La « place » au sens de l’espace réel, celui du lieu d’exposition

Mythologie 

Dans la mythologie gréco-romaine les Parques ou Moires sont maîtresses de la vie. Dès l’origine, ces soeurs, au nombre de trois, ont chacune leur fonction propre. Clotho, ou Nona, file le fil qui décide de la longueur de la vie. Lachésis, ou Decima, déroule ce fil permettant le cours de la vie et enfin Atropos, ou Morta, coupe celui-ci avec ses ciseaux pour engendrer la mort. Ces déesses sont les maîtresses du sort des mortels, mais aussi des dieux. Ainsi, le fil de chaîne installé sur le métier à tisser symbolise donc la vie et le fil de trame ses péripéties. L’étymologie du mot tissage rappelle lui-même l’entremêlement des fils nécessaire à la réalisation d’un ouvrage tissé. Le tissage, emblème par excellence des liens amoureux, est le symbole de l’entrelacement de deux êtres en désignant l’entremêlement des corps des amants et des mariés lors de l’acte amoureux. Le tissage est aussi lié à la mètis comme l’explique Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant :
Pour les Grecs, on le sait, le destin qui « lie » les hommes est « filé » par les Moires. De même la puissance Primordiale, par son aspect de mètis, d’astuce omnisciente, tisse, tresse, combine et noue les fils dont l’entrecroisement fait le tissu du devenir, liant ensemble en une même trame, comme on machine un piège, la suite des générations et des évènements.
Ainsi, le fil lie les évènements et les personnes et permet par l’assemblage de plusieurs fils d’en conter les histoires. Quant à la mètis, dont les deux auteurs parlent, il s’agit d’une forme d’intelligence protéiforme relevant de la ruse dont traitent les récits mythologiques et la pensée grecque. Mètis elle-même est l’épouse de Zeus qui l’avale pour s’approprier sa forme d’intelligence puissante. La mètis est aussi considérée comme la capacité à rebondir face à des situations courantes ou complexes.
S’il y a un mythe où le fil est utilisé comme l’outil d’une ruse c’est bien celui de Pénélope et Ulysse. Une histoire d’amour rythmée et mise en suspend par le temps. Pénélope, attendant le retour de son époux Ulysse, tisse le linceul de son beau-père Laërte. Occupation féminine par excellence, le tissage, tel celui d’Hélène de Troie n’est cependant pas représenté comme la merveille tissée par cette dernière ; c’est sous un tout autre regard que le tissage de Pénélope mérite notre attention. Vingt longues années d’attente où Pénélope doit ruser pour freiner les nombreuses avances masculines reçues pendant tout ce temps ; promettant qu’elle épousera un des prétendants lorsqu’elle aura terminé de tisser le linceul de Laërte. Détissant la nuit ce qu’elle a tissé le jour, Pénélope ruse environ quatre ans avant qu’elle ne soit dénoncée par une de ses servantes. Ces quatre ans sonnent d’ailleurs le glas de la fin du récit et du retour d’Ulysse en sa maison. Pénélope se joue des prétendants, mais aussi de son entourage en paraissant occupée à ses tâches domestiques et à ce tissage. Le tissage permet « d’occuper les dames » à une activité normalement « lointaine » des activités masculines plus aventureuses. Peut-être, seuls son fils Télémaque et sa plus fidèle servante sont-ils au courant de son stratagème. Même si celui-ci ne dure que quatre ans, il est inscrit dans une attente de vingt ans pendant lesquels Ulysse a vécu de nombreuses aventures, une vie pleine de péripéties tandis que son épouse reste dans l’attente de son retour à son domicile et vaque aux gérances de la maison. L’on peut imaginer Pénélope entourée de ses servantes, s’attelant au tissage du linceul de Laërte. Le retour d’Ulysse est incertain et Pénélope occupée le jour à cet ouvrage minutieux, apparaît comme une épouse très sage prête à se remarier. L’espoir du retour de son époux lui permet sans doute de s’armer de patience et de vaincre le temps presque ennuyant, du moins sans surprises de son quotidien. Elle aurait pu choisir la broderie comme occupation féminine, mais sa ruse aurait été trop visible. Ainsi, sa ruse consiste à détisser la nuit ce qu’elle a produit le jour pour retarder le moment ultime du choix d’un nouvel époux tout en repoussant symboliquement la mort de son beau-père qu’elle affectionne. Telle une future mariée tissant sa couverture de noce, ou phâros , elle décide de fabriquer le linceul de Laërte qui n’en a pas vraiment besoin, se jouant donc des prétendants et cela jusqu’à ce que sa ruse leur soit dévoilée. Se voulant maîtresse de son destin elle joue avec ses propres fils. Petit à petit, l’addition des fils se transforme en étoffe, mais l’ouvrage avançant au fil des jours, Pénélope revient sans cesse en arrière. En tant qu’excellente tisseuse, elle sait que son tissage peut être défait sans soucis. Ainsi, « La tisseuse peut « délier » l’entrecroisement des fils, ce que dit le verbe analuo, « délier en revenant en arrière », qui décrit le geste de Pénélope. Ce faisant elle revient du tissu au fil… » Et l’on peut même dire que Pénélope a enroulé ses ruses autour de sa navette et qu’elle les déroule au fur et à mesure du besoin.
Comme l’indique Françoise Frontisi-Ducroux, Pénélope utilise son intelligence en redorant les pratiques féminines, recluses traditionnellement en dehors de la politique et du monde des hommes. Ainsi, loin des regards masculins, elle a pu se jouer du monde et manigancer son stratagème « en douce ». Ici, Pénélope trame sa ruse lorsqu’elle prépare son métier à tisser et lorsqu’elle enroule le fil autour de la navette. Le fil de trame est enroulé autour d’une navette qui est l’aiguille faisant aussi office de pelote, se déplaçant entre les fils de chaîne du métier à tisser. Ainsi, le fil de laine passe de la quenouille à la navette et c’est lors de cette opération que l’on dit que Pénélope a enroulé ses ruses : qu’elle a décidé et fabriqué sa ruse, qu’elle a créé son plan d’action. Dès le début de ce passage du récit d’Homère, l’on comprend que Pénélope propose comme échéance aux prétendants la réalisation du linceul. Cependant, ce n’est pas au cours de la réalisation qu’elle décide de revenir en arrière, c’est dès le départ que la ruse se cache derrière cette proposition.
Ainsi, Pénélope retarde inlassablement le jour de son nouveau mariage car elle ne peut se résoudre à « détisser » son union avec Ulysse et encore moins en tisser une nouvelle avec un autre homme. Il est donc question de ruser avec le temps. Le temps de l’horloge ne s’arrête pas, alors comment est-il possible de jouer avec lui ? À l’époque du récit homérique, l’on ne parle pas d’horloge ni de montre, mais le temps est tout de même mesuré et rythmé par les facteurs naturels solaire et lunaire et le cycle des saisons qui soumet le travail de l’agriculteur. Toujours est-il que la pratique du tissage est elle-même une activité longue qui demande la répétition d’actions se déroulant dans le temps. Des effets matériels s’additionnent en une avancée régulière normalement sans embûches, vers un terme : la fin de l’ouvrage. Ainsi, l’avancement du travail peut indiquer le temps passé à sa réalisation, du moins le suggérer. L’avancement du travail ou d’une oeuvre est propre à sa réalisation car l’on n’est pas censé revenir sur ses pas, du moins ne pas avancer.
La régularité et la permanence fondent le geste machinal. Cette redite de gestes peut être possible à l’infini et laisse entrevoir le temps qui passe. La répétition peut aussi amener au fait qu’il est possible de ne pas distinguer le commencement ni la fin d’un ouvrage. La notion d’indéterminé et d’infini peuvent caractériser ce type de production. La répétition inclut aussi le passé dans lequel elle s’inscrit et par lequel elle se construit. Dans le domaine des arts plastiques, la répétition peut inclure le travail en série et la copie, mais l’on va envisager ici la répétition sous sa forme créatrice première, dans l’acte physique artisanal de la reproduction d’un geste qui induit la répétition d’une technique, et dont des formes découlent. Presque comme un acte de « rébellion » qui s’opposerait à la créativité et à l’originalité car il serait trop confortable et prévisible. Des travaux qui seraient donc peu propices à la création artistique. La création serait même à l’opposé de cela car elle nécessiterait des impulsions, des élans, des accidents ; du moins pas la monotonie qu’engendrent de tels actes répétitifs.
Alors l’on peut se demander comment ces travaux d’aiguilles associés à des actes répétitifs font oeuvre dans l’art contemporain ?
Ce type d’ouvrage peu propice au travail artistique est pourtant employé par de nombreux artistes, de manières différentes ; acte de performance, création de formes vides et pleines ou encore accumulation de matières.

Performances

À travers les performances de trois plasticiennes nous allons étudier la diversité de l’usage du système répétitif.

Lerato Shadi

Lerato Shadi a réalisé la performance Mosako Wa Nako à deux occasions en Afrique du Sud et en Allemagne. Munie d’une grosse pelote de laine rouge, rappelant le fil de la marquette du linge domestique, assise sur une simple chaise placée sur une petite estrade, elle crochète une pièce toute en longueur. Divisant ainsi l’espace de la galerie au fil des 10 jours de la performance, elle réalise en silence cette pièce pendant 60h. Pour l’artiste, cet objet crocheté est la matérialisation de récits et d’actes silencieux et méditatifs. Comme une jeune fille devenant femme, elle utilise le fil rouge symbolisant son passage à l’âge adulte, en silence et docilement. Elle met en lumière la discrétion de ce type de travaux féminins en mettant au jour les heures de travail laborieux que demandent ces travaux d’aiguilles. Sans motifs, sans paroles, cette performance parle d’elle-même et des souffrances féminines en général. Exposée derrière de grandes vitres, elle interpelle le passant qui, lui, est dans la rue, rue d’une grande ville animée où l’activité est dense et bruyante et où le temps défile. Ici l’artiste invite donc le passant à s’arrêter derrière les vitres pour y apercevoir un temps ralenti, pour appréhender une autre temporalité, plus lente, plus consciente, et observer un spectacle dont la monotonie répétitive doit lasser ; celui de cette performance qui est elle-même l’oeuvre contrairement à l’ouvrage de crochet qu’elle réalise, celui-ci n’étant que l’outil de sa performance. Lerato Shadi s’exécute à la manière d’une femme docile et de bonnes moeurs Tracey Rose Tracey Rose retient notre attention avec ses performances Span I et Span II. Elle est connue pour avoir réalisé cette performance lors de la Biennale de Johannesburg de 1997. Se présentant au public, assise, elle répète la même action tout le long de la performance. Nue sur une télévision allumée diffusant l’image classique d’une femme nue allongée, Tracey Rose a la tête rasée et est enfermée dans une vitrine où elle tricote ses propres cheveux. Remettant en cause l’image classique de la représentation de la femme, elle invite le spectateur à s’interroger sur la place de la femme métisse et noire dans cette société post-Apartheid. Ainsi, elle offre son corps nu, dénué de l’attribut féminin des cheveux longs et de plus l’identifiant comme métisse, qu’elle tricote. Le tricot, tâche domestique, est utilisé ici pour accentuer la « gravité » de son geste car la lascive répétition de ses gestes interpelle. Travaillant la matière de ses cheveux d’une façon transgressive, elle tricote tranquillement, comme une automate. Ouvertement féministe cette performance est pour ce qu’elle est elle-même ; elle existe en tant que telle. Ce qui compte, c’est que le spectateur soit confronté à cette action répétitive, et non pas à la finalité de la pièce de cheveux qu’elle produit. S’emparant de ses cheveux devenus déchet organique de son corps, elle montre qu’elle veut s’en défaire, mais sans les jeter, elle les tricote telle une matière précieuse. Tracey Rose ne reste pas inactive dans l’attente des observateurs, elle tricote tranquillement pendant de longues heures, presque immobile comme une statue vivante, elle laisse ses mains d’automate réaliser son « ouvrage de dame » comme si rien ni personne ne pouvait la déranger.

Claude Viallat

Une partie du travail de Claude Viallat rendant hommage au milieu marin consiste en la réalisation de filets à la manière des filets de pêches. Travaillant avec des matériaux « pauvres » comme la corde et le fil, il explore les possibilités de nouage et de maillage. Ainsi, il répète des gestes artisanaux et ancestraux en observant les possibilités de la matière ; mise en tension, résistance, souplesse, rigidité… La répétition de ces gestes crée des noeuds qui induisent la création de formes identiques en « motif », du moins à un gabarit qui est répété. Les filets sont telles des trames faites de vides et de pleins, s’inscrivant dans l’espace. Les surfaces créées peuvent être appréhendées sous différents angles et sens. Les filets permettent d’aborder l’espace et se jouent des plans et des perspectives et, comme l’indique Jacinto Lageira à propos de la peinture de Viallat, mais que l’on peut aussi appliquer à ses filets : « Les toiles de Viallat laissent toujours transparaître la permanence du principe et la persistance de la forme originelle. » Une forme dont la structure est simple et visible ; il n’y a pas de mystère entourant la réalisation pratique de l’oeuvre, rien n’est caché. Ici il s’agit du montage d’un fil en filet à la manière des filets de pêche. Le principe invariant qui est de toujours faire les mêmes noeuds permet d’obtenir une forme qui est quasiment toujours la même. Le même geste doit être répété pour aboutir à la surface d’un filet. Mise en tension du fil entre les doigts, régularité des distances des espaces. Les doigts et les yeux doivent mesurer approximativement mais consciencieusement pour pouvoir obtenir un filet régulier. Il s’agit « seulement » de cela, il n’y a pas de « fioritures » venant perturber la lecture de l’oeuvre ; le principe répétitif de Viallat est devant nos yeux et invite le spectateur à se mouvoir dans ses espaces d’exposition « autour, devant et derrière » les oeuvres.
La mise en place d’une nouvelle forme suite à l’addition de vides pour former une surface est le principe même de la construction d’un filet. Le vide entoure la structure créée par le fil et devient forme. Ce sont des surfaces pleines de vides, maîtrisées, qui prennent place dans l’espace. Ainsi, le vide est une des composantes du filet. « Ce qui serait formidable, ce serait d’arriver à ce que le vide devienne une composante du tableau. En définitive, ça m’a fait passer de la corde à noeuds, que j’avais travaillée précédemment, au filet.» raconte Claude Viallat à propos de son passage de la peinture aux filets, dans un entretien avec Michel Hilaire en 2014.

Pierrette Bloch

Contrairement à la régularité formelle du travail de Claude Viallat, les mailles de crin de Pierrette Bloch63 sont bien moins systématiques. Proche de Supports/Surfaces et fervente défenseuse de l’art brut, elle commence à réaliser ses premières mailles au début des années 1970. Pierrette Bloch tisse et noue du crin de cheval qu’elle installe minutieusement sur une première maille-support. Matière organique souple mais rugueuse, l’artiste apprécie ce matériau brut qu’elle utilise avec finesse. Après quelques années d’expérimentations elle passe au fil de crin lui permettant une utilisation plus aisée de cette matière. À celle-ci elle ajoute d’autres fils ; lin, coton, ficelle… À force d’assemblages ses mailles deviennent presque des étoffes emprisonnant le vide. Souvent comparés à une sorte d’écriture, ses travaux sont dénués de narration ou de revendication, mais donnent à voir la minutie d’un travail répétitif et entièrement réalisé à la main. Un travail très long qui laisse entrevoir le temps entre ses boucles.
Ainsi, c’est bien une réalisation rythmée qui se joue entre les doigts de Pierrette Bloch. Malgré la rugosité de fil de crin qu’elle utilise, elle donne au matériau un aspect plus léger, tel un fil de soie par les entrelacements souples, enroulements, boucles et noeuds qu’elle lui fait faire.
Se sentant proche d’une pratique primitive, elle se concentre sur ses créations qu’elle confectionne au jour le jour avec des variations selon son humeur. Ombres et lumières se glissent entres les fils. Duveteuses, nuageuses, les différentes mailles de crin semblent légères car elles donnent l’impression de flotter dans l’air tellement les vides d’air composent avec une harmonieuse délicatesse ces trames souples.

Ashley V. Blalock

L’artiste américaine Ashley V. Blalock maîtrise l’art du crochet qui offre de plus grandes possibilités et la réalisation de nombreux motifs. Dépoussiérant l’image du crochet que l’on associe communément aux napperons de « grands-mères », elle remplit le vide telle une araignée pour donner une toute autre dimension à cette technique.
L’oeuvre Keeping Up Appearances est de taille magistrale : 7,60 m de large pour 3,65 m de haut et de profondeur. Entièrement réalisée à la main par l’artiste, elle est faite de fil de coton rouge. Il s’agit en fait de grands napperons assemblés pour réaliser cette immense pièce présentée in situ lors du Processing Fiber. Ces pièces envahissent les murs, sols et plafonds en donnant une nouvelle image aux napperons familiaux poussiéreux. Ici, Ashley V. Blalock se laisse guider par l’espace qu’elle doit investir et rompt avec les usages habituels du crochet traditionnellement utilisé pour la confection de napperons déposés sur des meubles. Tout comme la dentelle, le crochet est composé de vides et de pleins. Les motifs créés par l’accumulation de noeuds et boucles se dessinent dans le vide. Un seul fil vient par l’addition de noeuds créer des surfaces ajourées, étirées à foison, telle une toile d’araignée. Comme une ouvrière, Ashley V. Blalock répète inlassablement les mêmes gestes jusqu’à atteindre les dimensions souhaitées. Par sa réalisation laborieuse et manuelle, cette installation ne peut qu’inspirer admiration au spectateur et donne une dimension architecturale à la technique du crochet qui était associée à la délicatesse et réservée à l’espace privé.

Traditions

Des vêtements liturgiques aux costumes traditionnels bretons en passant par les garde-robes de l’aristocratie, l’histoire de la mode est féconde en matière de tissus saturés de broderies. Bien souvent, les motifs répétés jusqu’au remplissage complet d’une pièce de vêtement sont associés à la richesse du porteur : plus un vêtement était brodé, plus son porteur était puissant. La richesse des habits valait presque tout autant que celle des bijoux. Frôlant parfois le « mauvais goût », les motifs venaient ajouter de la lourdeur aux habits jusqu’à rendre le tissu rigide ou peu confortable. Eléments décoratifs ou encore parures, les broderies sont l’apanage de l’élégance et de savoir-faire artisanaux.
En Bretagne, et plus particulièrement en Cornouaille et dans le pays Bigouden, les brodeurs ont excellé à la fin du XIXème et jusqu’au milieu du XXème siècle. La création par les hommes de broderies au fil d’or ou vivement colorées sur les costumes traditionnels est l’apanage de savoir-faire reconnus. Encore une fois, plus le costume est brodé plus il représente la richesse de son porteur. Les plastrons masculins comme féminins paradent aujourd’hui lors de défilés folkloriques et la « Reine des brodeuses » est nommée, entre autres, pour la qualité et la richesse des broderies de son costume. Certaines pièces sont excessivement lourdes tellement elles sont saturées de broderies. Certaines sont tellement denses que l’on n’aperçoit plus le tissu sur lequel elles s’insèrent. La patience et la dextérité des brodeurs sont essentielles à la création des ouvrages car les réalisations les plus « riches » peuvent se dérouler sur de longs mois.

Jeanne Tripier

La répétition des gestes du brodeur poussée à l’extrême peut être vue dans certains travaux de Jeanne Tripier dont les oeuvres furent révélées par Jean Dubuffet. Comme presque toutes les femmes de son époque, cette femme connaît les travaux d’aiguilles. Associant sa pratique artistique à des rites divinatoires, elle réalise des pièces au sein desquelles l’accumulation des fils brodés ou encore crochetés ne laisse plus apercevoir le fond de la forme. Certaines deviennent presque des bas-reliefs du fait de leur épaisseur allant jusqu’à 2 cm. Ces oeuvres saturées de fils sont le résultat d’un travail acharné de longue haleine. Les fils si nombreux à force de leurs retours les uns sur les autres et les uns près des autres constituent une sorte de trame certes irrégulière, mais dense, qui permet d’arriver à des étoffes. D’autres sont comme des dentelles saturées ne laissant plus entrevoir de vides. Point par point, noeud par noeud, des compositions plastiques riches par la diversité des couleurs, des fils et des épaisseurs, voient le jour. Des « tableaux abstraits » sont construits dans un état qualifié à l’époque de « dément ». Cependant la délicatesse de certaines productions laisse voir une construction plastique riche et ordonnée. Des lignes brodées ou cousues viennent composer l’espace en délimitant des formes abstraites. Des fils noués sont brodés sur la surface, d’autres tressés le sont aussi. Parfois une sorte de tissage apparaît et des fils laissés « libres » donnent à voir la construction de la pièce. Ces travaux, loin d’être des gribouillis désarticulés montrent avec évidence que Jeanne Tripier connaissait les techniques traditionnelles. Elle les emploie de manière non conventionnelle en créant des compositions colorées donnant à voir une sensibilité plastique riche, dotée de poésie, reflétant un acharnement appliqué à créer et remplir une surface.

Ghada Amer

Ghada Amer et ses nombreuses toiles brodées, brouille aussi les pistes traditionnelles de la broderie. Nombreuses sont ses oeuvres qui sont des peintures sur toiles brodées comme Big pink Diagonal/Big Angie. Sa technique consiste à procéder par étape en commençant par peindre le support avant de venir broder les images dont elle viendra brouiller la lecture par l’ajout de nombreux fils horizontaux telles des hachures de crayon. D’apparence abstraite, cachées sous des fils brodé-cousus et pendants, des formes se laissent deviner. En effet, des dessins, toujours brodés, sont mêlés derrière les nombreuses lignes horizontales ou verticales de fil. Des images de femmes dans des scènes érotiques74 ne sont perceptibles qu’après un parcours visuel méticuleux. La broderie est très élémentaire voire brouillonne. L’on ne peut pas dire que ce travail de broderie soit très appliqué. Ghada Amer contrarie donc la précision que demande la broderie de manière très désinvolte. L’accumulation des fils cache les motifs jusqu’à ce qu’on ne puisse plus les percevoir.
Les hachures donnent d’ailleurs l’impression d’avoir été faites avec élan. La dynamique des lignes obtenues et le remplissage de surface peuvent rappeler des techniques de dessin ou encore l’action painting de Jackson Pollock. Il y a donc une opposition entre un geste créatif dit « masculin» et la réalité matérielle d’exécution du travail de Ghada Amer qui brode à la main.

La « place » au sens de l’espace réel, celui du lieu d’exposition 

Ashley V. Blalock

L’oeuvre Keeping Up Appearances d’Ashley V. Blalock peut être de grande envergure : 7,60 m de large pour 3,65 m de haut et de profondeur. Déplaçant cette oeuvre au gré des opportunités d’exposition, elle l’adapte à chaque fois dans son nouvel environnement, l’agrandissant ou réalisant de nouvelles pièces plus petites adaptées aux espaces plus restreints. Ces pièces envahissent les lieux d’exposition. Effectivement, l’artiste ne se contente pas de laisser pendre ses productions, elle les installe de manière « parcourante » sur les murs, sols et plafonds. L’espace accueillant l’oeuvre est redéfini par l’oeuvre elle-même qui devient comme une enveloppe architecturale. Ashley V. Blalock fait prendre place dans le vide à son ouvrage grâce à de nombreux points d’accroche qui permettent aux formes de se développer et de se définir en adéquation avec l’espace architectural dans lequel il est installé. Le lieu est donc redéfini par son interaction avec l’oeuvre. L’orthogonalité de l’espace est modifiée, et l’oeuvre y introduit de nouvelles frontières, de nouveaux passages : elle amène le spectateur à passer sous des sortes d’arcades construites par l’oeuvre crochetée qui obstrue certains passages. L’espace est envahi par cette installation, presque inquiétante, qui semble s’étendre sans restriction : comme une volonté d’envahir les lieux, de s’y étendre et de s’y lover. L’on peut imaginer une troupe d’ouvrières s’attelant à l’ouvrage grandiose jusqu’à ce que sa propagation soit complète, accomplie. Cette impression est accentuée par la couleur rouge des fils et les motifs complexes qui rendent l’ouvrage presque agressif ainsi que l’éclairage de la pièce qui crée de nombreuses ombres intensifiant la magistralité étourdissante de l’oeuvre.

Tatiana Blass

Une autre pièce de grande envergure, principalement faite de fils rouges, réalisée par Tatiana Blass, Penelope, est une installation mettant en scène un métier à tisser dans une chapelle abandonnée.
Lorsque l’on franchit la porte de l’édifice, on fait face au métier à tisser à pédale. Au sol, repose un tapis tissé de 14 mètres de long menant au métier à tisser placé à la place de l’autel. La présence du métier à tisser évoque un travail encore en cours, ce que signale également le nom de l’oeuvre. Prendre place c’est aussi l’acculturation. Ce qui prend place, ici, ce sont des histoires, des mythes issus de la culture antique grecque dans un lieu qui est dédié à d’autres formes de croyances, d’autres récits. En plaçant le métier à tisser là où se tient habituellement l’autel, l’artiste fait se rencontrer deux types de pratiques : celle du cérémonial, du rite et celle des travaux quotidiens, de la vie de tous les jours. La temporalité chrétienne régie par un calendrier de cultes précis est ainsi mise à l’épreuve par la temporalité du mythe de Pénélope où la protagoniste joue avec celle-ci.
De l’autre côté du métier à tisser, un méli-mélo de fils fuit vers l’extérieur de la chapelle à travers les trous des anciens murs de terre. Ces fils emmêlés continuent leur chemin dans la cour de la chapelle jusqu’à atteindre plus loin, les arbres du jardin. Cette invasion qui se réalise essentiellement par le sol, semble progresser telle une plante indésirable voire quelque chose de reptilien. Les fils se répandent comme s’ils étaient autonomes en formant un tapis indépendant de celui que l’on trouve à l’intérieur de la chapelle, un tapis non ordonné qui se tisse librement, colonisant l’espace extérieur.

Francis Alys

Dans un autre registre, celui d’une action qui utilise la destruction d’un ouvrage d’aiguille et non sa construction, on peut présenter l’oeuvre de Francis Alys, The Loser/ The Winner.
En 1998, Francis Alys réalise une action dans les rues de Stockholm. Vêtu d’un pull de laine bleue, il déambule d’un musée à un autre laissant la trace de son passage. Pour laisser cette trace il détricote son pull au fur et à mesure de ses pas. Le tricot s’effiloche à partir d’une manche pour finalement revenir à l’état de fil et dévêtir l’artiste. C’est donc le processus contraire de la réalisation d’un tricot car il s’agit d’un détricotage. L’on peut penser que sur le lieu de départ, l’artiste a attaché d’une manière ou d’une autre le fil pour que celui-ci, une fois tendu par la marche lance le processus de détricotage des mailles. Aussi pour que cette action fonctionne l’on peut penser que le pull a été tricoté d’une seule pièce78. De manière classique un pull est fait de plusieurs pièces rassemblées et ne pourrait pas se détricoter en une seule fois, en fil continu. L’acte de marcher qui suggère la progression, paradoxalement fait revenir l’ouvrage d’aiguilles à son point de départ, celui d’un simple fil. Ainsi la trace de son passage, de sa marche dans la ville, est celle du fil bleu resté derrière lui. Il avance, laissant la trace de son oeuvre derrière lui sans se retourner. Laurent Buffet souligne le type de temporalité que le travail de Francis Alys produit : « Dans ces lieux voués à la célébration de la vitesse, l’artiste s’adonne à des rituels piétonniers dont les parcours introspectifs le transportent « vers des mouvements ralentis, vers des retraits invisibles » …. 79» Le lieu de l’art est donc celui d’une marche citadine. Francis Alys déconstruit un objet personnel, ici le pull, pour créer son propre « objet artistique » prétexte à un déplacement, celui de la marche et du flâneur qui s’oppose au rythme citadin habituel. Maille par maille, rangée par rangée, petit à petit le pull disparaît jusqu’à devenir invisible. La trace matérielle de cette action invite le spectateur à suivre ce chemin, dans cette déambulation, et permet d’appréhender l’espace urbain différemment. Il ne s’agit pas de laisser une trace pour se repérer comme dans un labyrinthe comme le faisait Thésée car il ne s’agit pas, ici, de faire demi-tour, de retourner à son point de départ, mais de rejoindre deux lieux.
L’artiste place donc le lieu de son action lors d’une marche urbaine, en se déplaçant entre le musée de la science et de la technologie et le musée nordique qui sont marqués par des architectures imposantes et sont reconnus comme des hauts lieux culturels de la ville. Il relie le rationalisme du musée scientifique au romantisme du musée nordique. L’oeuvre s’incruste et reste dans le lieu de la vie, dans l’espace absolument public qu’est celui de la rue. Trace éphémère, Francis Alys ne peut laisser une empreinte permanente dans la ville car le fil, laissé derrière lui, est matériellement fragile. Il n’y a pas d’oeuvres dans le musée de départ ni dans celui de l’arrivée mis à part des cartes postales à destination du public sur lesquelles apparaît une photo du début de l’action. On y voit les jambes de l’artiste de dos, marchant, et le fil bleu tendu partant de la manche. De l’autre côté est noté le texte suivant.

 

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Table des matières

Introduction 
Pratique et techniques 
I- Broderie
II- Tricot et crochet
III- Tissage
Art et artisanat : la pensée de William Morris
Temporalité 
I- Traditions féminines 
II- Mythologie 
Répéter
I- Performances 
Lerato Shadi
Tracey Rose
Casey Jenkins
II- Le plein et le vide 
Claude Viallat
Pierrette Bloch
Ashley V. Blalock
III- Saturation 
Traditions
Jeanne Tripier
Ghada Amer
Prendre place
I- La « place » au sens de l’espace réel, celui du lieu d’exposition
Ashley V. Blalock
Tatiana Blass
Francis Alys
II- Prendre place : signes et connotations 
Daniel Dewar & Grégory Gicquel 
Julien Prévieux 
James Merry 
Abdelhakim Henni 
Conclusion 
Bibliographie

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