La poésie orale d’exhortation

PRESENTATION DE LA SOCIETE WOLOF (CONTEXTUALISATION HISTORIQUE ET SOCIOPOLITIQUE DU CORPUS)

     Pour les besoins d’éclairage des genres que nous abordons ici, dans un travail qui se veut strictement littéraire, nous rappellerons cependant quelques caractéristiques des Wolof. Géopolitiquement parlant, la société wolof occupe les territoires des régions administratives de Dakar, Thiès, Diourbel et Louga issues elles-mêmes des royaumes précoloniaux du Djolof, du Cayor, du Baol et du Waalo. Celui que les Sénégalais évoquent le plus souvent aujourd’hui est sans doute le royaume du Kajoor dont le parler constitue ce qu’on pourrait appeler le wolof standard. Le dernier des célèbres damel « rois du Kajoor » fut Lat Dior Ngone Latyr Diop qui, aujourd’hui, fait figure de héros national étant même le parrain de la jeunesse sénégalaise. Un des chants que les griots composèrent en son honneur est aujourd’hui l’hymne de la jeunesse sénégalaise : le Niani. Historiquement, deux systèmes de stratification hiérarchisaient la société wolof en deux catégories : les castes et les ordres. Le système des ordres dont la caractéristique politique était la monarchie a été détruit par la conquête coloniale, comme d’ailleurs dans presque tout le reste de l’Afrique sud– saharienne. Il s’agit d’une société de type guerrier où guerres et pillages étaient monnaie courante, ce qui a contribué pour beaucoup à la pérennisation de l’esclavage. La guerre était ainsi un moyen de survie. On la faisait pour accroître son autorité et ses richesses tout en se défendant aussi contre d’autres tribus guerrières dont les intentions étaient similaires. Du système des ordres ne subsiste dans la société que l’ordre du badoolo « moins privilégié », sur lequel nous reviendrons. Des pratiques guerrières, ne reste aujourd’hui que ce que l’on pourrait retenir sous l’appellation d’« esprit de compétition» que nous désignerons très souvent au cours de l’analyse par « esprit de rivalité », une donnée très importante dans l’étude de l’idéologie de la société en question. Ainsi, que ce soit le comportement social en général, que ce soit dans des divertissements comme le sport ou dans le travail – comme celui des champs – cet esprit de compétition règne toujours. Nous donnons par là une première justification du choix de ces genres : le bakk et le tagg : « la devise et la généalogie » sont abordés dans le cadre de l’étude d’un genre familial, corporatif et sportif pour éclairer le discours social. Le fait que ces genres aient non seulement comme dénominateur commun 1a compétition et/ou la rivalité mais en plus la fonction d’exhortation, donc le contexte psycho-environnemental, autorise leur étude d’ensemble dans le langage poétique et l’univers gymnique et/ou compétitif ; un univers où domine l’esprit d’émulation, de dépassement, de surpassement même, un univers où le discours est pragmatique par essence. Pour en revenir au système même de la société : après la disparition des ordres, survivent les castes. On naît et on est casté ou non casté. Parmi les castes, on peut mentionner celle des griots, maîtres de la parole proférée et chantée, et des castes évoquant plutôt les corporations professionnelles, comme les forgerons, les cordonniers, les boisseliers etc… Les non-castés, les géér, constitueraient selon A.B. Diop (1981) une vague classe sociale, un ordre qu’on ne définit pas d’ailleurs. Ce système de castes survit remarquablement et avec ténacité.

Eléments spatio-temporels

       Les textes d’auto-louange, les bàkku, constituant l’ossature de notre corpus, nous nous sommes donc orienté vers les arènes de lutte. La rencontre avec le directeur technique national chargé de la lutte au ministère des Sports nous a mis devant une première évidence : le ministère gère des sportifs, des lutteurs; l’aspect folklorique n’entrant pas dans les préoccupations de la direction technique nationale. Et aujourd’hui, au siège du Comité national de gestion de la lutte, situé dans le bloc administratif du Stade Léopold Sédar Senghor, il y a des photos des lutteurs, mais aucun document portant des informations sur les filiations, adresses, professions ; encore moins des archives sonores contenant les textes dont nous étions en quête. Là aussi, c’est la énième orientation vers la radiodiffusion nationale. Nous avons néanmoins assisté comme spectateur aux séances de lutte traditionnelle, c’est-à-dire à la base où se tiennent les petits tournois, la nuit, à l’échelle des quartiers ou des villages, les mbappat. Là, les jeunes lutteurs qui s’essayaient à la déclamation de l’autolouange se contentaient de répéter les textes d’un ancien qui les inspirait et qu’ils admiraient. Outre la difficulté d’enregistrer, les griots-batteurs, pas vraiment de grands griots, se préoccupaient plus de nous réclamer de l’argent, sans pouvoir garantir que le lutteur allait déclamer un texte, entravant alors la démarche scientifique qui veut une collecte en situation naturelle de performance. La grande étendue de l’aire culturelle concernée nous obligeait aussi à suivre les conseils de ceux qui nous orientaient vers les quelques informateurs confirmés et surtout à aller vers les grandes cités des régions naturelles, territoires des anciens royaumes : Thies et Pire pour le Kajoor, Louga pour le Njambur, Lambaye pour le Baol. Cela explique la collecte initialement non prévue de plusieurs autre genres : à Louga, la généalogie d’Alboury Ndiaye, roi du Jolof, et à Kebemer, la généalogie de Ibra Fatim Saar, un des compagnons de Lat Joor ; à Thies, la généalogie des 33 rois, damel du Kajoor. Ces textes sont intégrés dans le corpus pour deux raisons : il est très difficile d’enregistrer de tels textes et par ailleurs, en tant que généalogies, ils entretiennent des liens avec l’un des genres qui nous intéresse, le tagg, même s’il s’agit de généalogies royales.

Les bàkk et woyu làmb « devise rythmée » et « chants de lutte »

      Ils sont au nombre de onze. Ils sont dits par les griots ou les griottes. Ils sont adressés à quelqu’un pour l’interpeller. Les deux premiers sont dits par des griots batteurs : Ndool Samb pour le bàkk de Saa Woli Gaye, lutteur de Louga des années 1960, texte recueilli à Louga au nord du Sénégal en 1992. Ce bàkk est en fait le rythme Mbaara Bukki « Mbaara l’hyène ». Il n’appartient pas à Saa Woli, mais c’est à partir de sa scansion par Ndool que le lutteur dansait et composait son bàkku. Le lutteur étant mort depuis les années 1970, nous n’avons pas pu disposer de ses textes et il ne luttait plus quand la Radiotélévision sénégalaise a eu les moyens de les enregistrer. Les deux suivants sont dits par El Hadji Vieux Sing Faye, vivant encore à Dakar dans le quartier de la Médina. Ces textes sont aussi des rythmes Mbaara Bukki et Sa gunugunuk : le premier « Mbaara l’hyène », le second est une onomatopée qui évoque le rythme du tam-tam et rythme en même temps la déclamation du lutteur si celui-ci se décide à danser et à dire son bàkku. Il y a ensuite huit textes appartenant au corpus de thèse de Momar Cissé. Dans sa collecte pour son travail de sociolinguistique, il distingue les bàkk « devise » des woyu làmb « chants de lutte » alors qu’ils sont, en fait, les mêmes. Ils sont plus chants quand les griottes les entonnent.

Les bàkk/tagg des trente-trois damel (roi) du Kajoor

       C’est le dernier texte et le plus long de tous. En 1989, nous avions demandé à l’informateur, à Thiès, de nous dire les devises, les bàkk des damel du Kajoor en sa qualité de bej géwél de Mboul, « maître-griot » à la cour de l’ancienne capitale du royaume du Kajoor. Il était aussi Fara junjuŋ c’est-à-dire préposé au maniement des tambours royaux pour transmettre une information qui était le plus souvent un « décret » du roi. Il a lui-même recentré la question en précisant que l’enquêteur (l’étudiant-chercheur) demandait comment on chantait chaque damel, une fois qu’il avait scellé son cheval pour aller à la guerre. A l’arrivée, il y a eu dans le texte beaucoup de chants au retour de la guerre et aussi beaucoup de généalogies. Ce texte est donc une mosaïque contenant des séquences de tous les textes qui l’ont précédé dans le corpus. C’est-à-dire que ce grand texte est composé d’une multitude de petits textes qui sont les genres brefs composant notre corpus.

La lutte traditionnelle simple : déroulement des séances

      La lutte traditionnelle, appelée mbappat, a lieu la nuit, dans les villages ou les quartiers. Ce sont des séances destinées à l’entraînement et à la sélection des membres des équipes villageoises ou régionales. Ces séances sont considérées comme l’école de la lutte et constituent un passage obligé car permettant d’acquérir un substrat de technicité nécessaire à l’éventuelle transition vers la lutte avec frappe. Ces tournois se pratiquaient autrefois pour l’honneur et le renforcement des liens amicaux entre jeunes des différents villages. Les buts principaux étaient l’évaluation de la force, du courage et de l’ingéniosité, le tout devant se matérialiser par la victoire physique sur l’adversaire en le terrassant après avoir surmonté sa résistance physique par des actions techniques et tactiques. Dans la logique de cette société wolof paysanne, un homme complet doit être « bon cultivateur, bon danseur, bon chanteur et pas paresseux » selon Guèye (2004-2005 : 20) Tout cela doit obéir à une organisation clairement codifiée : l’aire de combat, la tenue du lutteur, les défis, le jury, les interdits, la validité d’une chute ou victoire.

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Table des matières

INTRODUCTION
1. GENESE D’UN PROJET
2. PRESENTATION DE LA SOCIETE WOLOF
(CONTEXTUALISATION HISTORIQUE ET SOCIOPOLITIQUE DU CORPUS)
3. ETAT DES LIEUX
4. CONDITIONS DE COLLECTE
4.1. Eléments spatio-temporels
4.2. La Radiodiffusion Télévision du Sénégal
4.3. Les informateurs
4.4. La thèse de Momar Cissé
5. LE CORPUS
5.1. Les bàkk et woyu làmb « devise rythmée » et « chants de lutte »
5.2. Les bàkku « auto-louange »
5.3. Les tagg « la généalogie »
5.4. Les bàkk/tagg des trente-trois damel (roi) du Kajoor
6. OBJECTIFS, METHODOLOGIE, PLAN
PREMIERE PARTIE  : LES PRATIQUES DU BAKK « LA DEVISE », DU BAKKU « L’AUTOLOUANGE » ET DU TAGG « LA GENEALOGIE-PANEGYRIQUE » 
CHAPITRE I : La performance 
1. SIGNIFICATION ET PERIODE
2. FORMES
2.1. La lutte traditionnelle simple : déroulement des séances
2.1.1. L’aire de combat
2.1.2. La tenue du lutteur
2.1.4. Les défis
2.1.6. Les interdits
2. 1.7. Validité de chute ou victoire
2.2. La lutte avec frappe
3. LES CIRCONSTANCES DE LA PERFORMANCE
3.1. Circonstances temporelles
3.2. Circonstances spatiales
3.3. Déroulement
3.3.1. L’exhibition : le tuus
3.3.2. Le défi : samp ndënd
4. L’ENONCIATION : LA PROFERATION DU BAKKU PAR LE LUTTEUR ACCOMPAGNE DU GRIOT-BATTEUR
4.1. La réaction du public
4.2. Les accompagnants
4.3. Performance et célébrité
4.4. Rythme et performance ou le rôle du griot
4.5. Parole et action dans la performance
CHAPITRE II : Définition du genre, le Bàkku 
1. Traits définitoires et distinctifs
1.1. Le bàkk : « La devise »
1.1.1. TERMINOLOGIE
1.1.2. Occurrence dans la performance
1.1.3. Enonciateur
1.1.4. Destinataire
1.1.5. Intervention d’un instrument de musique
1.2. LE BAKKU : l’autolouange
1.2.1. Terminologie
1.2.2. Occurrence dans la performance
1.2.3. Enonciateur
1.2.4. Destinataire
1.2.5. Intervention d’un instrument de musique
1.3. Le tagg : « la généalogie-panégyrique »
1.3.1. Terminologie
1.3.2. Occurrence dans la performance
1.3.3. Enonciateur
1.3.4. Destinataire
1.3.5. Intervention d’un instrument de musique
2. Traits communs
CHAPITRE III : Situation du genre par rapport aux genres de la poésie orale 
1. L’EPOPEE
1.1. Une figure hors du commun : un personnage admirable dans l’épopée et dans nos textes de bàkk, de bàkku et de tagg
1.2. La généalogie-panégyrique
1.3. Les hauts faits
1.4. Le discours « galvanisateur », motivant
2. LE BAKK, LE BAKKU ET LE TAGG PAR RAPPORT AUX AUTRES GENRES BREFS
2.1. Relations avec le kañu
2.2. Relations avec le taasu
3. LA DIACHRONIE, OU LE BAKKU DES DEBUTS A NOS JOURS
3.1. Le bàkk traditionnel
3.2. Aujourd’hui : du bàkk au bàkku
3.3. Devenir du genre
DEUXIEME PARTIE  : SPECIFICITES FORMELLES DU BAKKU 
CHAPITRE I : Structure 
1. Traits récurrents
1.1. Composantes invariables
1.1.1. Formules figées (archéologiques) intraduisibles
1.1.2. Les formules traduisibles
1.2. Composantes variables
1.2.1. La généalogie
1.2.2. Le palmarès
1.2.3. Les formules ésotériques
1.2.4. Les formules distinctives des bàkku des lutteurs
1.2.5. Les formules laudatives
2. L’inspiration
2.1. Inspiration et improvisation
2.2. L’onomastique dans la devise : le bàkk
2.3. Les hauts faits dans l’inspiration
CHAPITRE II : les formes des textes 
1. Le bàkk : la devise
1.1. Critères formels
1.2. Critères topiques
1.3. Critères contextuels
2. Le bàkku : l’autolouange
2.1. Critères formels
2.2 Critères topiques
2.3. Critères contextuels
3. Le tagg : la généalogie panégyrique
3.1. Critères formels
3.2. Critères topiques
3.3. Critères contextuels
CHAPITRE III : le rythme 
1. L’appel
2. L’échauffement
3. La déclamation
2. Rôle du rythme dans la déclamation
2.1. Le dynamique
2.2. Le statique
CHAPITRE IV : Les métaphores 
1. Poétisation de la métaphore
1.1. Les animaux comme référent dans les textes
1.2. Les végétaux
2. Parallélismes
2.1. Comparaison
2.2. La différenciation
3. Aphorismes
3.1. La devise
3.2. Les maximes
4. L’implicite
4.1. L’affirmation asyntaxique
4.2. La substitution lexicale
5. Les autres procédés
5.1. L’assonance
5.2. Les rimes
5.3. Les répétitions
5.4. L’apostrophe
5.5. L’ellipse
5.6. La litote
5.7. Les périphrases
6. Le style formulaire
6.1. Stratégies discursives
6.1.1. L’intertextualité
6.1.2. Le formulisme
6.1.3. Les formules
6.1.3.1. Formules d’appel et d’introduction
6.1.3.2. Les formules qualifiantes
6.1.3.3. Formules d’invocation
6.1.3.5. Mise en relief
TROISIEME PARTIE  : LES FONCTIONS 
CHAPITRE I : Les fonctions de communication 
1. La fonction émotive
2. La fonction conative
3. La fonction référentielle
4. La fonction phatique
5. La fonction poétique
6. La fonction métalinguistique
CHAPITRE II : Les fonctions de représentation 
1. La famille
1.1. Famille et vision du monde
1.2. Famille et vision de l’être humain
2. L’épreuve
2.1. La guerre
2.2. La lutte
2.2.1. La ruse
2.2.2. La férocité
3. La femme
3.1. L’épouse
3.2. La mère
4. L’homme
4.1. Le père
4.2. Le roi
CHAPITRE III : Les fonctions sociales 
1. La fonction d’exaltation
2. La Fonction d’exhortation
3. La fonction de dynamisation
4. La fonction de mobilisation
5. La fonction identificatoire
6. La fonction manipulatoire
7. La fonction revendicative d’une légitimité
8. La fonction d’appropriation
9. La fonction de réactualisation
10. La fonction de symbolisation
1.1. La fonction éthique
CHAPITRE IV : Les fonctions idéologiques 
1. Le panégyrique dans le bàkk et le tagg
1.1. Les qualités morales : les vertus
1.1.1. La générosité
1.1.2. La fidélité
1.1.3. La noblesse
1.2. Les qualités physiques
1.2.1. La force
1.2.2. Le goût du beau
2. Le bàkku « l ‘autolouange »
2.1. Les qualités physiques
2.1.1. La force
2.1.1.1. Le régime alimentaire
2.1.1.2. Les bonnes conditions de vie
CONCLUSION
1. HYPOTHESES
2. EVALUATION DES OBJECTIFS
3. PERSPECTIVES DE RECHERCHE
BIBLIOGRAPHIE
I. OUVRAGES ET ARTICLES GENERAUX
II. OUVRAGES ET ARTICLES SUR LA LITTERATURE ORALE AFRICAINE
III. OUVRAGES SUR LA POESIE ORALE
IV. OUVRAGES ET ARTICLES SUR LE WOLOF : LANGUE, LITTERATURE ET SOCIETE
V. MEMOIRES DE FIN D’ETUDES CONSACRES A LA LUTTE SENEGALAISE
ANNEXE

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