Des mesures phares du Grenelle Environnement
Selon le Ministère de l’Agriculture, de l’Agroalimentaire et de la Forêt (MAAF), 8,3% du territoire français métropolitain est artificialisé (urbanisation, expansion des infrastructures) en 2008. En effet, entre 1992 et 2004, la France a perdu chaque année 3 000 hectares (ha) de prairies permanentes, 30000 ha de surface agricoles hors prairies, 26 000 ha arborés (arbres isolés, haies) sur un ensemble de 5,7 millions d’ha (prairies permanentes, jachères, haies, murets, agroforesteries, zones humides etc.). Au regard de ces constats, le Grenelle Environnement place la mise en œuvre de trames vertes et bleues (TVB) ainsi que la restauration de la nature en ville au cœur de ses engagements pour un aménagement soutenable du territoire national.
La TVB, vers un aménagement soutenable du territoire national
Conformément à l’objectif n°5 de la SNB 2011-2020 (annexe 1), 73ème engagement du Grenelle Environnement, la trame verte et bleue, en tant qu’outil d’aménagement durable du territoire ayant pour objectif de mettre en réseau les milieux permettant aux espèces de circuler et d’interagir librement, est caractérisée par des réservoirs biologiques reliés les uns aux autres par des corridors écologiques. Les réseaux d’échanges ainsi constitués permettraient d’assurer une certaine continuité (ou connectivité) écologique (schéma et définitions des notions en annexe 2). La TVB se décline donc en deux composantes qui forment ensemble un tout indissociable trouvant son expression notamment dans les zones d’interface (bandes végétalisées le long de cours et masses d’eau par exemple). Sa composante verte est caractérisée par les milieux dits naturels et semi-naturels terrestres (grands ensembles naturels, réservoirs de biodiversité reliés par des corridors) ; sa composante bleue représente les réseaux aquatiques et humides.
La mise en œuvre d’une TVB nationale cohérente et efficiente s’établit tout d’abord à l’échelle de chaque Région à travers l’élaboration d’un nouveau schéma d’aménagement du territoire et de protection de certaines ressources naturelles : le SRCE. Celui-ci est établi conjointement par l’Etat (la DREAL) et la Région, en concertation ou co-construction avec les acteurs locaux (ateliers thématiques ou territoriaux) et en association avec les comités régionaux trames verte et bleue. Proposant une façon nouvelle de concevoir les territoires, spécifique et adaptée à leurs enjeux, la TVB traduit la volonté étatique de rassembler « préservation de la nature » et « développement économique et social ». Enclenchant une dynamique collective à toutes les échelles, ce dispositif se décline donc dans un jeu d’échelles multiples.
La « Ville Durable », une nouvelle façon de concevoir et d’appréhender le rapport à l’urbain
En tant que projection spatiale des rapports sociaux, la ville est un enchevêtrement de temporalités différenciées. Les villes contemporaines sont majoritairement conçues, organisée et aménagée selon des processus d’étalement et de fragmentation urbaine. Or ce modèle extensif, consommateur d’espace et d’énergie, générateur d’artificialisation des espaces et des dégradations qu’elle incombe (pollution, fragmentation écologique etc.), est sujet à de nombreuses controverses au regard du rayonnement international que connaît le concept de « développement durable ». C’est pourquoi, s’interrogeant sur les façons de penser la ville, différentes selon ses enjeux et les sociétés qui l’habitent, le débat sur la « Ville Durable » en faveur d’une « densification verte » se renouvelle en France dans la continuité du mouvement européen (la voie des villes durables européennes s’est ouverte avec la signature de la charte d’Aalborg en 1994).
Pour cela, les lois SRU, Grenelle I et II et la loi Duflot plus récemment ont profondément marqué les instruments d’urbanisme, d’accès au logement et de gestion de la ville. En effet, appréhender la problématique de la « Ville Durable », c’est penser les enjeux de la durabilité urbaine à ses différentes échelles, de la ville-région à celle du quartier. La « ville durable » doit alors englober toutes les dimensions d’un aménagement qui s’adapte aux caractéristiques de son territoire afin de conduire à un développement économique, social et environnemental durable. Il s’agit alors de penser l’urbanité comme un mode de vie où chacun a « droit à la ville » (régulation du foncier, mixité sociale) et qui ne soit plus déconnecté des milieux qui l’entourent en replaçant les « services de la nature » (réduction de lapollution, de l’eau, effet d’ombrage, régulation des températures etc.) et sa « pratique » (agriculture, jardinage, facilité d’accès aux parcs et jardins publics etc.) au cœur du système urbain.
Le plan d’actions « Ville Durable » vise ainsi à favoriser l’émergence d’une nouvelle façon de concevoir, construire, gérer et faire évoluer la ville afin qu’elle puisse répondre à des objectifs globaux – changement climatique, la préservation de la biodiversité, la réduction de l’empreinte écologique – et desenjeux locaux –resserrement urbain, détérioration de la qualité de vie, nouvelles formes de mobilité, la mixité sociale etc. Pour une nouvelle façon d’appréhender la ville, ce plan propose quatre grandes actions reposant sur les principes fondamentaux du développement durable. Les trois premières sont la constitution d’éco-cités, d’éco-quartiers et le développement de transports collectifs en site propre. La quatrième est l’élaboration, pour 2009, d’un plan d’actions à mettre en œuvre avec les villes pour « préserver, développer et valoriser la biodiversité urbaine » conformément au 76 ème engagement du Grenelle Environnement « Restaurer la nature en ville et ses fonctions multiples : énergétique, thermique, sanitaire, esthétique, psychologique, anti-ruissellement et prévention de l’usage de produits chimiques ».
L’enjeu de la ville durable apparaît alors plus clairement comme une tentative de concevoir des politiques territoriales qui remettent l’Homme, les habitants et les usagers des territoires, au cœur de celles-ci, en conciliant la préservation de la biodiversité avec la prise en compte des enjeux sociétaux et culturels (bien-être). Car en effet, la présence de nature dans la ville semble receler d’enjeux pluriels, allant de la préservation de la biodiversité à la reconnexion des citadins à leur lieu de vie (Manusset, 2012). Appelant à réfléchir à la place des espaces verts dans la ville qui se densifie, la ville durable se veut être une réponse aux attentes des usagers, en leur donnant envie de rester dans les nouvelles formes de villes denses, afin d’éviter le phénomène d’exode fondé sur le ressenti d’un cadre de vie de moindre qualité. « La ville de demain, soutenable pour le plus grand nombre et adaptée aux changements climatiques, se doit d’être “verte et bleue” et viser par conséquent à préserver les grands espaces naturels, à développer des espaces verts de proximité dans les zones carencées, à les mailler pour créer des offres complémentaires de promenades, à favoriser la présence de l’eau et de la nature de le tissu urbain et enfin, à promouvoir la gestion écologique de toutes les surfaces vertes du territoire »
La végétalisation de la ville au cœur de la « Ville Durable »
Volet transversal du plan « Ville durable », le programme « Restaurer et valoriser la nature en ville», repris dans la loi de programme du 3 août 2009 dite Grenelle I, concrétise le 76 ème engagement du Grenelle Environnement.
Initié par le secrétariat d’Etat à l’Ecologie et au Développement Durable, ce programme est d’abord sujet à une conférence nationale de lancement, « Nature en ville, vers un plan d’actions dès 2010 », tenue à Paris en juin 2009. La démarche s’est poursuivie avec la mise en œuvre de quatre ateliers de travail thématiques réunissant élus, experts, chercheurs, entrepreneurs, agriculteurs, représentants des milieux associatifs et professionnels. La conférence de restitution tenue à Paris en février 2010 présenta les principales propositions d’actions visant à valoriser la nature en ville, à la connecter aux systèmes en périphérie et à améliorer de façon significative la qualité de vie en ville.
Le « Plan Nature en Ville » est coproduit entre avril et juin 2010 par un groupe représentatif des acteurs de la ville et composé des cinq collèges du Grenelle Environnement qui a identifié les priorités et les actions à mener en partenariat. Le plan est ensuite officiellement lancé en novembre 2010 par le Ministère de l’Ecologie, des Transports et du Logement (METL) et par le MEDDE. Il comprend 37 actions regroupées en trois axes stratégiques et seize engagements. Le premier axe intitulé « ancrer la ville dans sa géographie et son milieu naturel » recouvre les quatre premiers engagements. Rassemblant les engagements cinq à onze, le second axe vise à « préserver et développer les espaces de nature en quantité et en qualité ». Le dernier axe du plan tend à « promouvoir une culture et une gouvernance partagées de la nature ».
Enjeu de la « Ville Durable », la végétalisation de la ville recouvre trois grands aspects. Le premier est d’ordre écologique en permettant une meilleure mobilité et distribution des espèces. Le second concerne la dimension climatique car il s’agit d’adapter la ville aux variations climatiques, notamment grâce aux services écosystémiques de régulation (hydrique, thermique etc.) des paramètres de l’écosystème urbain qu’offre la présence de la nature en ville (abaisser les températures élevés propres aux îlots de chaleur, réduire les risques d’inondation par le maintien de sols perméables en favorisant l’infiltration des précipitations, réduire les pollutions etc.). Enfin, la végétalisation de la ville recouvre un troisième aspect qui est d’ordre social, psycho-social et culturel au regard de l’impact des espaces vert sur la qualité du cadre de vie, de l’importance symbolique de la nature dans la définition d’une « qualité de vie » et de celle des espaces végétalisés sur la santé (aspects récréatifs, de socialisation, de santé, de circuits court voire d’autosuffisance alimentaire). Elle intègre le besoin citadin de se reconnecter à sonlieu de vie via la présence de nature dans son espace- vécu : la voir, la sentir, la toucher, voire parfois même la goûter (Bergeoënd, Blanc, Clergeau et al, 2013).
De prime abord, la « Nature en Ville » est une ambition politique qui souhaite développer une nouvelle forme d’organisation spatiale de la ville qui incorpore le volet environnemental du développement durable à travers les nécessités économiques et sociales que requiert la durabilité. Car en effet, dans sa dimension sociale, le projet de végétalisation de la ville s’articule autour d’une recherche d’amélioration de la qualité du cadre de vie à travers une meilleure accessibilité aux espaces verts par exemple, afin de proposer une alternative aux préférences résidentielles périurbaines. Il est donc question d’amélioration de la santé publique (qualité de l’air, détente), de création et/ou renforcement du lien social (rôles des espaces verts, jardins familiaux et collectifs urbains) et de reconnexion de l’homme à la temporalité (saisons, variations climatiques). La pérennité d’un projet passant très souvent par la sécurité (ou protection) qu’il propose, l’ambition de la « Nature en Ville » est aussi de toucher la sphère économique en se proposant source d’emplois, notamment à travers l’agriculture périurbaine, l’entretien des espaces verts, la gestion de l’eau ou encore en menant des actions pédagogiques liées à sa valorisation. Concept politique que chaque agglomération est appelé à décliner, définir et construire, la « Ville durable » rassemble des acteurs dont les portées d’actions sont à différentes échelles : institutionnels (Etat, collectivités), professionnels (aménagement, urbanisme, bâtiment, gestionnaires d’espaces verts etc.), société civile et citoyens.
Pour ce faire, la déclinaison des TVB à l’échelle de la ville apparaît comme un outil dont les bénéfices sont doubles. D’une part, cela permettrait de préserver une biodiversité déjà présente mais que l’environnement urbain morphologiquement fragmenté fragilise plus qu’il ne renforce, d’autre part ce serait une réponse à une demande citadine croissante d’amélioration de la qualité de leur cadre de vie, notamment via la « réapparition » de formes de « nature » dans la ville.
Déclinant ainsi la TVB à l’échelle de la ville, il ne s’agit pas ici nécessairement de préserver des fonctions écosystémiques d’approvisionnement mais plutôt les services de régulation (hydrique, thermique) et des services sociaux, psycho-sociaux et culturels de la présence de nature en ville, services qui participent à un ensemble d’aménités et de services socio- culturels (diminution du stress, détente, activités ludiques ou sportive, lien social etc.).
La présence de nature en ville est donc au cœur du modèle de la « ville dense mais soutenable » dont l’objectif global est de conduire au développement d’un nouveau mode urbain capable de rapprocher emplois, logements, commerces, loisirs et de favoriser la mixité et la cohésion sociales.
La végétalisation par la culture en jardin, un système de résilience sociale ?
Le mouvement de jardins ouvriers émergea en France au milieu du 19ème siècle sous l’impulsion de l’Abbé Jules Lemire. La naissance de ces jardins a alors un lien avec la démocratie chrétienne, courant idéologique basé sur la défense de la famille, du foyer et de la petite propriété. Outil de lutte contre la pauvreté qui offrait aux classes sociales défavorisées de la société industrielle un complément de ressource et un accès à une « nature » à ces anciens paysans en exode, le jardin permettait d’assurer une forme de paix sociale. Les parcelles cultivables, mises à dispositions en échange d’une cotisation, appartiennent généralement aux municipalité ou à des propriétaires privés qui n’en ont pas l’usage.
Au fil des ans, le jardin ouvrier évolue en même temps que l’on observe une recomposition sociale des locataires, faisant alors émerger une nouvelle catégorie de jardin, celle des jardins familiaux. Connaissant des périodes de succès en temps de crise (lors de pénuries alimentaires pendant les guerres, de cracks boursier, crises socio-économiques, crises écologiques) et des périodes de déclin en temps prospères (aux lendemains de la seconde guerre mondiale), les jardins familiaux resurgissent à la fin des Trente Glorieuses (profitant de la montée du courant écologique ?) lorsque les citadins, en pleine période de contestation de la société de consommation dans les pays à économie libérale, sont en demande d’une amélioration de la qualité de leur cadre de vie et rejettent l’urbanisme fonctionnel de la période de reconstruction d’après-guerre. De par la recherche d’une amélioration de la qualité des denrées alimentaire, les circuits courts, qui permettent de rapprocher les producteurs des consommateurs, émergent progressivement sous le couvert du courant écologiste à partir des années 1970.
Durant la même période, des jardins apparaissent outre atlantique mais à partir d’un autre type de motivation, celle de la participation citoyenne au verdissement de la cité avec l’expérience nordaméricaine des community gardens qui apparaissent à la fin des années 1960. Enclenché sous l’impulsion d’activistes écologistes (les Green Guerilleros), il s’agissait alors d’offrir des lieux de nature aux habitants et de lutter contre le délabrement des quartiers défavorisés de New York, habités principalement par des populations ouvrières, où se multipliaient les terrains vagues. Cette « naturalisation » des quartiers s’effectua à partir de bombes de graines (seed grenades) lancées par-dessus les grilles de terrains abandonnés et laissés en friches afin de les transformer en jardins. Face à l’engouement des habitants au regard de ce mouvement de colonisation végétale, la ville de New York officialisa l’occupation des terrains jusqu’alors illégale en louant chaque parcelle pour un dollar par mois. Cette tendance au « retour à la terre » se retrouve dans d’autres villes américaines,notamment celle de Détroit qui, devenue une ville-fantôme vidée de sa populations à la suite de la désindustrialisation, trouve une forme de résilience urbaine à travers la mise en place de jardins communautaires. Pratique économique alternative, elle permet de tisser de nouvelles dynamiques de participation et de cohésion sociale en participant à la création de nouvelles solidarités et au renforcement des communautés à l’échelle du quartier (Paddeu, 2012).
Ces initiatives de réappropriation de terrains (non-officielle puis administré par le pouvoir communal) pour en faire des jardins gérés collectivement afin d’améliorer le cadre de vie, de créer un lieu d’échanges et de rencontres entre les habitants du quartier, inspira un collectif français qui ouvrit en 1997 le premier jardin partagé en France. Installé légalement à Lille (dans le quartier des Moulin) sur un terrain de 910 m2 , le « Jardin des Retrouvailles » rassemble des habitants autour d’un potager dit biologique où sont aménagés une haie d’essences locales, une butte de plantes aromatiques, un compost, une mare et un abri. La même année et dans la même ville est organisé le premier forum national « jardinage et citoyenneté : le jardin dans tous ses états », qui donna naissance à la création d’un réseau national de jardinage, « le Jardin dans Tous Ses Etats» (JTSE).
La vocation sociale des jardins semble être inscrite dans leurs racines. En effet, c’est un équipement qui a été à l’origine, conçu, développé et géré par des population économiquement défavorisées mais qui étaient culturellement et socialement intégrées par leur participation au monde du travail (jardins « ouvriers ») ou par leur insertion dans des réseaux de sociabilité (jardins familiaux).
Devenus « collectifs », les jardin rassemblent des personnes de différentes générations, cultures et/ou classes sociales, et connaissent un véritable essor en France depuis une quinzaine d’années (Cérézuelle, 1990). Dans son ouvrage « Jardins collectifs urbains », Cyrielle Den Hartigh dénombre quatre types de jardins collectifs : les jardins familiaux, les jardins d’insertion, les jardins pédagogiques et les jardins partagés. Tandis que les jardins d’insertions sont gérés par une association qui propose aux personnes exclus socialement ou économiquement de se réinsérer par le travail, les jardins pédagogiques ont une valeur plus strictement écologique en proposant la découverte et/ou l’apprentissage de la mise en culture d’une parcelle selon les principes de l’agriculture biologique.
Méthodologie
Le stage que j’ai effectué au MNHN en partenariat avec le Département avait un objectif double.
D’une part, la demande du MNHN était de rendre compte des perceptions qu’ont les usagers du jardin du « concept » de nature en ville ; d’autre part, celle du Département était de réaliser un bilan de l’action de médiation réalisée sur ce site au cours de l’année 2013. Se posaient alors deux grandes questions. Avec l’existence, l’usage et la pratique du jardin, les habitants sont-ils plus sensibles aux espaces de nature en ville, dans quelles mesures se sentent-ils concernés par les enjeux de biodiversité portés par le
Département au regard de la trame verte et bleue ?
L’action menée par le Département se traduit ici par l’expérimentation de la durabilité, avec l’inscription des habitantes-jardinières dans un processus de participation et d’investissement dans le temps. Il a pour vocation d’aboutir d’une part à la sensibilisation des habitants du quartier aux enjeux de biodiversité portés par le Département et, d’autre part de participer à l’amélioration du cadre de vie des habitants (création et renforcement du lien social, végétalisation du quartier etc.) en s’inscrivant dans la continuité de la rénovation urbaine menée par le I3F, la ville de Stains et Plaine Commune. Le lien entreles individus et la sensibilisation à des concepts passant par des formes d’appropriation, il est alors nécessaire d’identifier les enjeux que les jardinières associent à ce jardin afin de comprendre les différentes formes d’appropriation que la pratique (ou la simple existence) de ce jardin suscite. Quel est l’objet de leur attention, pourquoi s’y impliquent-t-elles ? Qu’attendent-elles de ce jardin ? Quels sont les bénéfices qu’elles en retirent ? Il s’agit de comprendre leurs perceptions de cet espace-vécu et des temporalités auxquelles il renvoie pour rendre compte, le moins subjectivement possible, de leurs pratiques urbaines.
Afin de trouver des éléments de réponses à ces questions, j’ai organisé auprès d’une partie des jardinières des entretiens semi-directifs soutenus par un questionnaire décliné en quatre thèmes : profil – pratiques urbaines – jardin – perception de la nature. J’ai complété ces informations par des observations directes participantes (pratique de recherche méthodologique initiée par l’Ecole sociologique de Chicago) dans le quartier et dans le jardin en empruntant une posture « périphérique ». Cette posture sous-entend que j’ai été en contact étroit et prolongé avec les membres du collectif de jardinière mais je n’ai pas « participé » au jardin en tant que tel, mon action est restée limitée ; d’autre part, par des entretiens répétés avec les représentants des institutions concernées, à savoir les travailleurs sociaux du
Lieu d’Ecoute et de Rencontre, I3F et l’ODBU. Ces connaissances de terrains sont enrichies par des recherches bibliographiques sur le thème de la nature en ville, des trames vertes et bleues et des jardins collectifs urbains ainsi que par la lecture de productions universitaires (mémoires et thèses), la consultation d’appels à projets et de rapports afin d’esquisser le cadre général de ce mémoire.
Jardinières du jardin partagé du Moulin Neuf
Je me suis rendue sur mon terrain d’étude entre les mois de février et mai. Au regard de la saison climatique (fin de l’hiver, début du printemps) et du temps météorologique (pluie, froid) il n’a pas été difficile de se rendre compte que la présence des jardinières dans le jardin y est très intimement liée, car très peu de jardinières se rendaient au jardin pendant cette période en-dehors des ateliers d’animations. J’ai donc profité de ces rendez-vous réguliers pour rencontrer les différentes jardinières. En effet, Véronique Lozaïc organise et anime des rendez-vous hebdomadaires (tous les mardi à 15h) pour s’occuper du jardin (ramasser les déchets, enlever les herbes indésirables, arroser etc.) ; autrement, les jardinières ont rendez- vous un lundi sur deux (sauf pendant la saison froide octobre – mars) avec Françoise Spuhler, de l’association Le Sens de l’Humus, pour des ateliers pédagogiques sur la pratique de l’agriculture biologique. Enfin, une fois par mois, de février à juin puis de septembre à décembre, des ateliers animés par les animateurs du parc Georges-Valbon sont organisés afin d’inciter les jardinières (et leur famille) à se (re-)familiariser avec le parc, ce pour toucher aussi, à termes, le reste des habitants du quartier. Cependant, il s’est avéré que la présence de la globalité du collectif de jardinières à ces différents ateliers n’a jamais été assurée ; seul un petit groupe s’y joignait de manière récurrente avec parfois, d’une animation à l’autre, de nouveaux visages.
L’opportunité de rencontrer la totalité des jardinières s’est présentée lors de la séance de tournage d’un documentaire portant sur ce jardin partagé et ses usagères réalisé le 18 mars 2014 par des étudiantes de L1 que j’encadrais en tant que tutrice. Afin de permettre aux réalisatrices d’effectuer les quelques entretiens –filmés nécessaires au documentaire, le LER a appelé chaque jardinière à plusieurs reprises. Ces nombreux appels furent fructueux car à la fin de la journée, nous avions rencontrés la quasi-totalité du collectif total de vingt-huit jardinières.
La prise de rendez-vous afin de m’entretenir avec elles en privé s’est effectuée de deux manières différentes, parfois complémentaires. Je me suis d’abord présenté à elle en face à face (lors des animations, du tournage ou dans le LER) puis je les ai contacté par téléphone à leur domicile. Ainsi, sur les vingt-huit jardinières totales, j’ai pu m’entretenir avec quinze jardinières et soumettre mon questionnaire à quatorze d’entre-elles. Ayant peu de temps à consacrer à la vie du jardin, l’entretien sans questionnaire porta principalement sur la réhabilitation urbaine du quartier et sur les origines du jardin (M. Raméti).
PRATIQUES ET USAGES DU JARDIN DU MOULIN NEUF, DE LA PERCEPTION A L’APPROPRIATION ?
La perception est un concept majeur en géographie lorsque l’on s’intéresse au rapport espace/société et plus particulièrement à « l’espace-vécu » (Frémont, 1974). En géographie, la notion « d’espace géographique » renvoie à un espace organisé par une société (Brunet, 2005), il s’agit donc d’un espace dans lequel les groupes humains et les individus qui le composent interagissent entre eux et avec leur environnement. Etudier l’espace vécu par un individu appelle donc à reconstituer une observation à trois dimensions : la première est celle de l’espace que le sujet observe (ce qu’il voit), la seconde consiste à prendre en compte la manière dont il observe (par ses sens) et enfin, la troisième est ce que tout cela signifie pour lui. Le « vécu » renvoie alors à un processus en deux temps. Les objets composants le réel sont d’abord « ressentis », c’est à dire « perçus par les sens » et pas seulement la vue; puis, ils sont intellectualisés, c’est à dire qu’ils sont interprétés et modélisés par l’esprit afin de se les représenter par une image mentale. C’est ce que les psychologues appellent la reconstitution du réel où « la représentation sociale est le produit et le processus d’une activité mentale par laquelle un individu ou un groupe reconstitue le réel auquel il est confronté et lui attribue une signification spécifique » (Abric, 1989, d’après Bernoussi & Florin, 1995).
Puisque l’homme vit en société, un espace est caractérisé par une multitude de vécus soit une multitude de perceptions, c’est pourquoi nous pouvons nous accorder sur le fait que l’appréhension de l’espace est double : elle est à la fois objet réel et représentations mentales. Occupé par un collectif, l’espace sur lequel se trouve le jardin est intrinsèquement perçu et pratiqué par le collectif qui le coconstruit et interagit avec. Cet espace est donc une co- production dans le sens où il résulte de plusieursactions, qui plus est en réponses les unes aux autres. M’intéressant aux pratiques et usages du jardin du Moulin Neuf dans un travail d’étude de sa qualité pédagogique en termes de sensibilisation aux enjeux de « Nature en Ville », l’espace vécu ici observé se définit par le jardin, questionne le quartier dans lequel il tente de s’intégrer et touche enfin aux autres lieux de « nature » (espaces verts) que les jardinières seraient susceptibles de faire usage.
Un des pionniers de la géographique des représentations, Antoine Bailly, définit la perception comme « un processus actif qui fait appel à tous les sens de l’homme puisque les messages transformésen action agissent indirectement sur le monde réel » (Bailly, 1977). Dans son ouvrage sur laperception de l’espace urbain, il démontre en effet que « pour comprendre “l’image de la ville”, il faut analyser de manière approfondie les relations subjectives de l’homme face à son milieu ». Suivant les recommandations d’Armand Frémont relatives à l’étude d’un espace-vécu et des perceptions qu’il soustend et révèle à la fois, je me suis attachée à saisir les rapports psychologiques que les jardinières seraient susceptibles d’entretenir avec le jardin car, « les rapports psychologiques des hommes à l’espace traduisent leurs différentes représentations du réel » (Frémont, 1974). Ainsi, si rendre compte de leurs perceptions du jardin, de ce qui le compose et de ce qu’il présente (donne à voir et ressentir), c’est rendre compte des relations subjectives que les jardinières ont avec lui, cette mise en exergue de la manière dont elles le perçoivent fournit des indications quant à ce qu’il représente pour elles et donc quant à ce qu’il est susceptible de leur apporter. On se pose alors la question de ce qu’elles y recherchent et de ce qu’elles en attendent.
Afin d’y répondre, il s’agit dans un premier temps de ressortir les différentes variables de leur profil sociodémographique, réalisé à partir des informations récoltées grâce au questionnaires (tableau 2), pouvant expliquer certaines de leurs actions et dont peut dépendre leur(s) motivation(s) à participer au projet de jardin partagé.
Leur situation une fois établie, il s’agira alors, dans un second temps, de rendre compte des formes d’interactions sociales que l’usage et la pratique, voire la simple existence du jardin, induisent entre les jardinières et avec les habitants.
Enfin, dans un troisième temps, notre regard se portera sur les représentations qui sont faites de ce jardin, de ce qui le compose et de ce qu’il présente afin de dégager les différentes formes d’appropriation qui découlent de son existence et de ses pratiques.
Des profils relativement homogènes
L’échantillon de quatorze femmes interrogées rassemble des jardinières de chaque bac, du n°2 au n°5 en excluant le bac pédagogique qui est animé par le LER. Arrivées au Moulin Neuf entre 1970 et 1999, il semble exister une certaine mixité entre les « anciennes » et les « nouvelles » habitantes avec une répartition égale au sein de cet échantillon. Agées de 36 à 67 ans, elles sont toutes mères de famille avec entre 0 (2) et 8 enfants à charge (2). Si une moyenne devait être établie, elle serait de 3 à 4 enfants à charge par femme. Au regard de leur situation matrimoniale, près de la moitié de ce collectif est composé mères de familles monoparentales, trois d’entre-elles étant divorcées/séparées et trois autres étant veuves.
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Table des matières
Introduction
I. LA PLACE DES JARDINS PARTAGES DANS LES ENJEUX DE « NATURE EN VILLE »
1. Une double réflexion sur la fonction de la présence de « nature » dans les villes denses
1.1 Des mesures phares du Grenelle Environnement
1.2 La domestication de la nature, une réponse sociale à la dégradation du lieu de vie
1.3 Les principes de la « Nature en Ville » en expérimentation en Seine-Saint-Denis
2. Un stage qui s’inscrit dans une série de partenariats
2.1 Une collaboration entre le MNHN et l’ODBU
2.2 Le quartier du Moulin Neuf, un « site-pilote » propice aux actions de médiations
3. Méthodologie
3.1 Liste des entretiens
3.2 Questionnaires
3.3 Difficultés rencontrées
II. PRATIQUES ET USAGES : DE LA PERCEPTION ET L’APPROPRIATION
1. Des profils relativement homogènes
2. Quel lien social ?
2.1 Entre les jardinières, avec la création et l’appartenance à un groupe spécifique ?
2.2 Entre les habitants ?
2.3 L’interaction intergénérationnelle, un lien présent mais encore relatif
3. Quelles perceptions pour quelles formes d’appropriation ?
3.1 Des perceptions à dominante idéelle ?
3.2 Des modalités d’appropriation différentes selon le statut des acteurs ?
4. Une médiation aux enjeux de Nature en Ville effective ?
4.1 Le rôle du jardin sur la perception et la pratique d’espaces de nature en ville
4.2 Le jardin, un outil de sensibilisation
Conclusion
Bibliographie
Annexes
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