LA PHILOSOPHIE COMME CREATION CONCEPTUELLE CHEZ GILLES DELEUZE

« L’opportunisme méthodique » et « l’intuition anté-créative nécessaire »

   Le but recherché ici serait de faire dire à Deleuze ce qu’on voudrait qu’il dît ou de le pousser à être ce qu’on souhaiterait qu’il fût, c’est-à-dire faire porter à Deleuze la casquette d’un « opportuniste méthodique » doté d’une « intuition anté-créative nécessaire ». Deleuze se voit donc ici être retourné son propre stratagème qu’il a dévoilé dans Pourparlers : Mais, surtout, ma manière de m’en tirer à cette époque, c’était, je crois bien, de concevoir l’histoire de la philosophie comme une sorte d’enculage ou, ce qui revient au même, d’immaculée conception. Je m’imaginais arriver dans le dos d’un auteur, et lui faire un enfant, qui serait le sien et qui serait pourtant monstrueux. Que ce soit bien le sien, c’est très important, parce qu’il fallait que l’auteur dise effectivement tout ce que je lui faisais dire. Voici la démarche qui est à l’origine de la découverte de « l’opportunisme méthodique » et de « l’intuition anté-créative nécessaire » chez Deleuze, et éventuellement celle qui a permis de voir le rapport de ces deux caractérisations avec la vieillesse. Ainsi à l’issue de cette démonstration, elles seront plus claires à nos yeux. Afin d’exploiter la piste flairée, il fallait d’abord s’assurer qu’une porte ouverte n’était pas en train d’être défoncée. Autrement dit, faire une revue modeste de la littérature en allant voir ce qui s’est dit de Deleuze dans les ouvrages qui ont eu à se pencher sur sa philosophie. Il y a lieu d’insister sur le mot « modeste » car Deleuze est un grand philosophe. On a l’habitude de dire qu’un grand philosophe se mesure à l’aune de l’influence que sa pensée a eu sur la postérité. La philosophie deleuzienne a justement eu une postérité prodigieuse. C’est pourquoi, étant dans l’impossibilité de faire un tour d’horizon complet du travail accompli sur Deleuze, nous nous bornerons à examiner les approches de quelques philosophes commentateurs ou critiques de Deleuze. Parmi eux, un philosophe comme Stéphane LLERES, dans son ouvrage intitulé La philosophie transcendantale de Gilles DELEUZE, s’intéresse au côté transcendantal de la philosophie de Deleuze. D’ailleurs, il le précise clairement dans les lignes qui suivent : Signalons simplement ici, pour plus de clarté, que la tâche que nous nous fixons est bien plus restreinte : nous ne cherchons pas à retracer la constitution de la critique transcendantale achevée dans sa formule deleuzienne, mais seulement à établir la possibilité d’une telle critique, à la fois totale et pleinement transcendantale, ainsi que les remaniements qu’elle impose – un nouveau champ transcendantal. Alain BADIOU, de son côté, pense que Deleuze n’est pas un philosophe de la mobilité et du multiple mais au contraire un penseur de l’Un et de l’Etre. Ceci se reflète à travers cet avertissement qu’il donne à certains esprits ingénus en citant parfois Deleuze : […] à ceux qui naïvement se réjouissent de ce que, pour Deleuze, tout est événement, surprise, création, rappelons que la multiplicité du « ce qui arrive » n’est qu’une surface trompeuse car pour la pensée véritable « l’Etre est l’unique événement où tous les événements communiquent » (L.S, 211). Il est, l’Etre qui est aussi bien le Sens, « position dans le vide de tous les événements en un, expression dans le non-sens de tous les sens en un » (ibid.). Le problème fondamental de Deleuze n’est certes pas de libérer le multiple, c’est d’en plier la pensée à un concept renouvelé de l’Un.1 Un penseur comme Philippe MENGUE se charge de défendre « l’idée d’une lecture non dogmatique de la pensée de Gilles DELEUZE, une lecture ouverte qui met à son fondement le principe d’indétermination ». Jean-Clet Martin, quant à lui, considère la philosophie deleuzienne comme une philosophie de la vie, du concret. Une philosophie qui incite à accomplir une pérégrination sous forme de variations « qu’il faut entreprendre sous le signe d’une philosophie nomade, en passant d’une voile à l’autre un peu comme le marin sur ses cordages ».

La vieillesse chez Deleuze

   L’« intuition anté-créative nécessaire » n’a pas une nature rigide et fixe dans le temps. Elle est inscrite dans un processus dynamique. Ce qui fait qu’elle est perfectible. Mais pour que cette « intuition anté-créative nécessaire » atteigne son point culminant, il faut une autre condition. Deleuze soupçonne la vieillesse. De notre côté, nous pensons qu’il y a effectivement un lien entre la vieillesse et la création conceptuelle. Comment établir ce lien entre vieillesse et création ? Avant tout, nous savons que chez Deleuze la réponse à la question « Qu’est-ce que la philosophie ? » est évidemment « la discipline qui consiste à créer des concepts ». Or, pour comprendre la signification exacte de cette question, il faut atteindre l’âge de la vieillesse. Donc si un vieux philosophe comprend le sens de la question « Qu’estce que la philosophie ? » alors il se peut que dans bien des cas qu’il s’ingénie à créer des concepts. Jusque-là nous savons qu’il y a un rapport entre vieillesse et création, en revanche nous ignorons toujours pourquoi le vieillard, et personne d’autre, serait seul habilité à créer des concepts chez Deleuze ? Nous estimons que cela pourrait être imputable à des états de maturations psychologiques. Le fait d’envisager la vieillesse sous cet angle, permettra d’écarter d’office de l’étude la vieillesse en tant que faiblesse corporelle, cette vieillesse instaurée en grandeur pendant la période de la sénescence très avancée. À ce propos, cette vieillesse se manifestant par l’« affaiblissement de l’organisme »1 est considérée par Hegel comme le résultat final d’un changement naturel, changement à partir duquel le monde cesse d’être attractif et intéressant. Voici comment Hegel nous décrit cette vieillesse : La vieillesse […] est le retour à cet état où le monde n’offre plus d’intérêt […] ; le vieillard a comme consumé sa vie dans le monde, et c’est précisément à cause de cette identification avec le monde, identification où s’éteint toute opposition, que s’éteignent aussi en lui toute activité et tout intérêt.2 Par ailleurs, créer fait appel à une certaine capacité d’abstraction. Or, la psychologie de l’enfant (plus précisément celle de Piaget) a montré que l’enfant qui se situe dans la phase des opérations concrètes est incapable de s’élever dans le champ de l’abstraction du fait de certaines considérations ou obstacles psychologiques comme l’égocentrisme et ses séquelles (syncrétisme, animisme, etc.). Mais au fur et à mesure qu’il tend vers l’âge adulte son égocentrisme régresse laissant progressivement la place à la phase hypothético-déductive ou phase des opérations formelles . Par rapport à cette théorie piagétienne de la maturation progressive allant de l’enfance à l’âge adulte, Jo Godefroid en parle dans son ouvrage intitulé : PSYCHOLOGIE : Science humaine et science sociale. Voici ce qu’il en dit : Dès les années 1930, le perspectif constructiviste envisagé par Piaget, […], avait cherché à mettre en évidence la manière dont l’expérience, ainsi que l’environnement physique et social, s’intègrent étroitement à la maturation du système nerveux, dans le processus de développement de l’enfant. Et même à l’âge adulte, la capacité à raisonner dans l’abstrait et aussi l’intuition se peaufinent davantage. Finalement, ce n’est qu’à l’âge de la vieillesse que ces capacités psychiques deviennent très aiguisées et très affinées. D’ailleurs, dans le passage suivant Jean Piaget et Barbel Inhelder apportent quelques clarifications sur le développement mental continu de l’être-humain :Le développement mental de l’enfant apparaît au total comme une succession de trois grandes constructions dont chacune prolonge la précédente, en la reconstruisant d’abord sur un nouveau plan pour la dépasser ensuite de plus en plus largement. Cela est vrai déjà de la première, car la construction des schèmes sensorimoteurs prolonge et dépasse celle des structures organiques au cours de l’embryogenèse. Puis la construction des relations sémiotiques, de la pensée et des connexions interindividuelles intériorise ces schèmes d’action en les reconstruisant sur ce nouveau plan de la représentation et les dépasse jusqu’à constituer l’ensemble des opérations concrètes et des structures de coopération. Enfin, dès le niveau de 11-12 ans, la pensée formelle naissante restructure les opérations concrètes en les subordonnant à des structures nouvelles, dont le déploiement se prolongera durant l’adolescence et toute la vie ultérieure (avec bien d’autres transformations encore).3 Et donc, vu que le développement mental se poursuit durant toute la vie de l’humain (En tout cas jusqu’à un certain stade de la vieillesse car nul n’ignore qu’il y a un seuil critique de la vieillesse où tout s’écroule comme un château de cartes), il ne serait pas très difficile de voir le lien entre la création et la vieillesse. Deleuze et Guattari avaient respectivement soixante-six ans (66 ans) et soixante-et-un ans (61 ans), donc eux-mêmes étaient vieux, quand ils publiaient leur œuvre commune intitulée Qu’est-ce que la philosophie ? Et c’est à cette période qu’ils ont su : [qu’] [i]l y a des cas où la vieillesse donne, non pas une éternelle jeunesse, mais au contraire une souveraine liberté, une nécessité pure où l’on jouit d’un moment de grâce entre la vie et la mort, et où toutes les pièces de la machine se combinent pour envoyer dans l’avenir un trait qui traverse les âges […]. Hormis la souveraine liberté qu’elle procure, si toutes les pièces de la machine se combinent aussi à la vieillesse, c’est parce que l’expérience y a joué un grand rôle. La vieillesse serait en effet le symbole de la sagesse accumulée au fil du temps. C’est la raison pour laquelle Amadou Hampâté Bâ disait dans Amkoullel, l’enfant Peul « Quand un vieillard meurt, c’est une bibliothèque qui brûle ». Il (vieillard) est une bibliothèque de par les connaissances et l’expérience accumulées. Dans L’abécédaire, plus précisément dans « M comme maladie », Deleuze s’est ouvert à Claire Parnet sur la question de la vieillesse. Sa conception de la vieillesse peut être assimilée à l’ataraxie (paix de l’âme) des stoïciens et des épicuriens. Pour lui, la vieillesse est un âge splendide où l’on jouit d’une joie pure et d’une sobriété pure. Un âge où on est arrivé à bon port malgré les intempéries de la vie. En effet, il n’est pas évident d’arriver à ce stade de la vie, malgré les maladies, les virus, les guerres, la famine, les crises, etc. En tant que rescapé des vicissitudes de la vie, la seule opportunité qui s’offre au vieillard c’est d’« être » et non pas de « devenir ». Un enfant peut projeter d’être ceci ou cela parce que son être est un « êtredevenir ». Le vieillard par contre ne pouvant pas s’embarquer dans un devenir quelque chose doit se contenter d’être en inventant une puissance de la vieillesse. Cependant, inventer une puissance de la vieillesse et être ne signifient pas se plaindre comme Biran en disant « je me sens un peu vieux pour recommencer la construction », mais au contraire, il est possible de continuer la création à l’âge de la vieillesse. Mieux encore, c’est le moment ou jamais où la création doit se mettre en œuvre. D’ailleurs, Deleuze nous révèle que la vieillesse affine la perception, et que c’est en ce moment qu’on perçoit clairement les choses qui demeuraient invisibles ou floues, quand on était plus jeune. De même, c’est à cet âge que les idées se mettent en place. En jouissant de cette vision claire, le vieillard sait maintenant à quoi correspond ce sur quoi va porter son activité de création. N’oublions pas que c’est à la vieillesse que Deleuze a su ce qu’est la philosophie. La preuve, nous dit-il, s’il avait écrit son livre Qu’est-ce que la philosophie ? un peu plus tôt, le résultat serait sans aucun doute différent de ce que l’on connaît aujourd’hui. Ainsi, la vieillesse est à coup sûr un signe de maturité chez Deleuze, et cette maturité va même impacter positivement sur ses activités créatrices. Mais ce qui est valable pour Deleuze en ce qui concerne la vieillesse peut-il être généralisé ? En tout cas la démarche inductive recommande qu’avant de généraliser, il faut d’abord s’assurer d’être en possession de plusieurs faits avérés. Ou bien pour le dire comme le Professeur Djibril SAMB, l’induction est une « opération de nature intellectuelle par laquelle on tire une ou des règles générales en partant de l’observation ou de l’analyse d’une ou de plusieurs séries de faits ». Ainsi, lorsque le maximum d’éléments concluants auront été collectés, il nous sera alors très loisible de généraliser le cas de Deleuze. Pour ce faire, Il urge alors d’aller chercher des pièces à conviction chez d’autres philosophes qui ont eu à marquer leur temps comme Platon, Kant et Hegel. À tous ceux qui pourraient nous reprocher d’avoir interverti l’ordre chronologique dans notre étude de ces auteurs (c’est-à-dire en préférant par exemple que nous commencions par Platon et terminer par Deleuze en passant par Kant et Hegel), nous leur répondrons ceci : puisque Deleuze est le pilier de notre réflexion, la méthode inductive devrait impérativement s’appliquer à lui, à son cas. Cette mise au point étant faite, l’étude peut se poursuivre mais cette fois-ci en commençant par l’ordre d’apparition des philosophes.

« L’intuition intra-créative nécessaire » et la création

   « L’intuition intra-créative nécessaire » dont il s’agit ici est différente de « l’intuition antécréative nécessaire dont l’explication détaillée a été opérée dans le premier chapitre de la première partie de ce mémoire. Que signifie au juste « l’intuition intra-créative nécessaire » ? En quoi se distingue-t-elle de la première ? Ce qui est nouveau dans cette seconde forme d’intuition, c’est le terme « intra ». D’après le Gaffiot, intrā signifie « en dedans, dans l’intérieur ». Il ne sera plus difficile alors de deviner que « l’intuition intra-créative nécessaire » est celle qui s’effectue dans et pendant la création. Elle est différente de la première en ce qu’elle a la prétention d’être la méthode idéale du créateur de concept, qui n’est rien d’autre que le philosophe deleuzien. De même, elle est nécessaire dès lors qu’elle seule et seulement elle qui puisse attester de la réussite effective de la philosophie au sens deleuzien. Le principal théoricien de cette seconde intuition est Henri Bergson. Comment l’intuition deleuzo-bergsonienne qui se résume à ce que nous avons dénommé « l’intuition intra-créative nécessaire », peut-elle se constituer en méthode ? En quoi cette seconde intuition est-elle une méthode philosophique ? Dans quelle mesure peut-on dire que Bergson a influencé Deleuze ? Cependant, vouloir instituer l’intuition comme méthode pose d’emblée un problème que Deleuze n’a pas manqué de souligner dans l’ouvrage qu’il a consacré à Bergson intitulé Le Bergsonisme. Voici la manière dont il expose le problème : La question méthodologique la plus générale est comment l’intuition, qui désigne avant tout une connaissance immédiate, peut-elle former une méthode, une fois dit que la méthode implique essentiellement une ou des médiations? Il est vrai que cette interrogation trouve toute sa légitimité car la méthode fait appel à une inférence médiate. Ce qui veut dire qu’il faut passer par une démarche, un processus, des étapes pour arriver aux résultats escomptés. Or, l’intuition est d’habitude une inférence immédiate. Il appert alors de s’interroger sur l’identité de l’intuition bergsonienne. Et là encore c’est Deleuze qui fournira les informations nécessaires. Dans sa démarche, il commencera par dire ce que n’est pas l’intuition : « L’intuition est la méthode du bergsonisme. L’intuition n’est pas un sentiment ni une inspiration, une sympathie confuse, mais une méthode élaborée, et même une des méthodes les plus élaborées de la philosophie ».

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Table des matières

INTRODUCTION GENERALE
PREMIERE PARTIE : CONDITIONS ET PREALABLE DE LA CREATION CONCEPTUELLE 
CHAPITRE PREMIER : PLAIDOYER POUR LA VIEILLESSE
1. « L’opportunisme méthodique » et « l’intuition anté-créative nécessaire »
2. La vieillesse chez Deleuze
3. La vieillesse chez Platon
4. La vieillesse chez Kant
5. La vieillesse chez Hegel
CHAPITRE II : LA THEORIE DES ELEMENTS
1. La nature du concept
2. La nature du plan d’immanence
3. La nature et le rôle des personnages conceptuels
4. Le rapport entre concepts, plan d’immanence et personnages conceptuels
DEUXIEME PARTIE : L’ACTE DE LA CREATION CONCEPTUELLE 
CHAPITRE PREMIER : LA GENESE ET LA NATURE DE L’ACTE DE LA CREATION
1. « L’intuition intra-créative nécessaire » et la création
2. L’idée, les rencontres, les signes et l’évènement dans la création conceptuelle
3. L’idée en philosophie et dans les autres disciplines
CHAPITRE II : LES MATERIAUX DE LA CREATION CONCEPTUELLE 
1. La création et l’histoire de la philosophie
2. La Physis ̆ et le Noūs comme champ de la création
3. La création, la littérature, l’art et la science
4. Ambiguïté dans la création deleuzienne
CONCLUSION GENERALE
BIBLIOGRAPHIE

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