UN TERRAIN SOCIAL ET TECHNIQUE PROPICE A LA VALORISATION DU BANAL
Nous chercherons dans ce premier chapitre à décrire dans quels contextes social et technique actuels la « photographie ordinaire » s’inscrit afin d’éviter tout déterminisme et de comprendre quelles en sont les conséquences sur la pratique photographique et la façon d’appréhender la vie ordinaire.
Une re-considération du banal sur le plan culturel
Pour tenter d’expliquer cet actuel engouement pour la photographie des objets ordinaires, nous explorerons ici les origines d’une (re)valorisation du banal à différents niveaux d’un point de vue sociohistorique. La pratique photographique qui nous intéresse semble en effet avoir été héritée de diverses évolutions structurelles au sein des domaines de l’Art et de la télévision, ainsi qu’au sein des pratiques photographiques existantes bien avant l’utilisation massive des réseaux sociaux. Dans cette même logique, nous nous intéresserons aux effets des discours professionnels autour du « Web participatif » qui semblent avoir participé à la légitimation d’une production amateur.
L’art du banal
Une réflexion sur la question du banal au sein du champ artistique se justifie par le fait qu’il est parfois, sinon toujours, révélateur de certaines tendances sociétales émergentes, tout en y participant. A ce sujet, Gisèle Freund insiste sur le fait que « tout changement dans la structure sociale influe aussi bien sur le sujet que sur les modalités de l’expression artistique ».
Les premières représentations des objets les plus insignifiants du quotidien, auxquelles font directement référence les photographies de nourriture partagées en nombre sur les réseaux sociaux, remontent au XVIIIe siècle avec un intérêt certain pour la production des natures mortes en peinture. Avant cette Dans les années 90, un autre mouvement se met progressivement en place : l’utilisation et la reproduction des photographies amateurs par les artistes photographes eux-mêmes. Ces derniers commencent à considérer les photographies des gens ordinaires pour leur authenticité, l’esthétique populaire étant gage de sincérité. L’art contemporain se détourne de l’art traditionnel, cet art qui estime que la technique n’est rien sans le talent et que l’inspiration doit primer avant tout. Un concours organisé en France en 1992 illustre parfaitement cette tendance : « les photographes amateurs étaient invités à envoyer non pas leurs plus belles photos, comme dans un concours habituel, mais au contraire leurs clichés « ratés » ; une exposition fut montrée à Poitiers sous le titre Fautographique ». »
A la suite de cette initiative, d’autres expositions ont mis sur le devant de la scène des collectes d’images privées et des « manifestations comme les Rencontres photographiques d’Arles qui présentent désormais des expositions d’amateurs conjointement à celles des grands professionnels . Ainsi, il semblerait que les gens ordinaires soient reconsidérés pour leur « vérité », pour la banalité de leur quotidien.
Les réflexions actuelles des artistes contemporains semblent prendre leur source dans une forme de contestation de la société de consommation. La critique artistique prône « un renversement des valeurs » pour valoriser l’individu ordinaire et son quotidien en raison de son authenticité. La spontanéité est recherchée pour un retour aux « vraies » valeurs, et pour se réaliser, les artistes n’hésitent plus à recourir à la contribution des profanes. Les photographies des objets ordinaires partagées sur les réseaux sociaux emprunteraient donc une logique proche de ces considérations qui ont fait leur apparition il y a déjà plusieurs années. Le champ artistique s’est imprégné de ces préoccupations sociétales et les créations s’en sont trouvées modifiées, pour à leur tour accentuer le climat actuel, qui veut que l’on accorde davantage de crédit au banal et dans lequel s’insère la pratique photographique amateur.
Une mise en scène des gens « ordinaires » à la télévision
Nous verrons ici en quoi les programmes télévisés apparus ces trente dernières années constituent une continuité avec les aspirations artistiques du XXe siècle, et par là, en quoi ils contribuent eux aussi à légitimer la pratique photographique qui nous intéresse. Au début des années 80, le paysage audiovisuel évolue principalement en raison du mouvement de privatisation des chaînes. Les programmes se veulent alors plus « libres» et commencent à explorer la vie des gens ordinaires. Une des premières émissions du genre est « Moi je », lancée en 1982 par Pascale Breugnot, qui montrera la voie aux futurs programmes dans l’exploitation de l’intime. Ici les gens ordinaires sont mis sur le devant de la scène pour montrer leur modede vie, leurs vices, les soucis du quotidien. Il ne s’agit pas encore d’exhiber un quotidien d’une extrême banalité, puisque les témoignages portent sur une spécificité peu commune, néanmoins, la télévision n’hésite plus à aller chercher du côté de la subjectivité. François Jost explique à ce propos que ce type d’émissions, mettant l’accent sur les profondeurs de l’intime, prolonge un sentiment qui commence à se généraliser : « la conviction personnelle comme mesure de toute chose » . L’opinion ou le sentiment personnel de tout un chacun devient légitime, au même titre que celui des personnages publics. Nous verrons que cette pensée se retrouve dans les « photographies ordinaires », et constitue même l’une de ses principales caractéristiques : chacun a droit à la parole, à revendiquer sa subjectivité dans la sphère publique.
Dans les talk-shows qui suivront, « les échanges verbaux se font moins avec l’animateur qu’entre les invités. En d’autres termes, on dialogue, on devise, on discute, comme on pourrait le faire chez soi, ou presque » . Dès lors, la parole populaire est valorisée aux yeux des téléspectateurs, et au vu du succès des programmes de ce type il semblerait qu’ils apprécient observer le « spectacle » de la banalité. Pascal Bruckner et Alain Finkielkraut justifient cette attitude réceptive face à la banalité du quotidien par un désenchantement des hommes, un monde désabusé par la révolution, le rêve et l’évolution. Le quotidien devient alors le seul refuge possible et « chacun, désormais a le droit d’être futile, ordinaire, simple […] et l’on a tort de mépriser l’aspiration têtue et muette des majorités silencieuses à jouir de leur bonheur médiocre » . En 1999, l’émission « C’est mon choix » vient accentuer et à nouveau révéler l’intérêt accordé à la vie ordinaire des gens ordinaires. Avec des sujets tels que « Je suis une bagarreuse », « J’en ai marre des cheveux et des poils » ou « J’exhibe mavie privée sur Internet » , les participants peuvent se livrer à des témoignages très personnels à propos de futilités sans grand intérêt a prioripour les téléspectateurs. Ce qui lui vaudra à ce titre de nombreuses critiques. Cela étant, ce dernier exemple en matière de takl-showdémontre à quel point « il faut à présent se singulariser. Le Moi-je, apparu sur les écrans de télévision au tournant des années 1980, s’affirme à présent avec arrogance. Quel que soit le motif de sa différence, quelle que soit, il faut bien le dire, son absurdité, on est fier et on clame bien haut : « c’est mon choix » » . Nous retrouvons ici des similitudes avec la « photo ordinaire » que nous verrons plus loin : elle revendique un quotidien à la fois ordinaire, parfois intime et singularisé, et s’établit sur le mode de la conversation, de l’échange.
Les talk-shows ont introduit un nouveau climat au sein de la télévision française des années quatrevingt, un climat qui s’avère davantage propice à l’arrivée de la télé-réalité déjà présente dans de nombreux pays occidentaux. Loft Storyfait donc son apparition sur M6 en avril 2001 pour promettre aux téléspectateurs de filmer les candidats, enfermés dans un loft, « 24h sur 24 par 26 caméras et 50 micros » et de ne rien laisser s’échapper. Pour faire simple, la chaîne donne rendez vous chaque jour au téléspectateur pour qu’il puisse regarder le quotidien de jeunes inconnus, les observer manger, se laver, discuter, vaquer aux occupations les plus banales qui soient. De plus, là où l’animateur avait encore un rôle d’intermédiaire dans les talk-shows, il s’efface désormais pour laisser place à une supposée spontanéité. « Ainsi, « l’homme quelconque » se voit-il sommé d’être le héraut de la banalité. »
Le cinéma était le lieu de l’aventure, de l’extraordinaire, de l’imprévu ; l’aventure télévisuelle se trouve à présent dans la banalité exposée. Chose surprenante lors du lancement de l’émission : la chaîne proclame haut et fort donner la parole aux gens ordinaires et l’érige comme une nouveauté. Or, comme le montre François Jost, la nouveauté réside dans l’action de la présenter comme telle. Partout dans les médias, on vante le « rôle libérateur » de la chaîne. Ceci prouve finalement à quel point la place de l’individu lambdaa évolué. « Il faut dire qu’en envahissant nos téléviseurs, le culte du banal a fondamentalement changé. Il ne relève plus d’un processus d’individuation, attentif à la différence de chacun, mais d’un droit revendiqué par le téléspectateur à se regarder vivre. »
Les réseaux sociaux sur lesquels sont publiées les photographies montrant le quotidien de chacun semblent participer du même esprit que la télé-réalité, comme Instagram par exemple. Nous pouvons relever quelques caractéristiques communes à ces deux médias. Tout d’abord la télé-réalitéet Instagram sont basés sur un « format journée », il s’agit là d’exposer un quotidien au jour le jour. De plus, le principe est pour l’un comme pour l’autre d’observer les « morceaux de vie », les « petits riens » du quotidien d’autrui. Enfin, sont offerts en spectacle les besoins élémentaires de chaque être-humain (manger, se vêtir, etc.). Et nous pourrions rajouter que la télé-réalité ne fait pas qu’exposer la spontanéité du quotidien comme elle tient pourtant à le faire croire : il s’agit en fait de donner un peu d’intérêt grâce au montage de séquences réalisées en post-production. Ainsi, le travail consiste en la mise en scène d’un quotidien qui, sans cela, serait cruellement dépourvu de dynamisme etde rebondissements nécessaires à la captation du téléspectateur. Ce procédé se retrouve sur Instagram puisque, nous le verrons, les utilisateurs se voient obligés de sélectionner des parties de leur occupations journalières pour les mettre en récit et espérer attirer un public.
Finalement, il est intéressant d’observer les évolutions apparues ces dernières années en terme de programmation audiovisuelle pour comprendre comment les individus se sont peu à peu familiarisés avec une monstration de la banalité dans les médias de masse. Unepersonne ordinaire, « sans qualité » spécifique, peut à présent faire l’objet d’un programme grand public et connaître son « quart d’heure de célébrité » pour reprendre l’expression d’Andy Warhol. La télévision a donc joué sa part dans le processus de légitimation d’exposition du banal. Ainsi, les individus,et plus particulièrement les jeunes générations, seraient de plus en plus enclins à dévoiler leur propre banalité dans la sphère publique.
Des pratiques photographiques en voie de banalisation
Nous nous intéressons ici aux pratiques photographiques professionnelles et amateurs qui pré existaient avant l’avènement des « photographies ordinaires » afin d’en extraire des caractéristiques communes.
En effet, nous considérons que la photographie des objets ordinaires, qui s’étend aujourd’hui sur les réseaux sociaux, emprunte aux formes précédentes quelques unes de ses caractéristiques actuelles.
La photographie amateur connaît son essor en 1888 avec la sortie du premier appareil photo Kodak qui permettait de faire une centaine de photos pour vingt-cinq dollars. Par ceprocédé innovant, un grand nombre de personnes peut désormais immortaliser des souvenirs avec cet appareil facile d’utilisation et peu encombrant. La photographie fait donc son entrée dans la sphère privée et les apprentis photographes vont pouvoir conserver les moments les plus marquants de leur vie. « Mais il fallut attendre les années 1960 pour voir les Français acheter en masse leur premier appareil photo ».
Jusqu’à présent, seules quelques personnes qui pouvaient se le permettre, en particulier les citadins, se faisaient « tirer le portrait » par des photographes professionnels. Ces « portraits-cartes » ont été initiés par Eugène Disderi en 1854 qui a eu l’idée de les développer en plusieurs exemplaires pour qu’ils puissent être partagés. A cette époque déjà, la photo avait pour fonction de « rendre présent l’absent » puisque leurs propriétaires les laissaient au domicile de leur entourage en cas d’absence ou les envoyaient par voie postale. « Le portrait-carte fabrique donc de la relation, en suscitant la présence simultanée des deux individus engagés dans l’échange » . Cette fonction de la photographie, qui traduit une intention de diffuser sa propre image dans la sphère publique, se retrouve actualisée aujourd’hui sur les réseaux sociaux en ligne. Entre temps, le succès de la photographie amateur s’explique selon Gisèle Freund en raison des améliorations techniques réduisant le risque de rater une photo, mais aussi parce que l’homme mène une vie de plus en plus monotone. « Il est enrégimenté et dominé par la technostructure qui lui laisse de moins en moins d’initiative. A l’époque de l’artisanat, il avait encore la satisfaction d’exprimer sa personnalité et ses aspirations ; aujourd’hui, il est réduit à n’être qu’un
minuscule rouage dans une société de plus en plus automatisée. Faire des photos lui donne l’illusion de satisfaire son désir de création » . Ce sentiment semblerait se perpétuer aujourd’hui et pourrait en partie expliquer l’engouement pour la « photographie ordinaire » que nous avons relevé jusqu’ici.
Au moment où la photographie amateur devient possible, des photo-clubs apparaissent, regroupant des passionnés qui ont pour ambition de photographier autrement. La pratique qui s’exerce dans ces photosclubs se situe à mi-chemin entre l’art professionnel et l’amateurisme. Les membres ont pour vocation de valoriser l’acte photographique et refusent de se soumettre à l’esthétique populaire. Ainsi, ces mouvements en marge des pratiques répandues vont introduire la photographie d’objets nouveaux que la majorité des gens n’avaient pas idée de prendre. Même si cette photographie issue des photo-clubs s’impose davantage comme un art que comme objet communicationnel et social, elle nous intéresse parce qu’elle a certainement contribué à « décomplexer » l’usage de l’appareil, souvent limité aux événements exceptionnels et cérémonies en tout genre.
Valorisation de la culture amateur à travers les discours autour du web « 2.0 »
Nous nous attachons à montrer dans cette partie en quoi les discours sur le « web participatif » contribuent à légitimer l’expression d’une culture amateur qui constitue un terrain propice au partage des productions photographiques. Introduit par Tim O’Reilly en 2005, le « web 2.0 » est annoncé comme lavoie à prendre par les acteurs du web pour le faire prospérer. Selon lui, un renouveau s’impose : il faut intégrer les internautes dans le processus de production des contenus. Grâce à la numérisation, certains avancent que les « contraintes techniques et économiques sont largement diminuées, permettant à tout un chacun, ou quasiment, de devenir créateur de contenus » . Aussi, il est souligné que le « web collaboratif » inverserait les pouvoirs et que les amateurs, auparavant « passifs », pourraient désormais passer sur le devant de la scène. « Certains essayistes annoncent ainsi le remplacement des« médias de masse » par les « médias des masses » (De Rosnay, 2006). »
Les acteurs du web ne sont pas les seuls à adopter ce type de discours, ils sont confirmés par les journalistes qui n’hésitent pas à utiliser le terme de « révolution ».
De même, la société de mesure d’audience Médiamétrie, dans sa première synthèse dédiée au « web 2.0 », avance la chose suivante : « Création de contenus, partage de fichiers,personnalisation de pages web, collaboration en ligne : une révolution prend forme sur internet au fur et àmesure que les outils et les sites du web 2.0 se démocratisent. L’internaute n’est plus un simple utilisateur, il devient acteur du web et participe au développement de la « deuxième génération » d’internet » . Dans ce contexte, la pratique amateur devient légitime aux yeux des internautes et ces nouvelles considérations vont encourager les apprentis photographes à partager leurs productions personnelles. D’autant plus que,comme nous l’avons vu précédemment, la société est en accord avec ce genre de discours : de plus en plus, les gens ordinaires sont considérés et les pouvoirs en place contestés. Les aspirations sociales rencontrent donc un projet qui leur correspond. Ainsi, les discours autour de ce « web collaboratif » et son application constituent un terrain favorable à l’émergence de la « photographie ordinaire » puisqu’elle demande à ce que l’individu lambda se donne à voir dans la sphère publique ou semipublique, à ce qu’il s’estime légitime pour exposer une partie de sa vie sur la toile.
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Table des matières
Introduction
I- UN TERRAIN SOCIAL ET TECHNIQUE PROPICE A LA VALORISATION DUBANAL
1- Une re-considération du banal sur le plan culturel
1.1 L’art du banal
1.2 Une mise en scène des gens « ordinaires » à la télévision
1.3 Des pratiques photographiques en voie de banalisation
1.4 Valorisation de la culture amateur à travers les discours autour du web « 2.0 »
2- Des progrès techniques pour une démocratisation de la pratique photographique amateur
2.1 La numérisation : pour une pratique « décomplexée »
2.2 Appareils nomades et connectivité : pour un partage continu
3) Un usage déjà amorcé avec les réseaux sociaux en ligne
3.1 Pratiques de blogging : le récit publicisé de la vie à la manière du journal intime
3.2 Messageries instantanées, Facebook et Twitter : faire état de son humeur
3.3 Flickr : un ordinaire ordonné
II- LA « PHOTO ORDINAIRE » COMME EXPRESSION DES IDENTITES
1- La « photo ordinaire » au service de la singularité
1.1 Affirmation des goûts
1.2 A la recherche d’une reconnaissance : des stratégies de mise en visibilité
1.3 Expression d’une certaine créativité
2- La « photo ordinaire » au service d’une identité complexe et changeante
2.1 Détachement du corps : pour une identité multiple
2.2 La photographie au rythme de la quotidienneté : pour une identité mouvante
2.3 Une mise en récit de la banalité
3- Adopter les valeurs du groupe
3.1 Une pratique normée : les limites du photographiable
3.2 Un exposition de l’intégration au groupe
3.3 Instagram : Observer et s’inspirer des autres
III- LA « PHOTO ORDINAIRE » COMME TRAVAIL AU SERVICE DE LA SOCIABILITE
1- L’intérêt éphémère de la photo ordinaire
1.1 Un partage instantané
1.2 Une illusion de vérité et de spontanéité
2- Une reconfiguration des sphères publiques et privées
3- Une photo conversationnelle
3.1 La « photo ordinaire » comme conversation
3.2 La « photo ordinaire » comme « pré-texte » à la conversation
4- Une « débanalisation » par la justification de la présence de l’objet
4.1 Ajouter une plus-value : des compétences nécessaires
4.2 Ajouter du sens : le banal comme micro-événement
Conclusion
Bibliographie
Annexes
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