La place du débat à visée philosophique au sein de l’école
Les philosophes et leurs conseils sur l’éducation
Dès l’Antiquité, le philosophe grec Epicure reconnut aux jeunes la légitimité de philosopher sur le bonheur : « Quand on est jeune il ne faut pas remettre à philosopher, et quand on est vieux il ne faut pas se lasser de philosopher. Car jamais il n’est trop tôt ou trop tard pour travailler à la santé de l’âme. Or celui qui dit que l’heure de philosopher n’est pas encore arrivée ou est passée pour lui, ressemble à un homme qui dirait que l’heure d’être heureux n’est pas encore venue pour lui ou qu’elle n’est plus. Le jeune homme et le vieillard doivent donc philosopher l’un et l’autre, celui-ci pour rajeunir au contact du bien, en se remémorant les jours agréables du passé; celui-là afin d’être, quoique jeune, tranquille comme un ancien en face de l’avenir » (Hamelin, 2009). Ainsi, philosopher chez les jeunes leur permettrait d’être sereins face à l’avenir, car ayant réfléchi sur des sujets multiples, ils ne se retrouveraient pas démunis face à la réalité future.
Il est important de s’attarder sur cette notion de « faire réfléchir » les élèves, réellement, concrètement. Sans cela « on se répète les phrases des parents : faute avouée est à moitié pardonnée, il ne faut rien cacher à ceux qu’on aime, etc. Mais ça ce sont des mots, et plus on les répète dans sa tête, plus ils paraissent froids et vides, inutiles. » (Delerm, 1991). Cet extrait de la nouvelle C’est bien, quand on vient d’annoncer une mauvaise note, de Philippe Delerm, appuie l’idée que toute leçon de morale, bien que comprise et assimilée, si elle n’est pas expérienciellement vécue par l’enfant, peut apparaître vide de sens, non effective au quotidien, d’où l’intérêt de lier chaque leçon à la pratique réflexive et à l’expérience. Cette conception de l’éducation naît sous la plume du philosophe et pédagogue Jean-Jacques Rousseau. Au XVIIIe siècle, il révolutionnait les principes de l’éducation, persuadé qu’un apprentissage par l’expérience prévalait sur un apprentissage fondé sur l’étude transmissive de grandes théories : « Notre manie enseignante et pédantesque est toujours d’apprendre aux enfants ce qu’ils apprendraient beaucoup mieux d’eux-mêmes […] Y a-t-il rien de plus sot que la peine qu’on prend pour leur apprendre à marcher, comme si l’on en avait vu quelqu’un qui, par la négligence de sa nourrice, ne sût pas marcher étant grand ?» (Rousseau, Ed. Furne, 1902). Alors émergeait la conception avant-gardiste d’un élève acteur de ses apprentissages, prenant pour objets d’étude les réalités de son vécu (pédagogie qui fit d’ailleurs ses preuves, à la même époque, entre les mains du pédagogue Johann Heinrich Pestalozzi) (Meirieu, 1999). Ce serait donc aux élèves de s’interroger sur leurs apprentissages et non pas au maître de les leur transmettre. La pratique philosophique semble adaptée à cette optique.
C’est en 1993 que le philosophe et pédagogue américain Matthew Lipman suggère d’introduire la philosophie dans les programmes scolaires (Leleux, 2008) (comme Rousseau, le philosophe prône un apprentissage basé sur des pratiques expérimentables et non sur des théories généralisées). Cette suggestion est confortée par le Rapport Mondial sur l’éducation de l’UNESCO (Organisation des Nations Unies pour l’Education, la Science et la Culture) de 1998 : « Au-delà de toute participation d’ordre médiatique à une nouvelle vogue, l’intérêt de la philosophie pour les enfants rentre dans les préoccupations fondamentales de l’UNESCO, en vue de la promotion d’une culture de la paix, de lutte contre la violence. Le fait que les enfants acquièrent très jeunes l’esprit critique, l’autonomie à la réflexion et le jugement par eux-mêmes les assure contre la manipulation de tous ordres et les prépare à prendre en main leur propre destin. » (Unesco, 1998). On pourrait voir ici le désir de renforcer la laïcité de l’école, protégeant les élèves de toute pression liée à des convictions religieuses ou spirituelles venant de l’extérieur. Ainsi, la philosophie ferait des élèves des êtres avertis, capables de jugement critique et libres de conscience. Elle favoriserait leur capacité à faire usage de la raison (à différencier de l’opinion) afin d’échapper à toute tentative de manipulation et de les prévenir contre les guerres de religions. Il ne serait pas question ici de transmission de valeurs, mais bien de développer une autonomie de réflexion.
Les débats et la philosophie dans les programmes de l’école primaire
La notion de débat fait son apparition dans les programmes scolaires français en 2002. Aux cycles des apprentissages fondamentaux et des approfondissements, on imposait une demi-heure de débat réglé hebdomadaire sur le thème du vivre ensemble. De plus, une heure d’Education Civique hebdomadaire devait être répartie dans tous les champs disciplinaires. (Education Nationale, 2002). En 2008, des compétences sont détaillées en Français sur le langage oral au cycle 3 (anciennement) soient : « Echanger et débattre : écouter et prendre en compte ce qui a été dit, questionner afin de mieux comprendre, exprimer et justifier un accord ou un désaccord, émettre un point de vue personnel motivé. Demander et prendre la parole à bon escient, réagir à l’exposé d’un autre élève en apportant un point de vue motivé, participer à un débat en respectant les tours de parole et les règles de la politesse, présenter à la classe un travail collectif. Participer aux échanges de manière constructive : rester dans le sujet, situer son propos par rapport aux autres, apporter des arguments, mobiliser des connaissances, respecter les règles habituelles de la communication.» (Education Nationale, 2008). Cependant, la notion de « philosophie » n’apparaît toujours pas.
Il faudra attendre les programmes de 2015 pour voir cette notion apparaître en terme de « discussions à visée philosophique » et ce, dès le cycle 2 (Education Nationale, 2015). Cette proposition d’activité émerge notamment dans le cadre d’une nouvelle discipline, créée par la loi d’orientation et de programmation pour la refondation de l’école de la République du 8 juillet 2013 : l’Enseignement Moral et Civique (EMC). Les compétences que cette activité soulève permettent de travailler les cinq domaines du socle commun de compétences, de connaissances et de culture. En effet, débattre philosophiquement permet d’enrichir des compétences du langage oral (domaine 1 : Les langages pour penser et communiquer), de développer l’apprentissage par la coopération (domaine 2 : Les méthodes et outils pour apprendre), de se former moralement et socialement en tant qu’individu (domaine 3 : La formation de la personne et du citoyen), de développer un esprit critique pour différencier savoirs et croyances (domaine 4 : Les systèmes naturels et les systèmes techniques) et enfin de comprendre le monde habité, façonné par les Hommes, en émettant des hypothèses sur la diversité des représentations du monde, dans le temps et dans l’espace, et en interrogeant la nature humaine et ses besoins (domaine 5 : les représentation du monde et l’activité humaine).
La discussion à visée philosophique trouverait également sa place en maternelle à partir de 2015. En effet, celle-ci permettrait de développer de très nombreux aspects du programme (nous n’en citerons que quelques-uns) comme : « Pour provoquer la réflexion des enfants, l’enseignant les met face à des problèmes à leur portée […] pose des questions ouvertes pour lesquelles les enfants n’ont pas alors de réponse directement disponible. Mentalement, ils recoupent des situations, ils font appel à leurs connaissances, ils font l’inventaire des possibles, ils sélectionnent […] et font des essais de réponse. [L’enseignant] valorise les essais et suscite les discussions » , « La classe et le groupe constituent une communauté d’apprentissage qui établit les bases de la construction d’une citoyenneté respectueuse des règles de la laïcité et ouverte sur la pluralité des cultures dans le monde », « Ils sont consultés sur certaines décisions les concernant et découvrent ainsi les fondements du débat collectif », « Par sa participation, l’enfant acquiert le goût des règles de la communication et de l’échange. L’enseignant a le souci de guider la réflexion collective pour que chacun puisse élargir sa propre manière de voir ou de penser», « A travers les situations concrètes de la vie de classe, une première sensibilité aux expériences morales (sentiment d’empathie, expression du juste et de l’injuste, questionnement des stéréotypes) se construit […] [Les enfants commencent] à identifier, exprimer verbalement leurs émotions et leurs sentiments.» (Education Nationale, 2015).
De plus, Oscar Brenifier, philosophe praticien contemporain, conforte l’idée d’initier les enfants à la philosophie le plus tôt possible, sans attendre la Terminale, et ce dès la maternelle : « […] à dix-huit ans, n’est-il presque pas trop tard pour philosopher, trop tard pour commencer en tout cas ? Quel professeur ne constate pas périodiquement son impuissance, lorsqu’il tente une année durant d’induire parmi d’autres aptitudes une sorte d’esprit critique chez ses élèves, sans toujours beaucoup de succès ? Ce n’est pas que l’initiation à cette pensée critique produirait nécessairement des miracles et résoudrait tous les problèmes pédagogiques, mais si nous pensons qu’elle est d’une quelconque nécessité, ne pourrait-on pas éviter quelque peu le côté placage artificiel, tardif et parachuté de l’affaire, en accoutumant progressivement les enfants à un tel esprit, au fur et à mesure de leur développement cognitif et émotionnel ? » (Brenifier, 2008).
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Table des matières
Introduction
Cadre théorique
I| La place du débat philosophique au sein de l’école
1| Les philosophes et leurs conseils sur l’éducation
2| Les débats et la philosophie dans les programmes de l’école primaire
II| Le débat philosophique : quel contenu ?
1| Que comprendre derrière le mot « philosophique » ?
2| L’Enseignement Moral et Civique dans les programmes de l’école primaire
III| La neutralité de l’enseignant lors des débats à visée philosophique
1| Le devoir de neutralité de l’enseignant
2| Les différentes conceptions des pédagogues sur le rôle de l’enseignant
3| Réagir face aux propos inadaptés
Cadre méthodologique
I| Questionnement et choix de méthodologie
1| Questionnement initial : origine du travail de recherche
2| Formulation d’hypothèses
3| Choix de la méthodologie et des personnes entretenues
II| Elaboration du guide d’entretien
1| L’entretien semi-directif
2| Le guide d’entretien
Cadre analytique
I| Recueil des données
II| Analyse
1| Les objectifs du débat à visée philosophique
2| La place de la relativité dans le débat à visée philosophique
3| Les méthodes d’intervention de l’enseignant face aux propos alarmants
4| Etat des lieux de la neutralité des enseignants lors des débats
III| Réponses aux hypothèses et conclusion
Conclusion
Bibliographie
Annexes