La place de l’espace dans les théories des organisations
La négligence de la question de l’espace
Le titre de notre thèse peut paraître incongru, tant la question de l’espace est négligée dans les théories des organisations. Certes, il y a eu des théories qui ont influencé des attentes vis-à-vis de l’espace. Certains principes gestionnaires ont pu être transposés dans des organisations spatiales. Par exemple, l’approche du management scientifique a conduit à la prise en compte de la minimalisation des distances à travers la notion de « economy of motion », non seulement dans la conception des usines mais également dans celles des bureaux. Dans la même approche, sous la notion de « visual accessibility », l’espace assume également le rôle d’organiser matériellement et symboliquement la supervision des employés par le management, en s’inspirant des effets panoptiques décrits par Bentham. Plus tard, l’influence de la théorie Y, s’appuyant sur le modèle de la hiérarchie des besoins, a amené à considérer l’aménagement des lieux de travail comme facteur de satisfaction ou de non satisfaction et d’influence sur la motivation des employés. Force est de constater, surtout depuis les expériences de Hawthorne qui ont marqué le début de l’école des Relations Humaines, que l’espace n’est pas un véritable objet de pensée dans les théories des organisations.
Pour tenter d’expliquer cette négligence vis-à-vis de la question de l’espace, un rappel des questions qui occupent le débat sur les organisations s’avère éclairant. Une des deux conceptions classiques de l’organisation se focalise largement sur le rapport entre les comportements individuels et collectifs et les éléments de structure (organigramme, outils de gestion…). Cette conception appelle des logiques explicatives essentiellement déterministes pour définir le lien entre structure et comportement (Brechet et Desreumaux, 1999). L’autre version conçoit l’organisation comme un ensemble d’interactions dans lequel le jeu des acteurs produit une dynamique qui aboutit à un résultat (Reed, 1996). Cette version s’appuie sur des explications d’ordre relationnel (valeurs, pouvoir, règles) qui sous-tendent le lien social (Reed, 1996). Nous tenons là un double indice pour comprendre la difficulté à penser l’espace dans la théorie des organisations : d’une part, l’espace ne semble pouvoir intégrer de telles théories qu’à condition de concrétiser une logique déterministe, c’est à dire à condition de permettre une conception instrumentale par rapport aux objectifs du management. D’autre part, l’espace n’aurait rien à faire dans la dynamique des interactions, sousentendu, par des théories inspirées d’une sociologie sans objet, que l’espace dans sa relation avec les objets physiques n’est pas un élément qui participe à la structuration des relations sociales.
Avant d’approfondir ce double indice, nous chercherons d’abord à savoir comment cette négligence est perçue par les théoriciens eux-mêmes.
Le constat des théoriciens des organisations
Une première remarque s’impose : cette négligence est plus largement perçue par des chercheurs situés généralement en dehors des disciplines des organisations, notamment par ceux qui étudient plus spécifiquement les relations entre espaces et travail (voir par exemple Lautier, 1999 ; Becker et Steele, 1995 ; Duffy, 1993 ; Sundstrom, 1986). Leur position sera analysée plus tard. Nous nous intéressons ici à la position de ceux qui, dans leurs disciplines, ont pour objet d’étude la description, l’analyse et la théorisation des organisations, notamment les sciences économiques, les sciences administratives et la sociologie des organisations. Parmi les rares chercheurs dans ces disciplines à avoir commenté cette négligence, se trouvent Jeffrey Pfeffer et Jean-François Chanlat.
Pfeffer (1997) écrit :
The effects of physical design on social behavior remain relatively unexplored in the organizations literature and in related social sciences […] Organizations textbooks and courses typically ignore discussion of either the design of work environments or the effects of physical design on organizational behavior.
Il développe deux explications par rapport à ce constat. Une première est selon lui, en citant Darley et Gilbert, le fait que la conception des espaces représente « a problem-centered rather than a theory-centered set of activities. » Il positionne ainsi l’espace davantage sur le terrain du « design » que sur le terrain de l’analyse. La deuxième explication fait état d’un manque de profondeur des connaissances sur l’espace en rapport avec les préoccupations du management. Il note :
Again, studies about the effects of this arrangement [physique] on organizational identification, commitment and turnover, career advancement (which often requires sponsorship and the building of networks), and learning and idea sharing would be useful.
Le constat de Chanlat (1990) part d’un questionnement sur les dimensions humaines fondamentales et oubliées par « le monde de la gestion », parmi lesquelles il situe notamment l’espace, le temps ou encore le langage et la parole. Dans l’introduction à cet ouvrage collectif, l’auteur remarque la négligence des sciences administratives envers les acquis des sciences humaines dans ces dimensions fondamentales. Il indique deux raisons : [D]’une part, en ayant installé l’économique, le nombre et la chose au centre de son univers, notre société semble en avoir oublié le reste, c’est à-dire tout ce qui n’est pas réductible à une formalisation quelconque ; d’autre part, comme tout recours à une pensée extérieure, critique de surcroît, peut toujours menacer l’ordre organisationnel établi, le monde de la gestion a le plus souvent préféré des visions moins dérangeantes pour lui-même.
La difficulté de penser l’espace
Nous remarquons que les deux commentaires convergent pour fournir un complément aux indices déjà mentionnés :
Une des difficultés résiderait dans l’approche même des théories des organisations. Chanlat (1990) voit l’être humain, dans ses dimensions fondamentales, comme beaucoup trop complexe pour se laisser enfermer dans une conception « classique » des organisations, « obsédée par l’efficacité », qui empêche une appréhension globale des organisations. Il souligne ainsi l’insuffisance des théories actuelles pour parvenir à rendre compte du monde réel, un point de vue également défendu par Brechet et Desreumaux (1999). Pfeffer (1997) explique qu’il est nécessaire d’analyser des problèmes d’ordre matériel et physique avec une approche de terrain (« problem-centered »). Ceci est rendu difficile du fait de la préférence des chercheurs en gestion qui convergent souvent vers des approches théorisantes («theory-centered »).
Une autre difficulté résiderait dans l’identification de formes de connaissance sur l’espace suffisamment tangibles pour être rapportées aux questionnements de la gestion, que ceux-ci soit dominés par les tenants de la structure ou par les tenants de l’interaction.
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Table des matières
INTRODUCTION GENERALE
PREMIERE PARTIE : LES RELATIONS ENTRE L’ORGANISATION ET L’ESPACE DANS LA DYNAMIQUE DU CHANGEMENT
INTRODUCTION : PEUT-ON GERER UN ESPACE ?
1. ESPACE ET GESTION : LA PROBLEMATIQUE D’UN RAPPROCHEMENT
1.1. La place de l’espace dans les théories des organisations
1.1.1. La négligence de la question de l’espace
1.1.1.1. Le constat des théoriciens des organisations
1.1.1.2. La difficulté de penser l’espace
1.1.2. L’analyse matérielle dans les théories de la cognition distribuée
1.1.2.1. Une perspective nouvelle : les « réseaux » et l’« agencement de ressources»
1.1.2.2. Le bureau n’est pas à un « cockpit »
1.1.3. L’espace comme ressource
1.1.3.1. L’avantage concurrentiel et la gestion à long terme des ressources
1.1.3.2. La spécificité de l’espace dans la gestion des ressources
1.2. L’enjeu de l’espace dans la pratique des entreprises
1.2.1. La pluralité de l’espace
Le lieu
L’espace
Les espaces
1.2.2. La considération de l’espace en fonction d’un enjeu
1.2.2.1. Gérer un coût
1.2.2.2. Gérer un potentiel
Contribuer à l’accomplissement des tâches
Contribuer à la communication
Contribuer au développement organisationnel
1.2.3. Le problème de l’évaluation
1.2.3.1. La gestion de l’espace entre magie et logique mécaniste
1.2.3.2. Une alternative : gérer la représentation.
1.2.4. La place de l’utilisateur
1.2.4.1. Une expertise complémentaire
1.2.4.2. La nécessité de gérer l’espace dans la continuité
1.3. La dynamique organisationnelle – une problématique commune
1.3.1. Quel niveau d’analyse pour la dynamique ?
1.3.2. Gérer l’imprévisible
1.3.3. Les modalités pour intégrer la dynamique dans la gestion
1.3.3.1. … par la flexibilité
1.3.3.2. … et par référence à un « système de valeurs »
2. GERER LA DYNAMIQUE ORGANISATIONNELLE DANS L’ESPACE
2.1. De la gestion d’un dispositif matériel
2.2. … vers la gestion de la représentation d’un objectif
2.3. Une ressource pour l’apprentissage organisationnel
2.3.1. La persistance de la représentation
2.3.2. Une forme particulière de gestion
CONCLUSION
DEUXIEME PARTIE : L’EVOLUTION DES POSITIONS SUR LA GESTION DE L’ESPACE
INTRODUCTION : PEUT-ON INSTRUMENTALISER L’ESPACE ?
1. LA POSITION DU MANAGEMENT
1.1. Première période : une conception déterministe
1.2. Le management contemporain à la recherche des dimensions oubliées de l’espace
L’analyse difficile de la richesse des significations de l’espace
Le paysage de l’entreprise : un espace sensoriel
L’environnement physique – un construit social
L’espace comme système
2. UN DOMAINE DE SAVOIR SUR LES RELATIONS ENTRE ESPACES ET TRAVAIL
2.1. Les modèles spatiaux comme savoir
2.1.1. Des modèles formés par le contexte culturel et par l’échelle d’observation
2.1.2. Quels critères pour analyser les modèles ?
2.2. Le bureau paysager
2.2.1. La communication comme représentation de la productivité
2.2.2. Un tournant dans l’aménagement tertiaire
2.3. Le bureau devient un domaine de recherche spécifique
2.3.1. La performance humaine dans l’environnement physique
La diversification des facteurs dans l’analyse de la performance
Un regard critique sur la recherche des facteurs environnementaux
2.3.2. La congruence entre environnement physique et système global
La congruence entre quels facteurs ?
L’intervention sur le lieu comme un aspect de la conduite du changement
2.4. Les expériences des années 1980
2.4.1. La diversification des modèles
2.4.2. La satisfaction du personnel
2.5. Les tendances récentes
2.5.1. Des phénomènes nouveaux : les nouvelles formes d’organiser le travail et les TIC
2.5.2. Vers une autre forme de modèle spatial
S’adapter à la diversité des situations
Vers des modèles spatio-organisationnels ?
Le partage des lieux
2.5.3. La question du contrôle face à la mutation du statut de l’espace
3. LA CONTRIBUTION DE L’ARCHITECTURE 145
3.1. La « différence architecturale », un apport particulier à la problématique des organisations
3.2. Le Mouvement Moderne et l’avènement de la production de masse
CONCLUSION
TROISIEME PARTIE : LA MOBILISATION DE LA RESSOURCE SPATIALE DANS UN PROJET ORGANISATIONNEL
INTRODUCTION
1. UNE RECHERCHE-INTERVENTION POUR ETUDIER LA GESTION DE L’ESPACE
1.1. Une intervention à l’origine de la recherche
1.1.1. L’itinéraire de recherche
1.1.1.1. Connaître l’entreprise à travers la participation à son activité
L’entrée sur le terrain
Une activité d’opérateur entre Marketing et « R&d »
1.1.1.2. Piloter le projet d’un nouvel aménagement
Une mission attribuée par le management
L’étendue de l’intervention
La position de l’intervenant
1.1.1.3. Théoriser une intervention qui se poursuit
La décision de faire une thèse
La position du chercheur-intervenant
1.1.2. L’évolution de la demande et de l’objet de recherche
La demande initiale et les hypothèses du praticien
La négociation de la demande
Le décalage entre demande et objet de recherche
1.2. La validation de la démarche
1.2.1. La lecture de notre expérience à partir d’autres pratiques de recherche
1.2.2. Le fondement de l’interaction sur le terrain
La rencontre entre une demande sociale et une logique du progrès de la connaissance
Quand la demande sociale est absente ou occultée
La finalité du changement
1.2.3. Les conditions de validation
La durée de l’interaction
Décalage et distanciation du chercheur
Réciprocité des apports et retour de l’analyse sur le terrain
1.2.4. La RI : le progrès de la connaissance repose sur le savoir des praticiens
1.3. La validation des données et l’objectivation des interprétations
1.3.1. Les données
1.3.2. Validation et instances de contrôle
1.4. La restitution de l’analyse du terrain
2. L’ESPACE DANS LA DYNAMIQUE DU CHANGEMENT ORGANISATIONNEL
2.1. L’activité de l’entreprise et la problématique de l’évolution de son métier
2.1.1. Une activité industrielle et commerciale
2.1.2. Deux voies pour transformer l’activité
2.1.3. La difficulté d’apprendre un nouveau métier
2.1.4. Le projet de transformer le métier mobilise plusieurs entités de l’entreprise
2.2. Période I : La genèse du projet « Marlenheim »
2.2.1. Une combinaison de facteurs hétérogènes
Divers motifs
Une décision du management
La présence d’une expertise dans le domaine de l’espace
2.2.2. Les objectifs sont précisés au cours d’un processus
2.2.2.1. Une association des dimensions organisationnelle et spatiale
La dynamique d’un processus itératif
L’ouverture vers l’objectif de faire évoluer le métier
Les acteurs de la dynamique
2.2.2.2. L’élaboration du programme
L’analyse des usages
L’analyse des ressources matérielles
Le rapprochement entre les objectifs et l’état actuel du Marketing
2.3. Période II : Le projet fait l’offre d’une manière de vivre la poursuite des objectifs
2.3.1. Une lecture de l’aménagement à partir du point de vue des concepteurs
2.3.1.1. Le concept comme unité de connaissance du projet
2.3.1.2. La connaissance des lieux sur l’ancien site
2.3.1.3. Le nouvel aménagement organisé selon l’activité
2.3.2. L’élaboration de la forme
2.3.2.1. Les relations entre la forme et les objectifs
2.3.2.2. La forme pour désigner une manière d’accomplir l’action
2.3.2.3. La place des règles dans l’élaboration de l’offre
2.3.3. L’accessibilité de l’offre se construit progressivement
2.3.3.1. La réalisation de la forme et l’emménagement comme phases d’explicitation
2.3.3.2. L’adaptation réciproque entre les occupants et la ressource spatiale
2.4. Période III : Le projet est confronté à un revirement du management
2.4.1. Le changement de direction intervient dans des transformations plus vastes
2.4.2. Une position nouvelle
2.4.2.1. L’interprétation des événements et l’émergence d’une nouvelle position
2.4.2.2. La demande d’une modification du fonctionnement et de l’aménagement
2.4.2.3. Les motifs du revirement
2.4.3. L’effet de la nouvelle position sur l’organisation
CONCLUSION GENERALE
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