véhiculé au début de sa prise de poste, dès 1975 elle dénonce : « un faux ministère qui n’a pas de budget, qui ne dispose que de très faibles moyens et d’un personnel plus que restreint ».
Censé répondre aux revendications du MLF, le Secrétariat à la condition féminine s’inspire sur certains points de celles-ci mais pour d’autres mesures, il favorise à l’inverse une politique allant à l’encontre des revendications de ce mouvement, telles des dispositions favorisant le retour des femmes au foyer. Il y a une ambiguïté dans les positions tenues. Il a un rôle d’impulsion et de coordination au sein du gouvernement. Il se place donc en transversalité des autres politiques, les questions touchant à la condition féminine se rapportant à des sujets variés (travail, droit de la famille, santé,…). Pourtant il a tout de même été écarté des grands sujets qui font débat au milieu des années 1970 sur le droit des femmes à savoir l’avortement et la réforme du divorce qui sont gérés respectivement par le ministère de la santé et celui de la justice. C’est entre autre ce qui incite à dire que le Secrétariat sera la « conscience féminine du gouvernement ». Pour remplir sa mission, le Secrétariat dispose de peu de moyens. Le cabinet de Françoise Giroud est composé de huit personnes, ce qui est très peu. Vingt et une déléguées régionales complètent cette administration. La mission du cabinet est donc dans le lien avec les autres ministères, mais les relations ne sont pas toujours faciles, au regard de l’accueil peu réceptif qui lui est fait dans le gouvernement Chirac. « Ce Secrétariat ne suscite pas l’enthousiasme des autres membres du gouvernement mais bien plutôt une franche hostilité ». Françoise Giroud s’appuie donc sur les associations féminines, mais pas les féministes (sauf celles qui appartenaient au MFPF, mais à l’époque, elles ne se revendiquaient pas féministes), ainsi que sur les déléguées régionales pour recueillir leurs observations de terrain, leurs analyses, et leurs propositions. Son administration ayant peu de moyens, l’expertise de ces associations est précieuse. En retour, celles-ci espèrent pouvoir influer sur les politiques publiques.
Les actions du Secrétariat à la condition féminine
Dans la mesure où le Secrétariat à la condition féminine possède peu de moyens, l’action principalement menée est la réalisation d’un état des lieux de la situation des femmes afin de faire des propositions d’amélioration. En 1976 sont publiées Cent mesures pour les femmes. Ce rapport souligne les discriminations légales dont les femmes font l’objet. « Le ‘nettoyage législatif’ et le respect de l’égalité formelle, prioritaire dans les années soixante-dix, assuraient pour une large part la légitimité politique de ces institutions ». En revanche plusieurs mesures proposées concernant le droit de la famille sont retoquées par le Président montrant ainsi son conservatisme. A travers ces Cent mesures, Françoise Giroud révèle une ambivalence entre la recherche d’une égalité entre les hommes et les femmes dans l’accès au travail par exemple, et la volonté d’une mise en place d’une « indemnité de maternage » considérée comme une incitation pour les femmes de rester au foyer. Outre les Cent mesures, Françoise Giroud est également chargée de l’organisation des journées internationales de la femme à Paris à l’occasion de l’année internationale de la femme décrétée par l’ONU. Ces journées se déroulent les 1er, 2 et 3 mars 1975 et réunissent des femmes de tous pays d’Europe et francophones ayant des responsabilités gouvernementales ou autres, sous le « haut patronage de Mr le président de la République ». Un Comité national chargé d’organiser ces journées est composé de neuf ministères, cinq Secrétariats d’Etat, d’associations familiales, féminines, professionnelles féminines, de jeunesse, l’association Choisir la cause des femmes de Gisèle Halimi, Le Mouvement jeunes femmes, les syndicats. A cela s’ajoutent des observateurs : l’UFF, l’UNEF, l’association internationale des journalistes de la presse féminine. En vue de ces manifestations, Françoise Giroud sollicite les déléguées régionales à la condition féminine pour organiser localement des groupes de réflexions sur « la situation des femmes dans la société française, son évolution souhaitable, les écueils à éviter, les actions à entreprendre à court et moyen terme.163 ». Ces rencontres ont lieu en amont des journées internationales de la femme permettant de faire remonter les constats et interrogations de l’ensemble du territoire. Le Secrétariat d’Etat impulse une dynamique de consultation, d’échanges avec les associations féminines parisiennes, mais également sur l’ensemble du territoire. Les associations féminines rennaises font part par écrit et lors d’une rencontre de leurs observations et de leurs revendications auprès de la déléguée régionale.
Les difficultés et limites du Secrétariat à la condition féminine
Françoise Giroud démissionne en 1976 en expliquant : « Dans une conjoncture où le nombre de femmes parmi les demandeurs d’emploi grossit désagréablement les statistiques et où le budget ne supportera aucune action d’envergure, je n’ai plus rien à faire au gouvernement165 ». Cette démission entraine la fin d’un Secrétariat d’Etat qui se transforme en délégation à la condition féminine et qui est chargé de l’application des Cent Mesures. Les femmes issus du MLF dénoncent cet état de fait : « Le gouvernement a créé le Secrétariat d’Etat à la Condition Féminine sans l’avis des femmes ; il l’a supprimé sans l’avis des femmes ; il montre ainsi le mépris dans lequel il les tient166 ». Nicole Pasquier occupe le poste à la délégation du 21 septembre 1976 au 10 janvier 1978. Elle est suivie de Jacqueline Nonon, occupant brièvement ces responsabilités qu’elle quitte en protestant contre le manque de moyens. Elle médiatise alors sa démission qui « porte atteinte à l’image du gouvernement167 ». La mise en place d’un ministère délégué à la condition féminine en janvier 1978 avec Monique Pelletier apporte quelques avancées. On monte d’un cran dans la hiérarchie au sein du gouvernement. « C’est finalement la première fois que le membre du gouvernement chargé de la condition féminine joue un rôle significatif dans l’adoption d’un changement législatif réclamé par les féministes168 ». C’est elle qui portera le renouvellement en 1979 de la loi autorisant l’avortement, ainsi que d’autres avancées législatives concernant le droit de la famille et favorable aux femmes. En 1979, à ce ministère délégué à la condition féminine y est associé celui de la famille, ce qui a, selon Sandrine Dauphin, pour conséquence le renforcement de la séparation entre condition féminine et travail féminin. « La lutte contre les discriminations a disparu, signe qu’il s’agit désormais pour l’action publique de permettre seulement aux femmes d’assumer pleinement leurs rôles dans la société à côté des hommes dans une certaine vision de la complémentarité des sexes, ce que confirmera l’ajout de la famille plus tard169 ». Monique Pelletier finit elle aussi par démissionner pour manque de moyens en mars 1981. Au final, malgré les changements de personnes et d’appellation, les diverses administrations chargées de la condition féminine poursuivent le travail engagé (suivi de la mise en application des Cent mesures), mais toujours avec des moyens insuffisants pour mener une action et sous dotées par rapport aux autres portefeuilles. Les femmes qui s’y sont succédées dénoncent elles-mêmes les mauvaises conditions et prise en compte de leur exercice, ce qui entraine leur démission rapide. Successivement les détentrices de la charge de cette administration renoncent face l’accueil peu favorable qui leur est fait de la part du gouvernement, ce qui rend la tâche difficile pour la mise en place d’une action transversale avec d’autres ministères. Le féminisme d’Etat
La création du Secrétariat à la condition féminine amorce le féminisme d’Etat en France. Celui-ci voit ses formes se transformer progressivement. Comment peut-on le définir? Dans sa thèse sur le féminisme d’Etat en France170, Martine Levy le définit comme « une idéologie visant l’imposition de normes d’égalité entre hommes et femmes par une action institutionnelle ». Le « ‘féminisme d’État’ désigne par extension le champ de recherche qui prend ces structures pour objet, et n’implique pas de jugement normatif sur la nature de la politique menée par ces instances (il ne s’agit pas d’affirmer a priori que ces instances sont féministes). De telles instances ont été mises en place dans la plupart des pays occidentaux depuis les années soixante, sous des appellations diverses (‘condition féminine’, ‘statut de la femme’, ‘égalité’, etc.). On les nommera ici de façon générique ‘instances gouvernementales chargées des femmes’171 ». Les terminologies évoluent régulièrement mais derrières la variété des termes génériques, il existe une réalité commune. Dans un souci de dénomination pratique, Sandrine Dauphin utilise l’appellation « structures politico-administratives en charge des politiques d’égalité entre les hommes et les femmes (SPAE)172 » qui regroupe l’ensemble des organisations et appellations qui se sont succédées, ministre déléguée ou de plein portefeuille, Secrétariat d’Etat, délégation, service administratifs, organes exécutifs.
Les prémices du féminisme d’Etat
Le Secrétariat à la condition féminine est certes le premier du genre, mais a été précédé par divers groupes de travail sur plusieurs thèmes avant l’arrivée au pouvoir de Valéry Giscard D’Estaing. Le 29 septembre 1965 est créé le Comité d’étude et de liaison des problèmes du travail féminin par Gilbert Granval, alors ministre du travail. Cette création est notamment due à l’initiative de Marcelle Deveaud, l’une des première femmes gaullistes, élue sénatrice et députée.
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Table des matières
Principaux acronymes
Introduction
Première partie : Le contexte d’émergence du CRIF
I. Le contexte socio-politique de l’émergence du projet : les droits des femmes dans le débat public
A. Des femmes en mouvement au Mouvement des femmes
B. La politique de l’Etat pour la condition féminine : le monde politique face au mouvement des femmes
II. Les politiques dans lesquels le projet du CRIF va s’inscrire
A. Le Centre d’information féminin : l’opportunité de créer un CIF rennais
B. L’OSC-OSCR : structure d’accueil du groupe de travail
C. Vers un CIF Rennais ?
Deuxième partie : les acteurs au centre du projet
I. Les trois associations au coeur du projet
A. L’Association des femmes chefs de famille (AFCF)
B. L’Union féminine civique et sociale (UFCS)
C. L’Union des femmes françaises (UFF)
II. Les autres acteurs
A. Les associations familiales et féminines
B. Des acteurs institutionnels
C. Des féministes et des femmes ?
III. Questions autour de ce groupe hétérogène, points de rencontres et points de rupture, la difficulté de faire groupe ?
A. La question des positionnements
B. La mise en commun : entre acteurs principaux, secondaires et mise à l’écart
Troisième partie : De la construction à la mise en place du CRIF
I. Trois ans pour la construction d’un projet
A. La première phase : le positionnement face à la possibilité de devenir un CIF
B. La seconde phase : le projet du CRIF, la constitution d’une commission féminine au sein de l’OSCR
II. De la mise en action à l’institutionnalisation
A. Les premières années de fonctionnement bénévoles
B. Le déblocage de financements
Conclusion
Table des Annexes
Sources
Bibliographie
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