La place de la femme dans l’ordre physique et morale
La différence des sexes
La première différence et la plus fondamentale, parce qu’elle est la source de toutes les autres, entre la femme et l’homme est relative au sexe. « En tout ce qui ne tient pas au sexe la femme est homme…, et sous quelque rapport qu’on les considère ils ne diffèrent entre eux que du plus au moins » . Ils ont les mêmes organes, les mêmes besoins, les mêmes facultés, « la machine est construite de la même manière », la figure est la même. « En tout ce qui tient au sexe la femme et l’homme ont partout des rapports et partout des différences » . On voit donc que c’est le sexe qui crée l’union entre l’homme et la femme, par les rapports qu’il implique, et leur distinction par les différences qui en sont originaires. Ces rapports et ces différences vont influer sur l’ordre physique et moral et assigner à chacun une place déterminée dans cet ordre. Il en est ainsi parce que de ces rapports et différences sont nées des relations de dépendances dont les uns sont réciproques et les autres unilatérales. En vertu de sa constitution physique, la nature semble doter l’homme de suffisamment de forces pour la survie de l’individu. L’homme est donc physiquement indépendant de la femme. Il se suffit à lui-même pour satisfaire ses besoins matériels. Ce qui n’est pas le cas pour la femme qui, ayant des forces bornées, a besoin du secours de l’homme pour obtenir le nécessaire. D’où il suit qu’elle ne peut pas subsister sans l’homme. De même, puisque le premier soin l’espèce est celui de sa conservation, la nature a imprégné à l’être humain des désirs qui font appel des deux côtés à l’autre sexe. Il apparaît donc nettement que « la femme et l’homme sont faits l’un pour l’autre, mais leur mutuelle dépendance n’est pas égale : les hommes dépendent des femmes par leurs désirs; les femmes dépendent des hommes par leur désirs et par leurs besoins; nous subsisterions plutôt sans elles qu’elles sans nous.» En plus de ces deux formes de dépendance dont l’une est matérielle et l’autre relatif au désir, Rousseau constate une troisième qui peut être considérée comme morale. La valeur de la femme dépend du prix que les hommes mettent à son mérite. Il ne suffit pas seulement que la femme soit belle, vertueuse, sage, fidèle etc., il faut qu’elle soit jugée comme telle. Le jugement public importe beaucoup sur les qualités morales de la femme. Il ne suffit pas seulement qu’elle ait véritablement ces qualités, il faut qu’elle soit réputée les avoir. Son mérite, son estime dépend de sa réputation. « L’homme en bien faisant, dit Rousseau, ne dépend que de lui-même et peut braver le jugement public, mais la femme en bien faisant n’a fait que la moitié de sa tâche, et ce que l’on pense d’elle ne lui importe pas moins que ce qu’elle est en effet…L’opinion est le tombeau de la vertu parmi les hommes, et son trône parmi les femmes.» L’honneur de la femme n’est pas donc relatif seulement à sa conduite personnelle, il dépend du témoignage d’autrui, du cas que l’homme en fera, en d’autres termes de sa réputation. Cet état de fait semble être une institution humaine, mais c’est, selon Rousseau, en vertu d’une loi naturelle que « les femmes, tant pour elles que pour leurs enfants sont à la merci des jugements des hommes ». Ce principe établi, il s’en suit que la femme doit vivre sous la loi de l’homme par une nécessité naturelle et sociale (à savoir pour son honneur et son estime dans la société dans laquelle elle vit). Il y va de sa bonne réputation et de sa survie. Pour ce faire, elle doit chercher à être agréable à l’homme, à lui plaire au lieu de le provoquer. De là « nait la première différence assignable entre les rapports moraux de l’un et de l’autre. L’un doit être actif et fort, l’autre passif et faible; il faut nécessairement que l’un veuille et puisse ; il suffit que l’autre résiste peu.» On voit donc nettement que tout dans la nature destine la femme à la gêne et à la contrainte. Elle ne cesse d’être assujettie à l’homme ou aux jugements des hommes. Ainsi pour bien remplir sa place dans l’ordre physique et moral, elle a besoin de la docilité. C’est la qualité qui lui permettra de supporter l’injustice, les vices, les défauts d’un être aussi imparfait que l’homme et auquel la nature lui destine à obéir. « La première et la plus importante qualité d’une femme est la douceur ; faite pour obéir à un être aussi imparfait que l’homme souvent si plein de vices, et toujours si plein de défaut, elle doit apprendre de bonne heure à souffrir même l’injustice, et à supporter les torts d’un mari sans se plaindre.» Il en est ainsi parce que l’aigreur et l’opiniâtreté sont des moyens impropres au sexe pour triompher du joug des hommes. Elles ne font qu’accroitre les mauvais procédés des maris et rendre le joug plus insupportable. « Le ciel ne les fit point insinuantes et persuasives pour devenir acariâtres; il ne les fit point faibles pour être impérieuses; il ne leur donna point une voix si douce pour dire des injures; il ne leur fit point des traits si délicats pour les défigurer par la colère. (…) A moins qu’un homme ne soit un monstre, la douceur d’une femme le ramène et triomphe de lui tôt ou tard.» L’insinuation, la persuasion, l’adresse, les charmes, la douceur sont donc les moyens assortis au sexe féminin et qui lui permettent d’enrayer le joug des hommes et même de retrouver cet empire sur lui-même et sur les hommes qu’il semblait avoir perdu à jamais et qui pourtant est incontestablement à lui. En effet, comme le dit Rousseau, une des conséquences de « la constitution des sexes ; c’est que le plus fort soit le maître en apparence et dépende en effet du plus faible ; et cela non par un frivole usage de galanterie, ni par une orgueilleuse générosité du protecteur, mais par une loi invariable de la nature,…» De là cet empire des femmes qui « n’est point à elles parce que les hommes l’ont voulu, mais parce qu’ainsi le veut la nature… » Ainsi que le constate justement Pierre Burgelin pour qui « avec beaucoup de simplicité, Rousseau postule que le bonheur de la femme est de faire son devoir, donc d’assurer le bonheur de l’homme. Mais, poursuit P. Burgelin, en vertu d’une dialectique du maître et de l’esclave, si le bonheur des hommes dépend des femmes, la situation se retourne, et la femme a la possibilité d’asservir l’homme. » Cela n’est pas sans nous rappeler ces vers d’Alfred de Vigny qui sont assez révélateurs de l’ambiguïté sinon de l’ambivalence de la condition féminine. Ainsi dit-il dans Les destinées, La maison du berger : « si Dieu prés de lui (Adam) t’a voulu mettre, ô femme !/ compagne délicate ! Eva ! Sais tu pourquoi ? / C’est pour qu’il se regarde au miroir d’une autre âme, / Qu’il entende ce champ qui ne vient que de toi / – L’enthousiasme pure dans une voix suave / C’est afin que tu sois son juge et son esclave / Et règne sur sa vie en vivant sous sa loi ». Il suffit tout simplement qu’elle sache déployer la mécanique destinée à cet effet. Celle-ci constitue une sorte de dédommagement à sa faiblesse. Tout ce dont la femme a besoin et qu’elle est incapable d’obtenir par elle seule, elle doit nous le faire vouloir. Elle possède un arsenal composée de discours, d’actes, de regards, de gestes capables d’ébranler le cœur de l’homme et d’exciter en lui les sentiments qui lui plaisent. Il apparaît à partir de ce qui précède que le premier objet d’étude de la femme est le goût et l’esprit des hommes qui l’entourent. Ainsi que le dit Rousseau, « la femme, qui est faible et qui ne voit rien au dehors, apprécie et juge les mobiles qu’elle peut mettre en œuvre pour suppléer à sa faiblesse, et ces mobiles sont les passions de l’homme. Sa mécanique à elle est plus forte que la nôtre, tous ses leviers vont ébranler le cœur humain. » .
On voit donc qu’il n’y a ni égalité ni inégalité entre les sexes mais complémentarité et possibilité d’équilibre. Par l’état qu’il implique, chaque sexe est lié à des devoirs et à des avantages qui lui sont propres. Mais cela n’est possible que si chaque sexe reste sur le ton qui est le sien. La douceur n’est point le propre de l’homme. Un homme ne plaît que par cela seul qu’il est fort ; c’est une loi de la nature. Autrement, il déshonore son sexe et sera la risée de l’autre. En effet, « ni la nature ni la raison ne peuvent porter la femme à aimer dans les hommes ce qui lui ressemble, et ce n’est pas non plus en prenant leurs manières qu’elle doit chercher à s’en faire aimer». Virilisée, la femme est moins que femme à plus forte raison homme. C’est à son préjudice que cela tourne car elle n’aura pas les avantages du sexe masculin et elle perd les privilèges du sien. La femme doit donc être éduquée pour les nécessités de son sexe. Il ne faut cultiver dans les femmes que les qualités qui leurs sont propres. C’est travailler à leur préjudice que de vouloir en faire d’honnêtes hommes. « La femme vaut mieux comme femme que comme homme ; partout où elle fait valoir ses droits elle a l’avantage; partout où elle veut usurper les nôtres elle reste au dessous de nous.» Les places dans l’ordre physique et moral étant différentes, chacun doit être éduqué en fonction des fins relatives à son sexe. Il faut donc suivre les indications de la nature et donner aux femmes l’éducation que nécessite leur état si l’on veut bien faire. Car pour que chacun puisse remplir pleinement la place qui est la sienne, il faut qu’ainsi que le dit Rousseau à chacun « tout ce qui convient à la constitution de son espèce et de son sexe ». Ce qui convient au sexe relevant, bien que déterminé par la nature, de l’éducation, il faut par conséquent donner « sans scrupule une éducation de femme aux femmes » et faire « qu’elles aiment les soins de leur sexe » Faites également aimer aux femmes leurs état de femme en leurs montrant et en leurs accordant les avantages liés à cet état. Ainsi, comme il est démontré que la femme et l’homme ont des devoirs qui diffèrent en fonction de la place que la nature destine à chaque sexe dans l’ordre physique et moral, chacun doit avoir une éducation particulière. « Après avoir tâché, dit Rousseau, de former l’homme naturel, pour ne pas laisser imparfait notre ouvrage, voyons comment doit se former aussi la femme qui convient à cet homme. » Emile est le modèle de l’homme social parfait, c’est-à-dire la réalisation de l’homme naturel dans la société. Il s’agit non pas de l’homme tel qu’il peut tout et ne manque de rien ; mais plutôt de l’homme tel qu’il est exposé à touts les accidents de l’univers, tel qu’il a apprit « à supporter les coups du sort, à braver l’opulence et la misère, à vivre s’il le faut dans les glaces d’Islande ou sur le brûlant rocher de Malthe ».
L’éducation des filles
En tant qu’être faible qui dépend physiquement et moralement de l’homme, la femme doit très tôt apprendre à vivre sous la loi de son compagnon. Ainsi toute son éducation doit être relative à ce dernier. C’est en cela que consiste le principe de toute l’éducation des filles et tous les préceptes qui y concourent doivent être relatifs à ce principe. Appelée par la nature à obéir à l’être plein de vices et de défauts qu’est l’homme, la femme doit très tôt apprendre à souffrir l’injuste, à être privée d’une partie de sa liberté, à plaire à l’homme, à le consoler, à le conseiller, à le soigner, à l’éduquer même, mais aussi et surtout à le bien connaître ; à bien connaître son esprit et ses goûts. Tels sont les devoirs de la femme à tous les âges, à tous les états et dans tous les temps et qu’on doit lui apprendre dès son enfance. « Tant qu’on ne remontera pas à ce principe on s’écartera du but, et tous les préceptes qu’on leur donnera ne serviront de rien pour leur bonheur ni pour le nôtre. » La gêne et la contrainte sont les premières leçons que les filles doivent recevoir. Même si c’est un malheur pour eux c’est de bonne guère, car c’en est un qui leur dispensera de beaucoup d’autres plus cruels. Leur liberté doit être fort réduite. Car elles portent toujours à l’excès celle qu’on leur donne. Leurs jeux doivent être interrompus assez souvent pour des travaux. On doit rendre leur goût constant afin qu’elles ne soient pas très capricieuses. « Il faut les exercer d’abord à la contrainte, afin qu’elle ne leur coûte jamais rien, à dompter toutes leur fantaisies pour les soumettre aux volontés d’autrui. » .
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Table des matières
Introduction
I- La place de la femme dans l’ordre physique et moral
a-La différence des sexes
b-L’éducation des filles
II- Le statut sociopolitique de la femme
a- L’état des femmes
b- La femme et la vie civile
Conclusion