La perméabilité collaborative : infiltration et relais d’une voix romagnole 

L’escalade scénaristique

C’était le film [Un ettaro di cielo] d’un autre débutant ou presque, Tonino Guerra, qui est ensuite devenu l’un des meilleurs scénaristes italiens. Il était parti de son village, Sant’Arcangelo di Romagna, et, poète et écrivain, il avait débuté dans le cinéma en écrivant cette histoire pour Casadio. […] Le film était une curieuse fable qui me plaisait beaucoup.
Cette déclaration de Marcello Mastroianni pose le constat d’une histoire essentiellement écrite par Tonino Guerra pour le réalisateur. Nous ne pouvons pas hélas le certifier, et ce bien qu’une dimension « fabuleuse » irrigue tout le paysage du film. Mais en énonçant que ledit film était celui « d’un autre débutant ou presque », l’acteur pointe une incertitude qui nous éclaire : plus que le rapprocher de Casadio, Petri présente Guerra à Giuseppe de Santis, cinéaste et figure du néo-réalisme italien. Ce dernier l’engage comme scénariste dès 1955 pour l’écriture de son film Uomini e lupi (Hommes et loups), deux ans après Un ettaro di cielo. Sortant en 1957, soit un an avant celui de Casadio, le film fait ainsi office de parenthèse.
Ossessione (Les amants diaboliques) de Luchino Visconti en 1943, les deux derniers segments du Paisa de Roberto Rossellini en 1946, Il gente del Pô de Michelangelo Antonioni en 1947, ou encore Riso Amaro (Riz Amer) du même De Santis, en 1949, localisent leurs récits dans ce paysage de la plaine du Pô et fédèrent ainsi un réseau de collaborateurs régionaux. Aussi lorsque Guerra est invité à écrire son premier scénario au côté de De Santis, l’expérience que cette collaboration génère, implantée cette fois dans les reliefs montagneux des Apennins, conditionne sa pratique scénaristique. Marqué par l’influence néoréaliste de ses paires et compatriotes, en partie responsables de la considération dont jouit désormais l’objet-scénario, l’expression poétique de la parole de Guerra se dramatise en leur faisant écho.
Support littéraire, normé, et mineur, le scénario, ainsi désigné, se découvre comme un territoire difficile à arpenter. Pour nous représenter ses enjeux, et ceux de Guerra qui visent au dépassement poétique de sa narration, nous devons explorer ses intentions et relever entre ses lignes un haut potentiel descriptif, assimilable à celui d’un guide ou d’un manuel de montagne. Une fois la topographie de cette espace d’expression admise, c’est du côté de la profession, scénariste, que nous nous tournerons. Car désormais, la parole de Guerra prend une direction, cherche un équilibre et veut atteindre un destinataire précis : le cinéaste en son sommet.

Topographie d’un espace d’expression

Pareil au souci d’interprétation musicale que la partition ordonne et structure en amont de toute représentation, le scénario se lit, s’entend, s’analyse même, pour demeurer dans son intégrité le privilège de celui qui dirige et de ceux qui sont dirigés. C’est principalement par cette double nature, véritable « présence-absence », dans l’en-dedans et l’en-dehors du film, que le scénario échappe à toute reconnaissance véritable et qu’il est de surcroît délicat de le définir en tant qu’objet littéraire. Cette ubiquité relative à la matière scénaristique fait ainsi osciller constamment la position de celui qui y travaille entre un échec et une victoire relative. Toute implication de la part du scénariste ne peut être que partielle puisqu’elle le laisse en marge du résultat filmique, et ce bien que l’expérience qu’occasionne l’écriture de scénario lui permette de marquer le mouvement des images et leur réception. C’est donc à la manière du poète qui s’éprouve de n’avoir pu sonder que momentanément son être, mais se réjouit d’avoir pu en conserver la trace par le poème, que le scénariste trouve sa valeur. Présente et absente à l’image, son action lui permet de se recommander auprès d’un énième auditeur, collaborateur. Il n’aspire pas à la concrétude d’une image, mais inspire celle des autres.
Avec Uomini e lupi, ce n’est plus seulement face à la réalité de l’écriture mais à celle d’un tournage que Guerra apprivoise les potentialités d’un dispositif dont il ignore beaucoup. En lui offrant en retour de ses suggestions poétiques un enseignement pour les penser et les adapter aux contraintes du cinéma, De Santis fournit à Guerra un autre laboratoire d’images, un territoire à explorer, un espace duquel il est possible d’expérimenter la parole, de l’exprimer au gré de frontières structurelles qui la délimite techniquement. Y développer la fertilité de ses propres suggestions poétiques revient pour Guerra à se renseigner, à réapprendre, à questionner l’écriture d’une image mentale lorsqu’elle se met à l’épreuve d’un cadre strictement défini, d’une dimension cinématographique. Si bien que le professeur redevient un élève et le poète, un enfant. Mais son apprentissage s’établit cette fois dans les bois, sur les versants des Apennins entourant les villages abruzzais de Scanno et Pescasseroli. Ici, le paysage fait dialoguer des hommes et des loups, fictifs ou réels, tous en prises avec lui et l’hiver qu’il impose, notamment en cette année 1956 qui voit déferler en Europe et sur le Maghreb une vague de froid record. Ce paysage montagneux et enneigé n’intervient plus seulement pour sa fonction contemplative, il « devient un caractère » compris par la volonté d’en « mesurer les résistances et les forces». Chacun s’y mesurant se découvre en lui et le découvre en soi ; c’est en recomposant son univers que le poète parvient à se situer quelque part et que l’identité du scénariste se construit (fig. 3).
À plus d’un trait, le scénario, dans sa forme littéraire, se rapproche sensiblement des modalités expressives d’un topoguide de montagne, d’un manuel d’escalade. Consignant par de précieux indicateurs les éléments d’une marche à suivre, il témoigne d’un engagement nécessaire de la part de chacun des lecteurs ; que celui-ci s’avère physique, mental ou moral. Avant tout départ, avant chaque tournage, ce guide de poche « possède la vertu de faire rêver son lecteur», de solliciter intensément son attention. Car à l’inverse de la plaine, la haute montagne est dépourvue de sentiers définis. Il revient au manuel d’en éclaircir l’ambiguïté, de la découvrir par force d’hypothèses, de suggestions, d’itinéraires virtuels qui n’ont d’autres buts que celui qui consiste à nous engager dans le paysage pour le traverser, puis l’assimiler. En ce sens, « seules les voies les moins incertaines » s’y trouvent, même s’il faut retenir que « la promotion de telle ou telle voie plutôt qu’une autre » révèle une qualité propre au scénario : « le danger s’y combine subtilement avec la sécurité ». La minutie nécessaire aux descriptions qui le composent prévoit de rassurer, en première instance, celui qui se nourrit d’indications censées lui ouvrir l’univers des possibles. Toutefois, « en nommant et en localisant avec une extrême précision le danger qui vous attend, […] en vous permettant de l’anticiper », ces mêmes descriptions suscitent une inquiétude globale. Elles formalisent les séquences à venir, « en apparence fastidieuses, répétitives » pour s’enchainer, « comme si leur auteur modelait devant nous et pour nous le bloc-diagramme de la montagne à gravir ; comme si une sculpture était en train de prendre forme sous nos yeux et bientôt sous nos pieds ». Or sa simple existence suppose une traversée qui nous précède ; entérinant l’idée même que ce guide, écrit par d’autres grimpeurs, ne renouvelle pas fondamentalement l’expérience du paysage. La montagne-cinéma apparaît balisée par tout un conglomérat de règles, de normes et d’attentes encadrant la pratique de son escalade. En ce sens, avancer dans le tournage par le scénario revient à s’inscrire dans l’héritage de prédécesseurs, à « lire scrupuleusement, et épouser les ruses, les inventions et les exploits de devanciers, ses grands frères es escalades ». Paradoxalement, ces devanciers, pour le cas d’Uomini e lupi, interagissent directement avec Guerra par l’écriture collaborative ou dans l’intervalle réflexif du tournage. En effet, nous remarquons, parmi la foule de scénaristes convoqués par De Santis, la présence notable du scénariste Cesare Zavattini, grand artisan du néoréalisme italien, mais également théoricien d’une pratique de l’écriture cinématographique qui, plus que définir une méthode collaborative et collective, entretient par elle, d’après Giuliana Muscio, des enjeux narratifs et sociaux spécifiques à l’Italie de l’après-guerre.

Cinéastes et scénaristes

La parole du poète romagnol s’établit donc sur la matière scénaristique en s’adaptant aux préceptes qui la structurent ; elle se développe en fonction d’une littérarité cinématographique influençant le mouvement des images mentales qu’elle veut transmettre, puisque déterminée par l’ambition d’un achèvement visuel, concret, capable d’alimenter l’expression de l’autre. Mais cet autre, le cinéaste, et dans le cas présent Giuseppe de Santis, tient paradoxalement le même rôle que Guerra ; il est lui-même le scénariste du projet qu’il souhaite mettre en scène. Si la dynamique horizontale que défend l’écriture néoréaliste parvient dans un certain sens à placer chacun des auteurs sur un même diagramme collectif, une dynamique verticale situe encore le cinéaste au sommet de la chaine réflexive du film, dans la mesure où il lui revient le droit d’interpréter le scénario, d’assimiler la parole de tous les autres auteurs pour l’associer à la sienne. En dirigeant ainsi chacun des auteurs, mais aussi chacun des acteurs et des techniciens présents sur le tournage, le cinéaste entretient des rapports professionnels qui, l’imposant comme un véritable premier de cordée, soumettent ces autres collaborateurs que sont les scénaristes à une place définie et à un rôle invisible.
En ce qui concerne Guerra, pour qui l’écriture et le tournage impliquent une expérience physique, celui-ci se voit offrir des mains du réalisateur la possibilité de prendre la parole. Celle-ci n’est pas exclusivement liée à la nature de l’objet-scénario qu’elle se doit de composer. Elle se lie aussi au regard que le cinéaste porte sur les choses, et plus particulièrement sur le portrait d’une paysannerie dont il est, parmi tous les autres scénaristes, l’unique représentant. Or cette parole, outre sa dimension poétique, impose de fait un statut, occupe un poste précis. Bel et bien scénariste, Guerra s’engage aussi auprès de De Santis comme assistant réalisateur : une position qui lui permet de se lier à la réalité du plateau, aux ambitions de la caméra-stylo, supposant par elle une distance vis-à-vis de ce que peut une mise-en-scène cinématographique (fig. 4). Il ne s’agit pas uniquement pour Guerra d’écrire le scénario, ou de se plier à une technicité néoréaliste édictée par ses prédécesseurs, mais d’adopter une posture de poète qui profite de l’espace d’une collaboration pour étendre la dimension de l’« être scénariste ».
Ce que Guerra révèle ici c’est qu’il acquiert par l’investissement de De Santis ce qu’il nomme « un enseignement puissant » qui lui permet de penser le dispositif cinématographique, ainsi que son interaction avec un cinéaste en lui répondant d’une présence-absence appropriée. D’après lui, cette formation s’élabore dans un espace relativement restreint ; il se forme « en restant dans l’action même du film ». Autrement dit, Guerra est invité à faire partie intégrante du processus de captation, même s’il se retrouve également contraint d’y demeurer en marge. Le poète, inexpérimenté, s’initie à la concrétisation d’une image en mouvement en portant « une grande attention » à la manière dont le cinéaste est amené à photographier « les choses ». Assimilant les dimensions et les ambitions d’un cadre précis qui délimite son emprise sur le contenu même des images, Guerra se familiarise à la dialectique du champ et du hors-champ. En découpant dans l’infini du monde qui se révèle à lui, le cadre de l’image cinématographique détermine un point de vue sur le paysage habité, une interaction entre le monde et nous-même. Guerra se concentre ainsi sur les modalités scripturales d’un fragment visuel « valant pour une totalité, attendu que seul le fragment rendra compte de ce qui est visé implicitement », à savoir « la nature dans son ensemble».
Or l’importance de cette dialectique dans le résultat filmique est renforcée par l’emploi d’un procédé anamorphique tout à fait nouveau pour son époque : il s’agit du CinémaScope64. Ce qui laisse d’ailleurs certains commentateurs affirmer que le film pourrait se lire comme un « protowestern spaghetti », une sorte de « carte pour les repérages du Grande silenzio (Le Grand silence, 1968) de Sergio Corbucci ». Carte à l’intérieur de laquelle les personnages, en allant et venant « de gauche à droite », se permettent en outre de tisser une « broderie atteignant les rochers, les montagnes et ces nuages derrière lesquels surgissent les chants du labeur». Il est vrai que ce format d’image élargie, tout comme l’inscription de figures mythologiques incarnées dans les hommes et les bêtes ou la mise en perspective de l’hostilité d’un territoire ont facilité cette lecture rétrospective, rejoignant les propos de De Santis lui-même lorsqu’il écrivait dès 1946 que « le paysage n’a aucune importance sans l’homme, et réciproquement». En étudiant selon ce précepte les particularités géomorphologiques du territoire, Guerra et tous les scénaristes-arpenteurs analysent l’organisation d’un microcosme, d’un paysage et d’une société qui font récit en se composant « avec les forces de la nature, les lois qui les régissent, les proportions, nombres et figures et les formes ou apparences qu’elle revêt67». De sorte que les Apennins finissent par imposer tout un système de contraintes que des hommes et des loups expriment par leurs seules façons d’intégrer ou de fuir ce cadre de vie qui leur est ici imposé. Alimenté par un hiver difficile, des tremblements de terres, ou un exode rural de circonstance que le film dépeint sans concession, les objectifs, physiques et mentaux, que porte la caméra de De Santis, se focalisent sur la possibilité d’un dialogue entre l’homme et son environnement. Dialectique qui semble également au coeur de l’appréhension scénaristique de Guerra, lorsque ce dernier nous dit.
Les louvetiers, ces nomades, étrangers à la meute, qu’elle soit humaine ou animale, portent un regard et agissent sur le territoire de la montagne en lui redonnant une parole que d’autres avant eux, leurs précurseurs, ont établi par tradition. Si en cela, la condition du louvetier et celle du scénariste se lient sur de nombreux points, il en est un, clairement formulée par la dimension atavique de leur passion, qui les écarte de la norme. Bien qu’ils s’inscrivent dans le sillage de leurs ainés, louvetiers et scénaristes tracent parallèlement d’autres voies, des sentiers grâce auxquelles ils marquent la dimension évolutive de leurs professions respectives en faisant réapparaitre par la parole un caractère disparu et latent : un caractère dit poétique. Or s’il est vrai qu’un tel caractère n’est pas exclu du traitement narratif que le néoréalisme, dans sa cohérence stylistique, déploie depuis le milieu des années 1940, son accentuation ici ne répond pas d’un fait strictement aléatoire mais d’une question de survie. Le louvetier, tout comme Guerra, se doit de s’adapter à l’environnement qu’il perçoit de la montagne mais aussi au changement de moeurs qui bousculent la société rurale ou l’équipe néoréaliste qui l’emploie. En cela, il existe un paradoxe qui les lie intrinsèquement. Plus le louvetier excelle dans sa tâche, plus il participe à l’effacement de sa profession. À tel point que le loup, qui naguère encore représentait une menace pour l’homme, n’est désormais plus qu’un avatar de la transformation des Apennins, préfiguration d’une identité géomorphologique s’effaçant de façon irréversible. C’est pourquoi, le louvetier comme le scénariste, pour rendre son activité pérenne, est amené à désobéir à la réalité de sa tâche en développant une étrangeté au corps de sa profession. Ricuccio, au lieu de tuer les petits de la louve, les nourrit puis les libère ; Guerra, plutôt que de se satisfaire d’une description et d’une dramatisation du monde paysan, l’anime, le fait revivre par le concours de sa science poétique. Comme lui, le loup, et ainsi-en est-il du louvetier, n’est plus agresseur mais victime ; celle de la propension des hommes à vouloir maitriser la nature, son équilibre. Et cette volonté n’est évidemment pas étrangère à la position du cinéaste. Promue par la politique des auteurs qui l’érige au rang de maître, il se place au sommet de la chaîne et, malgré lui, biaise le contrat reliant le spectateur au collectif responsable de l’image qui l’émeut.
Si Guerra accepte que cette dénomination d’auteur puisse caractériser ceux qui comme De Santis, et plus tard Antonioni ou Fellini, apparaissent comme de vrais metteurs en scène – y compris pour la critique de leur époque, il suggère qu’un caractère auteuriste ne peut leur être attribuée qu’en vertu d’une conséquente implication dans le processus d’écriture scénaristique. Le scénariste, pareil au poète, n’use de l’écriture que comme un processus transitoire par lequel « une suggestion, un appel à un imaginaire extérieur » se formule en laissant un maximum d’ouvertures plausibles pouvant faire l’objet d’une « mise en forme, changée, transformée71» par la collaboration étroite d’un cinéaste lecteur. De plus, en choisissant d’intégrer à sa pratique de scénariste une conception tirée de la dialectique du personnage et du paysage, Guerra reconduit un schéma de communication poétique élaboré au fil de sa jeunesse dans le récit même, tout en balisant un champ d’action sur le territoire de la mise en scène du cinéaste. Le scénario devient un espace d’expression extensible, permettant notamment en phase de tournage l’interaction directe, constante et usuellement impossible du poète avec son lecteur. Le principe actif de toute suggestion poétique s’exprime alors par sa capacité à « amener un interlocuteur à prendre conscience de ce qu’il sait implicitement, à l’exprimer et à le juger». Fruit d’une convergence entre sa pensée de poète et sa pratique de scénariste, elle s’effectue sous l’égide d’une entraide, d’un accompagnement. De sorte que l’escalade scénaristique devient alors une progression longue et lente qui nous laisse le temps d’imaginer, de formaliser peu à peu « l’image anticipée du spectacle dont nous allons jouir », laquelle « donne toute sa saveur à l’effort et suffit à le justifier».
Pour toucher à cet aboutissement perceptif que nous promet le sommet d’une montagne, nous parcourons ses cimes, prenons de la hauteur et découvrons l’étendue d’un paysage par la traversée de toutes les étapes qui nous acheminent à lui. Pour s’adapter aux attentes du cinéaste, Guerra se dépasse dans l’écriture du scénario pour dépasser sa propre fonction de scénariste. Il n’est pas seulement question d’écrire, mais de conseiller, d’écouter, de faire parler le cinéaste, de l’aider dans sa tâche jusqu’à terme, et parfois même de l’assister au plus près de sa caméra. Mais en accompagnant un cinéaste jusqu’au pic de son expression, Guerra s’aventure lui aussi vers la conquête d’un sommet, d’une perspective sur l’horizon que porte le monde du cinéma. À ce stade, ce sont tous les autres sommets de la chaîne et leurs versants qui deviennent visibles, potentiellement plus verdoyants et plus fertiles pour ses suggestions poétiques.

Une structure collinéenne

La collaboration qu’entretient Guerra avec le cinéaste Michelangelo Antonioni se profile comme l’un de ces sommets. 1960, L’avventura, première association des deux auteurs, constitue probablement le tournant le plus décisif de la carrière du poète et scénariste romagnol. Celle-ci les lie sur plus de quarante ans, avec un total de dix collaborations marquant pour certaines les orientations esthétiques du cinéma d’après-guerre, tout en permettant à Guerra d’assumer une position marginale vis-à-vis de prérogatives assignées au scénariste. S’affirmant dans le paysage cinématographique italien, Guerra gagne d’ailleurs en reconnaissance et publie à partir de 1967 chez Bompiani ; maison d’édition lui assurant une distribution nationale.
Si le film en question représente très tôt une production cinématographique majeure, dynamitant les réflexions tenues jusqu’alors sur le médium, il semble aujourd’hui encore se voir affublé d’une aura toute particulière ; « révolutionnaire » diront certains, du fait même des « innovations de langage et de récit» qu’il propose. Mais de telles affirmations ne sont pas sans nous interpeller quant à la responsabilité possible de Guerra dans ce résultat si commenté ; constat qui interroge frontalement la technicité tout comme la poéticité de l’écriture du récit scénaristique que nous propose L’avventura à travers sa structure narrative.
Discuter de cette structure narrative comme maillon d’une réflexion moderniste portée sur le langage cinématographique revient à la penser, pour le compte de Guerra, comme un entre-deux liant les modalités d’une communication poétique peaufinée aux côtés de Casadio (fig. 5), à celles d’une expression scénaristique élaborée sur l’enseignement de De Santis. À la manière d’une colline, cette structure relie l’étendue de la plaine à l’escalade d’un mont. Il nous faut donc la considérer pour ses deux versants : d’une part, comme un ensemble qui schématise les composantes du récit scénaristique à la manière d’un diagramme, et d’autre part, comme une suggestion influençant, par la justesse de ravines poétiques striant ledit diagramme, toute la perception du spectateur et l’interroge sur ce que peut un récit cinématographique.

Un diagramme imparfait

Dans une préface à ses scénarios édités en 1963, Antonioni décrit ses scénaristes comme des « assistants très utiles et fonctionnels dans la construction de la narration », ajoutant au sujet de Guerra, « [qu’il était un] parfait technicien de la narration». Il est vrai que par cette affirmation, le cinéaste de Ferrara inscrit le rôle de son collaborateur dans le prolongement d’une logique corporatiste selon laquelle s’établit une stricte répartition des tâches. Toutefois, les directives approximatives que cette science de l’assistanat est censée appliquer profitent également d’une absence de transparence pour intégrer des éléments qui sont, eux, issus des expériences respectives de tous les autres scénaristes, invités à prendre part à la construction du récit, démystifiant quelque peu la nature hiérarchique qu’une telle collaboration sous-tend. Car si Guerra est perçu par son metteur en scène comme un technicien, ce dernier insiste sur le qualificatif de poète qui lui est associé en affirmant de la phase d’écriture de L’avventura que « les visages [qu’il a] le plus souvent en face de [lui] sont ceux de Tonino Guerra et Elio Bartolini », ajoutant que « le premier, plus proche de lui, est un poète qui écrit en dialecte». En effet, la responsabilité technique du scénario, comme souvent chez le cinéaste romagnol, est divisée en trois différentes parts. La première étant réservée à Antonioni lui-même, c’est la seconde qui met surtout en relief le rôle de Guerra qui, quoique « plus proche » du réalisateur, se retrouve contraint de composer avec un tiers le plus souvent dramaturge : ici Elio Bartolini, romancier vénitien, troisième auteur de L’avventura. Ils travaillent conjointement « à la façon dont un personnage va parler », tel que le précise Guerra.
Officiant comme scénariste auprès du metteur en scène ferrarais depuis Il grido (Le Cri ; 1957), Bartolini ne semble pourtant pas inspirer auprès d’Antonioni les meilleurs sentiments. Nous lisons le cinéaste révéler à son ami Renzo Renzi, au détour d’une lettre, que Bartolini « n’est pas un homme de cinéma». La considération que le cinéaste attribue donc à Guerra, et que nous mesurons par la fréquence de leurs associations, ne vaut pas tant pour la force dramaturgique qu’il déploie que pour sa faculté à intercéder dans l’écriture cinématographique, comme un rouage consistant à produire du sens, une direction, une marche à suivre, un rythme. Nous avions au cours de notre chapitre sur Uomini e lupi, rappelé que l’élaboration d’un récit pour Guerra dépendait de la présence d’un personnage, et que ce celui-ci devait entrer en interaction directe avec le paysage dans lequel il s’inscrivait bon gré mal gré, formulant par ses errances solitaires et épineuses un véritable discours sur la façon de faire corps avec le monde. Monica Vitti, actrice principale du film, nous informe d’ailleurs qu’Antonioni, en créant un « monde poétique, un univers de raisons et d’émotions », accordait à l’interprétant la même place « qu’un paysage ou un son81». Ce sont ses « gestes », ses « mouvements » dans le paysage qui traduisent les mots du scénario, la parole du scénariste, en des indices, « des marques visuelles » nécessaires à la représentation mentale de l’histoire du film à venir.
Une telle exploration littéraire du monde, composant ce que le géographe Guy di Meo ou encore Jean-Luc Godard nomme un « drame paysager», implique une dynamique imbriquant le personnage dans le paysage ainsi que le paysage dans le personnage. Selon cette réciprocité, nous devinons que les lieux du tournage de L’avventura communiquent aux auteurs un degré d’expression révélant chacun des personnages en fonction de ses traits, sa position, sa posture. Aussi choisir de tourner les images du film en Sicile orientale, entre les îles éoliennes et Noto, revient à considérer ses reliefs collinéens comme des marqueurs identitaires. Les personnages répondent à cet espace désertique composé à 62% de collines. Leur caractère accidenté, des pentes douces au sol aride, inaptes à la culture agricole, font d’elles des zones de traverse isolant l’arpenteur en quête de repos. Bombement orographique, renflement, la colline est respiration. Elle marque une pause que le personnage tente d’habiter, illustrant sa détresse en conséquence. Qu’il s’agisse d’une île, d’une élévation, la colline soutient sa parole qui n’est plus comprise à partir de ses interactions dialoguées mais par des interactions spatiales révélant l’intensité de sa présence ou de son absence au monde. Dérivant d’un versant à l’autre, ses fluctuations dessinent une rythmique dans la trajectoire du récit, à la manière d’une carte dans le scénario.
Le paysage sicilien, qu’incarnent les personnages dans leur va-et-vient à travers l’espace d’écriture, n’est pas ici qu’un territoire horizontal cerné par les limites logiques d’une pratique scénaristique d’après-guerre. Il est également fait de reliefs, d’altitude, de fractures, d’ondes. Le scénariste peut de toute évidence travailler le fond ainsi que la forme que le récit développe au fil de son avancée. Ce que nous visons ici, la structure narrative, tient au déroulement du récit, à l’agencement des scènes entre elles. Elle s’en trouve tout aussi discuté que le fond de l’histoire, communément appelé soggetto ou sujet. Influençant parfois même jusqu’à l’échelle globale du film en servant de feuille de route pour le tournage, la structure narrative nourrit également les prémices du montage, ce que les auteurs du cinéma italien nomment La scaletta, annexe ou bien échéancier narratif du récit scénaristique. Bien que la vision du scénariste-secrétaire soit très proche de celle qu’entretenait Antonioni vis-à-vis de ses assistants, la structure narrative dépasse de telles prérogatives en devenant un réceptacle pour la poésie de Guerra, développant un rapport d’interdépendance avec les images qu’elle est censée ordonner. D’ailleurs, le rôle et l’expertise de Guerra, pour le cas de L’avventura, et plus largement encore pour la filmographie antonionienne, appartiennent davantage au souci de l’arrangement technique qu’à la composition écrite. Ce que Guerra relève lorsqu’il dit.
Si Guerra rappelle que cette « structure de la narration », pour laquelle il fait un « effort », est un « élément très important du film », c’est parce que le travail qu’elle représente n’a pas véritablement d’équivalent dans le milieu scénaristique de l’époque. Célèbre et célébrée en son temps pour s’être éloignée du schéma narratif classique (incipit, élément déclencheur, péripétie, dénouement, explicit), la narration de L’avventura se détourne aussi des influences néoréalistes qui nourrissent l’écriture scénaristique des quatre précédents longs métrages d’Antonioni. Certes, aux trois scénaristes convoqués et crédités s’ajoutent officieusement d’autres auteurs tels qu’Ennio de Concini, Ennio Flaiano ou Monica Vitti, prolongeant la méthode collaborative d’une organisation collégiale et néoréaliste. Mais la singulière structure narrative que le film dévoile doit davantage aux expérimentations littéraires de son époque. D’après Luigi d’Amato, critique littéraire, la profonde influence qu’exerçait Gadda84 en Italie cantonnait la question narrative à des problèmes linguistiques « faisant du style et de la langue la question première du récit moderne85». Or, s’il est vrai que Guerra fonde sa stylistique sur la mise en lumière d’un dialecte et se rapproche en conséquence de ce courant par l’emploi d’un verbiage particulier, il s’en éloigne diamétralement sur le plan formel. Les littérateurs gaddaniens, ajoute d’Amato, se focalisent pour la plupart sur cette seule donnée linguistique, ne se préoccupant que très peu des « expériences de nouvelles formes de techniques narratives qui mettent en crise la structure même du roman » du côté transalpin, d’Alain Robbe-Grillet à Nathalie Sarraute notamment. Faisant éclater l’idée de linéarité, du plan de l’intrigue, de l’omniscience du personnage, cette modernité propre à la narration du « nouveau roman » et qui peine à s’inscrire dans les dogmes littéraires de la péninsule italienne trouve paradoxalement un puissant écho du côté de sa production cinématographique. Ce que suggère par ailleurs d’Amato vis-à-vis de Guerra.

L’action des calanchi

L’avventura est projeté au Festival de Cannes en mai 1960 et scinde la salle en deux : ceux y voyant une supercherie égocentrique et ceux y reconnaissant l’exaltation d’un cinéma libre dit « moderne ». Le film est défendu dans une lettre ouverte signée par plusieurs membres de la cinéphilie savante, Roberto Rossellini en tête, qui atteste d’une véritable prise de risque vis-à-vis des conceptions jusqu’ici admises de ce que devait ou non être un objet de cinéma. Mais cette même année voit aussi un autre cinéaste italien, Federico Fellini, remporter la Palme d’or avec La dolce vita, convoquant parmi sa foule de collaborateurs un certain Ennio Flaiano, lui-même impliqué de manière discrète dans le scénario du film d’Antonioni96. De son côté, L’avventura rafle le Prix du Jury, accompagné de la mention suivante : « pour sa remarquable contribution à la recherche d’un nouveau langage cinématographique ». Or ce qui fait l’objet du scandale cannois concerne bel et bien cette structure manquée, éclatée, pensée par Guerra ; cette narration décousue, apparaissant inachevée et sujette à un traitement tout à fait inhabituel en regard de la production cinématographique mondiale.
Il nous suffit dès lors d’admettre que l’esprit antonionien, qui se construit déjà en fonction d’un regard tout à fait ancré, personnel, et d’une certaine idée du médium cinématographique, trouve grâce au schéma de communication poétique développé par Guerra les moyens d’une expression fidèle et limpide de son propre imaginaire. Que cette expression qui, jusqu’alors, lui faisait peut-être défaut puisqu’insuffisamment ou partiellement retranscrite, se retrouve, une fois la combinaison effectuée et consommée, si viable, si juste et si efficace qu’elle en marque la mémoire des cinéphiles du début des années 1960. Car forte d’un tel succès, la collaboration Antonioni/Guerra se solidifie et essaime les tournages de manière à ce que sortent trois autres films en l’espace de quatre ans : La notte (1961), L’eclisse (1962) et Deserto Rosso (1964). La célèbre tétralogie apparaît tout juste aux yeux du monde que déjà nombre de critiques et de littérateurs vantent le caractère innovant de l’entreprise narrative d’Antonioni, de cet « art de l’Interstice » comme écrivait Barthes97. Et même si pour la plupart ils ignorent, consciemment ou non, la part des coscénaristes dans l’élaboration de cette structure narrative, certains n’en sont pas moins poussés à se confronter au problème qu’elle pose en filigrane. C’est notamment le cas d’Alberto Boatto, critique d’art italien, pour qui ladite structure narrative constitue l’élément le plus important de la proposition stylistique d’Antonioni.
Dans un article destiné à l’analyse de l’oeuvre d’Antonioni, Boatto expose l’idée selon laquelle « l’innovation fondamentale [de Michelangelo Antonioni] concerne précisément l’évènement, le fait d’avoir soustrait l’évènement au despotisme étouffant du récit98». Il définit ensuite cet évènement comme « un fait circonscrit et fragmenté, une sorte d’unité décimale que l’on peut obtenir en décomposant la trame globale de l’intrigue » et finit par conclure que, de ce constat, « le cinéaste a réussi à instaurer une nouvelle dialectique entre évènement et récit, fondée non pas sur la subordination, mais sur la possibilité». La thèse soutenue par l’auteur part donc d’un postulat qui semble déjà confirmer dès 1964 que les innovations narratologiques qu’apportent Antonioni par le biais de sa tétralogie sont avant tout d’ordre formel, qu’elles se rattachent à l’aspect structurel de la narration. Toutefois l’analyse de Boatto, qui décrit pourtant avec acuité les mécanismes stratifiant couche après couche la structure du récit scénaristique, se heurte à une négligence de poids. Si l’éloge que constitue l’article en question s’attache à décrypter « les structures narratives chez Antonioni », insinuant au passage par cette pluralité une évolution méthodologique au sein même de sa filmographie, l’analyse qui la soutient attribue l’élan de ce génie narratif à la seule cause du cinéaste ferrarais. L’absence totale de mentions des autres collaborateurs, et Guerra en premier lieu, est révélatrice des problèmes d’identification que pose la matière scénaristique puisqu’elle confond le degré d’implication du poète dans le travail de cette matière avec les convictions du cinéaste à qui cette matière appartient, lequel devient automatiquement l’unique responsable de l’établissement de cette « nouvelle dialectique entre événement et récit » au cinéma. Il est probable que la politique des auteurs et sa grille de lecture, particulièrement en vogue à cette époque, ait participé à la mise à l’écart des scénaristes. Il faut en effet attendre les années 1980 et une succession de prix attribués à des cinéastes tels que Visconti, Fellini ou Antonioni pour constater l’omniprésence des Suso Cecchi D’Amico, Ennio Flaiano ou Tonino Guerra qui leur sont respectivement associés, et que leurs paroles fassent l’objet d’entretiens. C’est notamment l’ambition du critique Lorenzo Pellizzari lorsqu’il écrit dès 1985.

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Table des matières
INTRODUCTION. L’ENFANCE D’UN MONDE : Étude d’un faire image 
PARTIE 1. GÉOMORPHOLOGIE DU SCÉNARIO 
Racines et relief d’une parole poétique
La plaine communicante
La pédagogie du jardin
Le champ de la poésie
L’escalade scénaristique
Topographie d’un espace d’expression
Cinéastes et scénaristes
Une structure collinéenne
Un diagramme imparfait
L’action des calanchi
PARTIE 2. LA PERMÉABILITÉ COLLABORATIVE : Infiltration et relais d’une voix romagnole 
Antonioni et la source d’une transmission
Le reflet du jeu
Le lyrisme de l’ondée
Fellini et le courant dialectal
Monologues sanguins
La résistance embrumée
Tarkovski et la lecture immersive
Plongée dans la cage du poète
Dissolution des voix
PARTIE 3. UN SOUFFLE AFFABULATEUR : Voyages et métamorphose d’un imaginaire 
Et vogue l’inspiration
L’Orient pour horizon
L’envol du rhinocéros
Respirer dans le brouillard
La recherche d’un funambule
La trouvaille oasienne
L’expiration d’Ulysse
Les spectres de la mémoire
D’une tempête, chante la ruine
CONCLUSION. UN GESTE PYROMANE : L’image poétique de la solitude 
Les os et la cendre
Le devenir d’une flamme
Dans l’instant d’une étincelle
BIBLIOGRAPHIE 
FILMOGRAPHIE 
Corpus
Scénariographie 

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