Les personnages historiques ont longtemps été indissociables de la traditionnelle leçon d’histoire. Sur les bancs de l’école de Jules Ferry, on ne conçoit pas le Moyen-Âge sans le chevalier Bayard, la guerre de cent ans sans Jeanne d’Arc ou encore la Révolution française sans Robespierre et Danton. Mais, depuis la naissance de l’école, les pédagogies ont évolué et maintes fois varié. L’histoire n’y a pas échappé et la place des personnages historiques dans ses apprentissages également. Aujourd’hui, la « construction progressive du rapport au temps et à l’espace » a remplacé l’histoire événementielle, ses dates et ses batailles, dans les objectifs des instructions officielles. Les programmes ont pour but de permettre aux élèves de « se repérer dans le temps et dans l’espace » à travers l’étude de l’histoire et de la géographie, « deux enseignements [qui] partagent des outils et des méthodes » . Ces deux domaines, aujourd’hui réunis, favorisent le travail sur les documents et demandent aux élèves de développer des compétences d’historiens, telles que « raisonner, vérifier et justifier ».
Les outils pédagogiques et didactiques dont disposent les enseignants pour faire acquérir ses connaissances et ces compétences aux élèves sont multiples : de la frise chronologique à l’étude de peintures, d’objets archéologique, en passant par la lecture de textes officiels, l’analyse de discours, de témoignages, le visionnage de photographies ou encore la visite de musées. Or, le personnage historique a cette particularité qu’il est modulable, pouvant intervenir durant des étapes et à travers des fonctions très différentes des apprentissages.
Les écoles historiques en France et le rapport aux personnages
L’étude du personnage historique dans l’enseignement de l’histoire ne saurait être complète sans celle de la place de celui-ci dans l’historiographie, c’està-dire la façon d’écrire l’histoire. Or l’histoire ne peut se réduire au récit dogmatique d’un passé qui ne saurait être remis en question, et encore moins à une science immuable dans le temps. L’approche de l’histoire a varié au fil des siècles, et avec elle le traitement du personnage historique : l’historiographie nous le montre.
L’enseignement de l’histoire remonte sans doute à des temps très anciens. Après avoir fait un bref rappel de ce qui peut être défini comme de l’histoire et donné des exemples des premières traces de celle-ci, nous concentrerons notre étude sur la naissance de l’histoire en tant que science, ce que Patrick Garcia nomme « La naissance de l’histoire contemporaine » . Comment et quand l’histoire contemporaine est-elle née ? Comment a-t-elle évolué ? Nous pourrons identifier plusieurs écoles historiques, porteuses d’une vision de l’histoire et d’un traitement de celle-ci qui tantôt place le personnage au premier plan, tantôt l’efface presque totalement. De l’école romantique à celle de la « nouvelle histoire », en passant par l’école méthodique et celle des Annales, nous verrons que de nombreux historiens ont successivement été la figure de proue d’une perception de l’histoire, de méthodes d’analyse et d’enseignement au cours des XIXe et XXe siècle : Guizot, Michelet, Monod, Lavisse, Febvre, Bloch, Braudel ou encore Le Goff ont imprimé leur empreinte dans l’historiographie : quel a été leur rôle ? quelle était leur vision de l’histoire ? en quoi ces courants ont fait évolué l’enseignement du personnage historique à l’école ?
Afin de mesurer plus efficacement ces évolutions successives, nous présenterons ce chapitre sous forme d’un découpage chronologique, à commencer par la naissance même de l’histoire.
La naissance de l’histoire
L’histoire est peut-être aussi vieille que l’homme. Mais quand l’histoire estelle née? Quelle forme avait-elle et à quoi servait-elle ? Qui sont ces premiers historiens ? Nous verrons que, si l’histoire existe depuis les temps immémoriaux, elle a vécu un véritable tournant à la fin du XVIIIe siècle : en quoi constitue cette révolution : qu’est-ce que l’histoire contemporaine ? A quoi sert-elle ?
Les premières traces de l’histoire
Commençons par définir l’histoire : Si l’histoire est la « connaissance et [le] récit des événements du passé qui sont dignes ou jugés dignes de mémoire » (Définition du Petit Robert, 2007), alors l’histoire est sans doute aussi vieille que l’homme lui-même. En effet, ne peut-on pas qualifier les premières traces de présence humaine que ce sont les dessins pariétaux comme des « récits des évènements du passé jugés dignes de mémoire » ? Les scènes de chasse que laissent les hommes de Cro-Magnon dans la grotte de Lascaux pourraient très bien être interprétées comme l’une des premières preuves de l’attachement de l’homme à se remémorer des faits passés. De même, les bas-reliefs de l’Egypte ancienne relatant les faits d’armes des pharaons (par exemple ceux de Ramsès II à la bataille de Qadesh au temple d’Abou Simbel) pourront être considérés comme l’un des premiers récits que font les hommes de leur passé, afin de le raconter. A cette époque, le personnage historique est aussi l’historien : c’est lui qui prend en charge les traces qu’il veut laisser en fixant dans la pierre, dès son vivant, sa propre histoire. Inutile de souligner la subjectivité de cette trace.
Mais c’est surtout à l’époque de la Grèce antique que l’on place communément la naissance de l’histoire. Alfred Croiset, dans Hérodote et la conception moderne de l’histoire, paru dans la Revue des Deux Mondes (tome 99, 1890), précise que « Dès le IXe siècle peut-être, en tout cas dès le commencement du VIIIe, les temples renfermaient des listes de prêtres et de prêtresses, de vainqueurs aux différents jeux ; des notes relatives à des prodiges, à des épidémies, à des anniversaires ; des offrandes ornées d’inscriptions ; des recueils d’oracles, etc…». Dès cette époque donc, on cherche à répertorier des évènements, des faits. Le personnage historique est alors un héros ; héros des jeux ou héros guerriers. Il est porteur de valeurs, de gloire et d’exemple dont l’on cherche à s’inspirer. L’histoire, au sens de « récit des évènements passés » n’en est encore qu’à ses balbutiements. Il n’y a pas de livres d’histoire proprement dits, simplement des traces, et il ne s’agit pas encore d’étudier le passé mais bien de le raconter : « Les premiers écrits historiques proprement dits apparaissent en Grèce vers le milieu du VIe siècle avant Jésus-Christ […] . Ceux qui les composèrent furent appelés logographes, c’est-à-dire « faiseurs de récits en prose, » par opposition aux poètes épiques, qui étaient des faiseurs de récits en vers. Ce nom dit bien la vraie nature de leurs œuvres : ils ne sont pas encore des historiens, c’est-à-dire, selon le sens du mot grec à cette date, des chercheurs, des savants qui font une enquête ; ils se bornent à mettre en prose et à coordonner les récits des poètes, les documents écrits et les traditions orales. » . Alfred Croiset définit ici le terme d’historien : l’historien est un scientifique, et non un narrateur. Il ne se contente pas de raconter l’histoire, il doit chercher, « faire une enquête », croiser ces sources. Selon cette définition, un nom revient régulièrement comme le premier historien, Hérodote : « Hérodote a été souvent appelé le père de l’histoire. […] Il est le premier enfin à chercher la loi des faits. A ses yeux, l’histoire n’est plus un jeu capricieux de péripéties simplement amusantes ou terribles : les événements s’expliquent par des causes que la raison peut saisir ; il y a une philosophie de l’histoire, et l’histoire est un enseignement. L’esprit de recherche et de critique commence à se montrer. ». Toutefois, c’est en cherchant la place du personnage historique dans les ouvrages d’Hérodote que se découvre l’une des faiblesses de ce « premier historien ». Les personnages historiques sont souvent sacralisés et une place importante est encore laissée à l’imaginaire : « Il y a trop d’oracles réalisés, trop d’apparitions de héros, trop de miracles, trop de ces mots qu’on invente après coup, trop de précision dans la peinture de scènes qui n’ont pu avoir que de rares témoins. » . Le personnage historique est souvent un guerrier dont on narre les faits d’armes, il côtoie les oracles et les apparitions : il n’est pas encore un homme dont on étudie les actions, les pensées ou l’influence sur des évènements.
Avec Hérodote paraît le premier historien, au sens d’enquêteur, de scientifique. L’histoire, telle qu’elle a pu être définie plus haut est bien née, mais elle n’a encore que peu de choses en commun avec l’histoire contemporaine.
La naissance de l’histoire contemporaine
L’origine de l’histoire contemporaine telle que la présente Patrick Garcia est concomitante à un besoin de rationalisation des faits passés, mais également à l’arrivée d’un matériel nécessaire à sa réalisation : des sources fiables et accessibles. Ce moment intervient selon lui à une date assez précise puisqu’elle va de paire avec une période trouble qu’elle est chargée d’étudier : le début du XIXe siècle. En effet, la révolution française, si elle peut être vue comme un évènement fondateur de l’histoire, marque en même une rupture sur le plan national. L’avènement d’idées nouvelles issues des Lumières divise la France et l’Europe, et a bousculé les esprits. Après la chute de l’Empire, le temps est venu de chercher à comprendre, à expliquer : « on attend de l’histoire qu’elle permette de comprendre les conflits qui divisent les français comme ce qui les unit » . Dans le même temps, l’inquiétude face à l’instabilité politique et sociale qui court de 1789 à 1830 fait naître, en plus d’une volonté d’expliquer le passé, celui de le comprendre pour mieux saisir le présent, et même d’entrevoir l’avenir : « Face à la fragilité des gouvernements et des institutions politiques, à la répétition compulsive du geste révolutionnaire, […], les historiens se voient reconnus d’un formidable magistère : celui de dire la vérité de la France. Par un singulier retournement, le spécialiste du passé fait figure de prophète » . Alors que l’histoire n’était jusque-là qu’une suite de récits, une « suite de dépôts d’expériences toujours vécues comme actuelles donc directement transférables » , elle devient nécessaire en tant qu’outil de recherche et de compréhension. L’origine de l’histoire vient donc d’un besoin, celui des contemporains du début du XIXe siècle de combler une méconnaissance de leur propre vécu, faisant suite à une période trouble. Comme le résume si bien Febvre, cité par Garcia : « l’Histoire [est] fille de la Révolution ».
L’histoire permise par la fiabilité de ces sources
En même temps que ce besoin émerge également les possibilités matérielles d’y subvenir : On l’a vu avec l’Antiquité, en même temps que naît l’histoire naît aussi historiographie, et la problématique de l’historicité : quel crédit accorder au récit d’une bataille de Ramsès II gravé dans des bas-reliefs ? quelle crédibilité historique ont les héros d’Hérodote lorsqu’ils côtoient les miracles ?
Après la Révolution, deux réformes permettent de conserver des sources fiables :
– Tout d’abord la création d’archives nationales. Créées par la Constituante en 1790 afin de recueillir les titres de propriétés, et malgré une volonté première de tri puis de destruction, elles sont mises en libreservice à tout citoyen par la loi du 25 juin 1794.
– Ensuite celle d’un patrimoine national. Les musées vont faire peu à peu leur apparition, rassemblant des collections d’œuvres désormais visibles par le plus grand nombre. Déjà sous le règne de Louis XIV, le Louvre regroupe des œuvres appartenant à la famille royale. Mais il devient définitivement un musée ouvert au public par la loi du 27 juillet 1793, sous le nom de Muséum central des arts de la République. De même, d’autres musées se créent, à l’image du musée de Lenoir qui « devient un musée-panthéon » de l’art français.
Née d’un besoin irrémédiable de comprendre et d’analyser une période qui a bouleversé la vie de ses contemporains, l’histoire est maintenant dotée d’outils plus solides, pérennes, mais surtout accessibles. Bientôt de nombreux historiens passionnés vont créer, au fil des décennies qui suivent, plusieurs courants à l’image de leur propre vision de la fonction de l’histoire.
L’école romantique
Comme son nom l’indique, l’école romantique naît avec l’auteur emblématique de ce courant littéraire : François René de Châteaubriant. Nous sommes au lendemain de la Révolution Française de 1789. Ce courant, qui va parcourir les deux révolutions suivantes, celles de 1830 et 1848, opère un tournant important. Il est caractérisé par un rejet de l’ancienne école, dont il va chercher à se détacher en faisant de l’histoire une science à part entière. Ce courant historique émet également une forte volonté d’écrire une histoire totale, mais aussi une histoire passion, écrite par des passionnés, qui portera son style propre. Ce style, souvent qualifié de romanesque, sera pleinement revendiqué par les historiens de ce courant, bien qu’à son tour fortement décrié par ses successeurs. Nous verrons en quoi ce mouvement, par sa philosophie même, donnera aux personnages historiques une place particulière, parfois grandiloquente à l’excès donnant lieu à des envolées aujourd’hui surannées.
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Table des matières
Introduction
1. Les écoles historiques en France et le rapport aux personnages
1.1. La naissance de l’histoire
1.1.1. Les premières traces de l’histoire
1.1.2. La naissance de l’histoire contemporaine
1.1.3. L’histoire permise par la fiabilité des sources
1.2. L’école romantique
1.2.1 Faire de l’histoire une science
1.2.2. L’historien nouveau : un chercheur passionné
1.2.3. Un style assumé et décrié
1.2.4. L’histoire totale
1.2.5. Le personnage sous l’école romantique
1.3. L’école méthodique
1.3.1. Origines et fondements
1.3.2. Les limites du modèle méthodique : le nationalisme
1.3.3. Influences dans les écoles et sur les personnages historiques
1.3.3.1. Les apports méthodiques à la pédagogie de l’histoire
1.3.3.2. Le traitement du personnage historique par les méthodiques
1.4. L’école des Annales
1.4.1. Une histoire sociale et économique
1.4.2. L’histoire des hommes dans le temps
1.4.3. Les apports de Braudel : la nouvelle génération des Annales
1.4.4. L’impact de l’école des Annales sur le traitement des personnages historiques
1.5. Les années 80 et 90 : Crise et renouveau de l’histoire
1.5.1. La fin de l’histoire quantitative, le retour de l’histoire politique
1.5.2. Le retour des personnages historiques
1.5.3. Impact dans l’enseignement : « On n’apprend plus l’histoire à vos enfants !»
2. Les personnages historiques dans les instructions officielles
2.1. Les programmes de 1882 parus au journal officiel du 2 août 1882
2.2. Les programmes de 1923 parus au journal officiel du 20 juin 1923
2.3. Les programmes de 1980 parus au journal officiel du 18 juillet 1980
2.3.1. Structurations du temps
2.3.2. Les personnages historiques
2.4. Les programmes de 1985 parus au journal officiel du 15 mai 1985
2.5. Les programmes de 1995 parus au journal officiel du 22 février 1995
2.6. Les programmes de 2002 parus au journal officiel du 25 janvier 2002
2.7. Les programmes de 2008 parus au journal officiel du 19 juin 2008
2.8. Les programmes de 2015 parus au journal officiel du 24 novembre 2015
3. L’évolution du traitement des personnages historiques dans les manuels
3.1. Histoire, Cycle 3, de Changeux, Fleury et Humbert, Editions Magnard, 2004
3.2. Odysseo, Histoire Cycle 3, de Changeux, Fleury, Humbert et Szwaja, Editions Magnard, 2010
3.3. Odysseo, Histoire Cycle 3, de Changeux, Fleury, Humbert, DietschVolkkringer et Szwaja, Editions Magnard, 2017
4. Phase de recherche auprès de professeurs actuellement en poste
4.1. Protocole de recherche
4.2. Analyse des résultats
4.2.1. L’importance des personnages historiques dans les apprentissages d’histoire
4.2.2. Les objectifs visés via les personnages historiques
4.2.3. Les personnages historiques et les groupes sociaux
4.2.4. Les supports d’utilisation des personnages historiques
4.2.5. Les personnages historiques et l’interdisciplinarité
Conclusion
Bibliographie
Remerciements
Mots clés et résumés français/anglais
Annexes