La construction des identités de genre à la Renaissance est un sujet qui n’a pas encore été étudié en France. Ayant choisi de le traiter tel qu’il se dévoile à travers les livres imprimés, depuis l’ouverture des premières presses jusqu’à la fin du XVIe siècle, soit durant un bon siècle, il m’a d’abord paru nécessaire de faire le tour des connaissances aujourd’hui à notre portée pour traiter un tel sujet, et de dresser un premier corpus des ouvrages les plus diffusés, susceptibles d’avoir influencé considérablement ce processus.
L’histoire des femmes est souvent considérée comme un phénomène de la fin du XXe siècle. En réalité, elle date sans doute de l’Antiquité grecque, où elle a émergé comme produit de la conscience que les récits historiques ne faisaient le plus souvent place qu’aux hommes. Homère lista les femmes de l’entourage d’Ulysse dans l’Odyssée, Hésiode rédigea ses Éhées en l’honneur des femmes, Artémon de Magnésie, Apollonios le stoïcien et d’autres, anonymes, dressèrent des catalogues de femmes illustres, avant que Plutarque n’écrivît ses Vertueux faits des femmes, dont la matière fut sans doute rassemblée pendant qu’il travaillait à ses Vies d’hommes illustres (1ers.).
Pour ce qui concerne l’Occident moderne, elle a massivement ressurgi à la fin du Moyen Âge, dans le contexte de la Querelle des femmes, comme appui à de nombreuses démonstrations sur les capacités ou les incapacités des femmes. Cette Querelle s’étant maintenue jusqu’aux premières décennies du XXe siècle, l’histoire des femmes est demeurée centrale dans les discours des « partisans des femmes », toujours confrontés à la nécessité de prouver le bien-fondé de leurs certitudes ou leurs revendications, et toujours tentés de le faire en alléguant des exemples de faits avérés (ou considérés tels par leurs contemporains). Si des changements d’approche l’ont affectée au cours des siècles, notamment une plus grande « scientificité » des recherches dès les derniers siècles de l’Ancien Régime, ils n’ont pas mécaniquement entrainé un changement de perspective sur les objets étudiés, d’autant que les historiens ont très massivement continué de pratiquer une histoire des hommes, et que le déficit de recherches sur les femmes a continué d’entretenir la nécessité de conduire sur elles des investigations spécifiques.
L’œuvre fondatrice en la matière est le De mulieribus claris (1361-62), rédigé par Boccace à la demande d’Andrea Acciaiuoli, une femme de l’entourage de la reine Jeanne Ire de Naples – dont le règne fut aussi long que contesté. Son très large et très long succès est attesté par les nombreux manuscrits latins conservés en Europe et par les multiples traductions et adaptations qui en ont été faites. En France, il a été traduit dès 1401, imprimé en 1493 par Antoine Vérard (De la louenge et vertu des nobles et cleres dames), réimprimé en 1538 (Le plaisant livre de noble homme Jehan Bocace poete florentin, auquel il traicte des faictz et gestes des illustres et cleres dames) avant d’être traduit à nouveau en 1551, cette fois à partir d’une nouvelle version italienne (Des dames de renom).
Cette liste de 104 portraits féminins empruntés à la mythologie et à la littérature gréco-latine semble avoir été élaborée dans une perspective moraliste et didactique. Ces « claires femmes » sont en effet jugées telles pour leurs défauts autant que pour leurs qualités. La culture cléricale de Boccace, toutefois, y pèse lourd : plus de la moitié des histoires est au désavantage des héroïnes et l’ouvrage est criblé d’accusations traditionnelles contre le « sexe faible ». Pourtant, dans le prologue de l’édition Vérard, réalisée pour Anne de Bretagne, le « translateur » du texte signale à la reine son utilité pour contrer les attaques misogynes : il a réalisé cette tâche « affin que vous, ma tres redoubtée dame, ayez matière de répliquer et alléguer les nobles et célébrables vertuz qui ont esté par cy devant ou [au] sexe féminin ». Après avoir fait la louange de sa dédicataire, il exprime son espoir que son « trescélébrable nom volitera de plus en plus par les bouches des hommes, par sur [par-dessus] la fameuse et treschière mémoire de toutes les dames illustres, clères et nobles du temps passé ».
De la même façon, les femmes célèbres de Boccace ont été réutilisées par de nombreux auteurs à la Renaissance, de façon positive ou négative, soit dans des recueils présentant des notices à la suite les unes des autres, soit dans des discours (traités, pamphlets) où leurs faits et gestes, résumés, servaient d’exemples soutenant la démonstration recherchée. Marie-Claude Malenfant a étudié ces diverses fonctionnalités des exempla féminins et Adrian Armstrong a montré que les discours des catalogues de femmes vertueuses se prêtent à diverses appropriations sélectives : tantôt à la récupération misogyne, tantôt à un féminisme bien plus radical qu’auraient jamais pu imaginer les [premiers] auteurs.
Ce sont néanmoins surtout les auteurs et autrices philogynes de la Renaissance qui se sont attachés à réorganiser la matière boccacienne, dans des architectures textuelles généralement plus complexes, insérant les notices dans des argumentaires parfois déployés au sein de cadres allégoriques recherchés.
La première et la plus importante est Christine de Pizan. Après s’être opposée à des intellectuels parisiens en suscitant la querelle du Roman de la Rose vers 1401-1402 et en se positionnant en faveur de l’accès des femmes au savoir et au droit de s’exprimer en public , elle se mit en scène en 1405 dans la Cité des dames en tant qu’autrice et héroïne bâtisseuse de l’allégorique forteresse, édifiée pour protéger les femmes de leurs ennemis et de leurs détracteurs. Pour elle, les femmes exemplaires étaient à la fois les pierres fondatrices de la cité et ses habitantes. Quant aux lectrices, elles étaient invitées à rejoindre ce « nouvel royaume de femenie », et à introduire leurs propres héroïnes dignes de mémoire : « celles [parmi vous] qui amez gloire, vertu et loz, povez estre hebergees, tant les passees dames, comme les presentes et celles a avenir ».
Margarete Zimmermann a montré que l’espace imaginaire de cette cité « livresque » permettait aux lectrices de dialoguer avec l’ensemble des femmes de toutes les époques de l’histoire : et parce qu’elle constitue un « immense lieu de mémoire, une manière d’archives de la culture féminine », et parce qu’elle est un « modèle orienté vers l’avenir », une « utopie morale ». Christine de Pizan a inventé en effet l’usage systématique des femmes fortes – déesses, souveraines, guerrières, saintes, créatrices, savantes… – pour appuyer un discours destiné à endiguer la détérioration du statut et de la dignité des femmes, voire à les améliorer . Conséquemment, elle a opéré un réaménagement considérable du legs boccacien , retranchant du lot vingt cinq portraits négatifs et y ajoutant une centaine de figures positives pour prouver que l’exclusion des femmes du judiciaire, de la science et de la politique ne répondait pas à une quelconque incapacité (livre I), réfuter les préjugés du courant antimatrimonial (livre II), et confirmer la protection du ciel en conviant la Vierge Marie à gouverner la cité avec sa suite d’illustres saintes, exemples de force et de courage (livre III).
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Table des matières
PREMIÈRE PARTIE LE GENRE À LA RENAISSANCE : TEXTES ET CONTEXTES
A- LES IDENTITÉS DE GENRE À LA RENAISSANCE : UN SUJET PEU ÉTUDIÉ
1. L’histoire des femmes : un sujet ancien, placé sous le signe de la Querelle
2. La place de la Renaissance dans l’histoire des femmes et du genre
3. L’histoire de l’éducation : un domaine principalement traité au masculin
4. L’histoire du livre et de la lecture : un champ de recherche récent et encore peu concerné par la construction des individus
B- LES CONNAISSANCES ACTUELLES SUR LES RAPPORTS DE SEXE ENTRE MOYEN ÂGE ET RENAISSANCE
1. Les héritages médiévaux : rapports de sexe et début de la Querelle
2. La dégradation de la situation des femmes et les avancées de l’idéal de la séparation des sphères (milieu du XIVe -XVe siècle)
3. Les résistances du terrain et le début de la Querelle des femmes
4. La radicalisation des positions (fin XVe -XVIe siècle)
C- UNE PRODUCTION TEXTUELLE CONSIDÉRABLE
1. Les traditions médiévales
2. La production des années 1470-1594
D- PREMIÈRES LEÇONS GENRÉES DE L’ÉTAT DES LIEUX
1. Des ouvrages pédagogiques et édifiants relativement différenciés
2. Débats et polémiques autour des femmes, du mariage et de l’amour, un filon éditorial ?
DEUXIÈME PARTIE LES TEXTES LES PLUS DIFFUSÉS : ANATOMIE D’UN CORPUS
A- TEXTES, AUTEURS, TRADUCTEURS, ÉDITEURS, CONTEXTES D’ÉCRITURE
1. « Institutions des princes et des grands »
2. « Traités de bonnes mœurs et civilité »
3. « Institutions des femmes »
4. « Recueils de modèles / Vies d’hommes et de femmes célèbres »
5. « Textes sur, pour ou contre les femmes »
6. « Textes sur, pour ou contre le mariage »
7. « Textes sur, pour ou contre l’amour »
B- DES TEXTES PRÉSENTÉS, OFFERTS, VANTÉS… INVITATIONS À LA LECTURE ET STRATÉGIES DE PROMOTION
1. Les dédicaces
2. Les prologues, préambules et justifications
3. Les contributions de lettrés
4. La mise en livre : pages de titres, tables et manchettes
5. Les illustrations
C- L’AUTORITÉ DES SOURCES : CITATIONS, TRADITIONS, EMPRUNTS
1. La tradition chrétienne
2. Les sources classiques
3. La tradition courtoise et anticourtoise, ses débats et sa postérité
4. La tradition didactique : instituteurs, humanistes et juristes
5. Modèles et emprunts directs : des œuvres abondamment copiées
D- L’ENGAGEMENT DES AUTEURS DANS LES PÉRITEXTES QUI LEUR REVIENNENT
1. La posture énonciative
2. Les intentions visées
3. Le genre du lectorat visé
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