Une tradition humanitaire
L’exode de dizaines de milliers de Huguenots en 1685 et l’accueil temporaire de l’armée française du général Bourbaki en 1871 ramènent aux origines de la «tradition humanitaire » (PIGUET 2013b : 70) suisse. Celle-ci, par ailleurs, sera particulièrement sollicitée tout au long du XXème siècle. En 1955, la Suisse signe la Convention de Genève relative au statut des réfugiés. Les deux décennies qui suivent laissent place à une politique libérale en matière d’asile, favorisant l’accueil des ressortissants des pays communistes (D’AMATO 2008 : 178), marquant ainsi un tournant décisif pour l’image du réfugié qui devient porteur d’enjeux politiques (PIGUET 2013b : 71). A la suite de cette période, les flux migratoires ne seront plus uniquement liés aux conflits des deux blocs. En effet, ils seront composés de personnes fuyant d’autres réalités et contextes. En 1981 la Suisse adopte sa première loi sur l’asile, tempérant ainsi « la pratique généreuse appliquée jusqu’alors » (D’AMATO 2008 : 178). Cependant, au cours des années ‘80 les demandes d’asile augmentent de façon exponentielle et il apparaît une grande hétérogénéité des pays et régions de provenance, tels que Turquie, Sri-Lanka, Moyen-Orient, Afrique ou encore Asie (ibid.).
Le sommet de cette première « crise de l’asile » est atteint en 1991, avec 41’600 demandes, chiffre qui sera réduit de moitié l’année suivante en raison du caractère toujours plus restrictif des politiques d’asile suisses (PIGUET 2013b : 79). Par la suite, les guerres des Balkans engendrent de nouveaux flux de réfugiés si bien qu’en 1999, les demandes d’asile atteignent le chiffre record de 46’000, marquant la deuxième « crise de l’asile » (ibid. : 81). A l’aube du XXIème siècle, après une phase de déclin des demandes déposées, une reprise de la croissance est observée dès 2007, avec un pic de 28’631 demandes atteint en 2012 (ibid. : 82-83). Dans ce cadre, il est pourtant question de faire face à de nouveaux défis : les origines des requérants d’asile sont toujours plus diversifiées, tout comme les motifs de fuite et la nature des persécutions (ibid. : 89). Venons-en maintenant à la situation actuelle : en 2015, les demandes d’asile déposées en Suisse se sont élevées à 39’523, soit 15’758 de plus par rapport au 2014 (2016 : 22). Le SEM constate qu’il s’agit là d’« un chiffre record depuis la fin de la crise du Kosovo » engendré, entre autres, par des « déplacements massifs de personnes, originaires des pays du Proche- Orient et du Moyen-Orient, de la Grèce vers l’Allemagne et vers d’autres pays européens – dont la Suisse – via les Balkans » (ibid.).
Pourtant, si en considérant l’ensemble de la population suisse, le nombre des demandes d’asile s’avère bien supérieur à la moyenne européenne, il est également vrai que le pourcentage des demandes d’asile déposées en Suisse a baissé par rapport au nombre total des demandes déposées en Europe (ibid.). Enfin en 2016, les demandes d’asile s’élèvent à 27’207 2 , soit 12’316 de moins que l’année précédente. A l’échelle européenne en revanche, le nombre de demandes est resté quasiment inchangé (SEM 2017 : 3). La Suisse ne serait donc touchée que de manière limitée par le grand phénomène migratoire actuel. Cela peut être expliqué par différents facteurs, parmi lesquels le fait qu’elle ne représente souvent pas le premier choix en termes de destination, mais également pour des raisons de « configuration géographique », qui en partie contribueraient à l’isoler, ou en raison de l’attractivité des pays du Nord, où les migrants entretiennent souvent des « liens familiaux et diasporiques » (PIGUET, 30.01.2016). De plus, il est également à considérer que la Suisse « reste exigeante en matière d’asile », ce qui pourrait engendrer un certain effet de dissuasion (ibid.).
Cadre juridique international
Bien que chaque Etat reste souverain dans la gestion des demandes d’asile, le cadre juridique national en la matière est même intégré dans un cadre de conventions et de normes plus larges au niveau international. De ce fait, « les normes contraignantes du droit international définissent le champ d’action des Etats signataires » et ont un impact sur la législation et la pratique d’asile des différents pays, dont la Suisse (OSAR, n.d.) . Il n’est pas ici question de donner une image exhaustive de ce cadre, mais plutôt d’exposer les principaux traités internationaux. Un des instruments centraux pour la protection des réfugiés s’avère être la Convention de Genève de 1951, dans laquelle figure la première définition juridique et légale du réfugié. L’innovation apportée par la Convention réside dans le passage d’une définition collective à une définition individuelle du réfugié (PIGUET 2013b : 71). L’article premier définit celui qui peut être définit comme tel, dont la définition sera reprise par la loi sur l’asile adoptée par la Suisse en 1981. Un des piliers de la Convention de Genève réside dans le principe de non-refoulement : « Aucun des États Contractants n’expulsera ou ne refoulera, de quelque manière que ce soit, un réfugié sur les frontières des territoires où sa vie ou sa liberté serait menacée en raison de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques. » (Convention relative au statut des réfugiés art.33 al.1) La Convention de Genève, limitée dans un premier temps à l’Europe, va s’étendre au reste du monde à travers le Protocole de New York de 1967 (PIGUET 2013b : 72).
Toutefois, il est important de souligner que la construction d’une définition de réfugié qui y est proposée est politiquement et historiquement liée à la période qui suit la deuxième guerre mondiale. À ce propos, Zetter constate que « les conditions qui sous-tendent aujourd’hui la mobilité et les déplacements de populations diffèrent profondément de celles qu’on pouvait observer [à cette époque] », une évolution qui « fait surgir des question sur le but, l’envergure et la mise en oeuvre de la protection » (2014 : 30). Une seconde convention internationale que nous retenons comme fondamentale est la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH), signée par la Suisse en 1974, laquelle représente un instrument incontournable pour la protection des droits humains. En particulier, le principe de non-refoulement trouve son fondement dans l’article 3 CEDH, établissant notamment l’interdiction de la torture et des traitements inhumains ou dégradants. Pour conclure, il est important de citer les accords de Schengen et Dublin, signés par la Suisse en 2004, qui prévoient respectivement de « créer un espace sans frontières intérieures commun aux pays d’Europe » et « la définition de critères uniformes à appliquer lors de l’examen d’une demande d’asile, sorte qu’un seul Etat soit compétent pour la traiter » (SEM 30.03.2017). Ces accords ont été créés en vue d’une coopération au niveau européen. Cependant, l’accord de Dublin pose aujourd’hui question en termes de gestion des flux. Comme l’observe Piguet, ses dispositions engendreraient des « gagnants » et des « perdants » parmi les pays d’accueil (PIGUET 10.09.2014).
La décision
Suite au processus que nous venons d’exposer, les collaborateurs du SEM sont chargés de statuer sur la demande d’asile. La décision peut être « formelle », sur l’entrée en matière, et « matérielle » sur le fond. Une décision de non entrée en matière (NEM) est prise sur la base des motivations indiquées à l’article 31 LAsi, qui font en sorte que le SEM « n’engage pas de procédure d’asile ordinaire et ne clarifie pas la question de savoir s’il faut accorder l’asile en Suisse à la personne » (OSAR n.d.)10. Si en revanche, la demande d’asile ne présente pas de conditions d’irrecevabilité, le SEM effectue un examen matériel qui permet d’établir les faits et de se prononcer ainsi en matière d’asile et de renvoi (MAR, E2 : 4). L’asile est accordé dès lors que « le requérant d’asile prouve ou du moins rend vraisemblables les faits allégués, que les conditions de reconnaissance de la qualité de réfugié sont remplies et que l’intéressé ne tombe pas sous le coup d’un motif d’exclusion » (ibid.). Au cas où l’asile ne serait pas accordé, le collaborateur prononce le renvoi.
Cependant, l’exécution de ce dernier peut être réalisée à condition que celle-ci soit licite, raisonnablement exigible et possible : elle n’est pas à considérer licite si elle est contraire aux engagements de la Suisse en matière de droit international ; elle n’est pas exigible en cas de mise en danger concrète du requérant d’asile en raison d’une situation de guerre, de guerre civile, de violence généralisée ou d’une nécessité médicale ; elle est jugée impossible si le requérant d’asile ne peut pas se rendre ou être emmené dans son pays d’origine, de provenance ou dans un état tiers pour des obstacles techniques (MAR, E3 : 1). Un autre type de décision concerne la reconnaissance de la qualité de réfugié tout en étant exclus de l’asile pour « indignité » (LAsi art. 53) ou à cause de « motifs subjectifs survenus après la fuite » (LAsi art. 54). Dans ce cas de figure, le requérant est « admis provisoirement au titre de réfugié » (MAR, C4 : 7). Par la suite, les décisions que nous venons d’exposer peuvent faire l’objet d’un recours devant le Tribunal administratif fédéral (TAF) et, dans certains cas, être portées devant la Cour européenne des droits de l’homme.
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Table des matières
Introduction
1. Choix et délimitation du sujet
2. Intérêts de la recherche
3. Structure du travail
PREMIERE PARTIE Mise en contexte
1. Le contexte migratoire suisse
1.1 Une terre d’immigration
1.2 Une tradition humanitaire
1.3 L’asile en chiffres
1.4 La perception de la migration : enjeux et conséquences
2. Le cadre juridique en matière d’asile
2.1 Cadre juridique international
2.2 Cadre juridique national
3. Le Secretariat d’Etat aux migrations
3.1 Domaines de compétences
3.2 Structure et organisation
4. La procedure d’asile
4.1 Déposer une demande d’asile
4.2 L’audition sur les données personnelles
4.3 L’audition sur les motifs d’asile
4.4 Les mesures d’instruction
4.5 La décision
DEUXIEME PARTIE Problématique et question de recherche
TROISIEME PARTIE Etat des connaissances
Cadre théorique
1. La conception du droit et de sa mise en oeuvre
2. Les administrations : acteurs, pratiques et enjeux
2.1 Les « street-level bureaucrats »
2.2 Les marges de manoeuvre
2.3 Les contraintes
2.4 Les normes « officielles » et les normes « pratiques »
3. La décision en tant que processus
4. La figure du réfugié dans les dispositifs d’asile
4.1 Le caractère construit de la figure du réfugié
4.2 La culture de suspicion
4.3 Une double mission
4.4 Entre un sentiment d’incertitude et un idéal d’objectivité
QUATRIEME PARTIE Méthodologie
1. La position épistémologique
2. Le choix de la méthode qualitative
3. La stratégie de recherche
4. Le terrain et les personnes enquêtées
4.1 L’accès au terrain
4.2 L’échantillonnage
4.3 Les enquêtés
5. La récolte des données
5.1 Les entretiens
5.1.1 Les typologies d’entretien
5.1.2 La grille d’entretien
5.1.3 Le déroulement des entretiens
5.2 L’observation
6. Des remarques reflexives sur le rôle du chercheur
7. L’analyse des données
7.1 La transcription
7.2 Les mémos analytiques
7.3 L’analyse globale
7.4 Le codage théorique
CINQUIEME PARTIE Préséntation et analyse des résultats
1. Evaluer la vraisemblance
1.1 « Vérité » ou « vraisemblance » ?
1.2 Les auditions
1.2.1 La rencontre avec le requérant d’asile
1.2.2 Les aprioris du professionnel
1.2.3 Les attitudes valorisées
1.2.4 La dimension subjective
1.2.5 Les techniques d’audition privilégiées
1.3 La construction de l’(in)vraisemblance
1.3.1 Les facteurs de vraisemblance et d’invraisemblance
1.3.2 Une comparaison des savoirs
1.3.3 Des exigences contradictoires
1.4 Un éventail de biais
2. La construction de la decision
2.1 Le rôle des directives concernant la pratique pour les différents pays
2.2 Le processus d’objectivation
2.3 Atteindre la « conviction »
2.4 La « mise en forme » de la décision
3. Marges de manoeuvre et contraintes
3.1 Marges de manoeuvre
3.1.1 Dans la détermination de l’âge du requérant d’asile
3.1.2 Dans la conduite de l’audition
3.1.3 Dans l’évaluation de la vraisemblance
3.1.4 Dans le cadre de l’examen du renvoi
3.1.5 Dans le degré d’approfondissement de l’instruction
3.2 Contraintes
3.2.1 Les exigences de productivité
3.2.2 Les limites du dossier
3.2.3 Les lois et les directives relatives à la pratique
3.2.4 Les supérieurs hiérarchiques
3.2.5 Le Tribunal administratif fédéral
SIXIEME PARTIE Conclusion
Ouverture du sujet
SEPTIEME PARTIE
Bibliographie
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