La conception kantienne de la morale
Dans ce présent chapitre, comme l’indique du reste le titre, nous entendons traiter de la conception kantienne de la morale. Cependant, on ne saurait à proprement parler réfléchir sur ce thème sans nous intéresser à ce penseur en tant qu’il appartient au XVIIIe siècle, communément appelé « siècle des Lumières ». Et si l’on pose la question de savoir pourquoi une telle dénomination, on se rend compte que ce ne sont pas les arguments qui manquent pour nous éclairer sur un tel problème. En effet, les Lumières traduisent la volonté d’une époque qui a ceci de particulier qu’elle tend à libérer à tout prix la raison de l’emprise du clergé et du pouvoir politique en vue de son libre et public déploiement. Ainsi ce siècle regroupe un certain nombre de philosophes qui partagent pour la plupart des idées communes. Mais parmi ces idées, celle qui demeure la principale et la plus essentielle est celle- là même qui met en évidence l’aptitude de la raison humaine à découvrir par elle-même des vérités authentiques et irréfutables.
Cependant, pour accéder à u ne telle fin, la raison humaine doi t recevoir une certaine éducation, selon Kant. Ainsi la raison, si l’on en croit Kant, pourra atteindre le plein développement de toutes ses dispositions. Et c’est en ce sens que les Lumières, qui consacrent l’accession de la raison humaine à sa maturité suprême, connurent plusieurs étapes. En effet, les Lumières ont commencé leur périple tout d’abord avec le moyen-âge qui les place sous le signe de la divinité. Ensuite avec Descartes, elles seront désormais la prise de conscience de la toute éminence de la raison humaine. Et à ce titre, le philosophe français les identifie à la raison qui apparaît du coup comme la chose du monde la mieux partagée. Enfin ce périple de la raison trouvera son accomplissement dans le siècle des Lumières notamment avec l’avènement de la pensée kantienne. Le philosophe allemand en effet, consacra tout un opuscule à la question « qu’est ce que les Lumières ? ». Et en guise de réponse, il dira que « c’est la sortie de l’homme de sa minorité ». Pour Kant, accéder aux Lumières consiste pour l’homme à sortir de la minorité où il se maintient par sa propre faute .Or Kant entend principalement par « minorité », l’inaptitude de l’homme à pouvoir se servir de manière autonome de son entendement sans éprouver le besoin, dans ce domaine, d’être dirigé par un tiers. Le philosophe allemand note à ce propos : « Minorité, c’est-à-dire incapacité de se servir de son entendement sans la direction d’autrui ». Kant estime en effet que d’un pareil état, c’est le sujet lui-même qui est le principal responsable puisque c’est uniquement par lâcheté et par paresse que ce dernier refuse de penser par lui-même. Ce sera donc la ferme volonté de combattre une telle situation qui sera au principe même de la devise des Lumières. Et cette devise, s’exprimera en ces termes : « Sapere aude ! [Ose savoir !] Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! » . Ce courage qui est à l’œuvre dans la devise des Lumières ne requiert autre chose que la seule liberté de pensée ou encore « la liberté de faire un usage public de sa raison dans tous les domaines » , selon les termes même de l’opuscule.
De ce qui précède donc, nous pouvons témoigner que le XVIIIe siècle est, et demeure le siècle par excellence de l’esprit. Sa particularité, nous l’avons vue, reste essentiellement le fait que ce s iècle ait été consacré de façon très nette à l ’apologie de l’autonomie de la raison, qui venait justement de marquer sa totale indépendance à l’égard aussi bien du Clergé que du pou voir politique. Cependant, hormis l’affirmation de la souveraineté de la raison, l’originalité de ce siècle demeure à b ien des égards l’attitude critique qu’elle a engendrée. Kant souligne à cet effet : « Notre siècle est particulièrement le siècle de la critique […], la religion alléguant sa sainteté et la législation sa majesté voulant d’ordinaire y échapper, mais alors contre elle de justes soupçons et ne peuvent prétendre à cette sure estime que la raison accorde scrupuleusement à celui qui a pu soutenir son libre et public examen » . Cette citation montre clairement que rien ne peut être au-dessus ou en dehors de la raison humaine dans sa volonté de produire le savoir dans toute son authenticité. Et dans ce sens, nous pouvons dire que nul mieux que le philosophe de Königsberg n’a su incarner l’esprit de cette époque notamment à travers le criticisme. C’est d’ailleurs le criticisme, dans son articulation avec le contexte dans lequel la morale kantienne s’est formée qui constituera le premier point de notre travail.
Le cheminement de la pensée morale de Kant : De la période précritique à la période critique
Dans ce premier point, notre exposé sera axé sur l’impact de deux périodes essentielles dans l’élaboration de la morale kantienne, à savoir le période précritique et la période critique. Aussi faut-il souligner que l’édification de la morale kantienne n’a été possible que grâce à l’action conjuguée du criticisme et de l’influence qu’ont exercés les différents courants de pensée sur l’esprit de Kant à l’époque de l’élaboration de sa morale. D’où la pertinence de cette citation de Lequan : « La philosophie morale de Kant doit être comprise non seulement en rapport à l’originalité révolutionnaire de son projet, qu’elle revendique elle-même, mais en rapport au contexte historique et culturel dans lequel elle s’est formée » . Cet extrait met clairement en évidence la jonction et du criticisme et de l’influence des différents courants philosophiques dans l’élaboration de la morale kantienne. Ces influences, précisons- le, ont eu lieu notamment dans la période précritique.
Dans ce sillage, nous commencerons tout d’abord par exposer le rôle joué par ce contexte avant d’en arriver à la période proprement critique. Ainsi nous entreprendrons dans cette tâche, de passer en revue les différents courants philosophiques qui ont influencé le philosophe allemand dans l’édification de sa doctrine morale. C’est dire que, la pensée morale de Kant demeure inséparable des différents courants philosophiques, notamment ceux de l’Europe du XVIIIe. Ces courants sont principalement : le piétisme, le rationalisme allemand, l’empirisme et la philosophie française des Lumières. Ainsi nous comptons, tour à tour examiner ces différents courants philosophiques en rapport, bien sur avec la morale Kantienne.
Des principes fondamentaux de la morale kantienne
Dans cette partie, nous comptons examiner les concepts de base de la morale kantienne, tout en insistant sur la place et le rôle de l’homme dans l’élaboration de ladite morale. Ces concepts sont ceux de la loi morale, de l’impératif catégorique, du devoir et de l’autonomie de la volonté.
─La Loi morale : Dans la préface des Fondements de la métaphysique des mœurs, Kant soutient que « la loi morale vaut pour tout être raisonnable en général, et non pas seulement pour l’homme. Le principe de la morale ne doit point être tiré de l’observation de la nature, laquelle ne fournit comme telle que des déterminations contingentes, mais du concept même de l’être raisonnable » . C’est dire en fait que, la loi morale en tant que loi de la raison, s’applique non pas seulement à l’homme mais elle concerne également tout être raisonnable. Elle est objective. Aussi, a-t-elle sa valeur non pas de l’expérience mais du concept même de l’être raisonnable. Ainsi, la loi morale oblige les êtres raisonnables à faire une telle action et les retient d’en faire telle autre. Et à ce titre, elle ne fait qu’obliger et interdire sans aucun pouvoir de détermination effective. C’est ce qui fait dire à Ralph Walker, dans son ouvrage intitulé Kant, que « Ni autorité ni puissance d’action, non dérivée d’autre qu’elle, la loi morale est un impératif catégorique » .
Dès lors, la loi morale ne s’avère être qu’un pur commandement de la raison. Aussi, la loi morale est universelle. Elle est également déduite de l’exclusion de tout mobile empirique et de toute référence au bonheur. Et c’est là tout le sens de la pureté de cette loi, car elle n’a comme contenu que sa seule forme. Ceci étant, la loi morale s’impose donc par sa seule forme, étant entendu qu’elle n’a aucun pouvoir de contrainte extérieure. Ce caractère formel de la loi morale révèle tout le sens du formalise Kantien, formalisme qui, du reste, tire son origine de la consécration de la raison comme faculté législatrice qui consiste à montrer que la raison peut décider de ce qui est légitime aussi bien dans l’ordre théorique que dans l’ordre pratique. La loi morale est donc selon Kant un impératif catégorique par le seul fait qu’elle contraint une volonté raisonnable. Ainsi, après avoir fait de la loi morale un impératif catégorique, Kant en vient maintenant à la question de savoir si cet impératif va revêtir le même caractère formel et sans contenu empirique au même titre que la loi morale.
─ L’impératif catégorique : Dans la deuxième section des Fondements de la métaphysique des mœurs, Kant définit ainsi qui suit l’impératif catégorique : « La représentation d’un principe objectif, en tant que ce principe est contraignant par une volonté s’appelle un commandement de la raison, et la formule du commandement s’appelle un impératif catégorique » . Ce passage tient à montrer le caractère universel de l’impératif catégorique en ce que celui-ci n’est entaché d’aucune inclination. L’inclination, nous le savons, c’est le sentiment du besoin d’être satisfait que la faculté de désirer éprouve à l’égard des sensations. Par ailleurs, l’impératif catégorique a la valeur d’une loi car son action est représentée comme bonne en soi. Il trouve, en effet, son siège dans une volonté qui a une stricte conformité avec la loi. Ainsi cette citation de Ralph Walker donne de manière plus ou moins complète les caractères essentiels de l’impératif catégorique tout en posant la nette différence entre l’impératif catégorique et les impératifs hypothétiques :
« Quand je conçois un impératif hypothétique en général, je ne sais pas à l’avance ce qu’il contient, jusqu’à ce que la condition me soit donnée. Mais si je conçois un impératif catégorique, je sais immédiatement ce qu’il contient. Car dans la mesure ou l’impératif ne contient en dehors de la loi que la nécessité qui s’impose à la maxime d’être conforme à la loi en général, mais que la loi ne contient aucune condition qui vienne la limiter, il ne reste rien d’autre que l’universalité d’une loi en général, à laquelle la maxime de l’action doit être conforme, et c’est uniquement cette conformité que l’impératif fait apparaître véritablement comme nécessaire ».
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Table des matières
Introduction
Première partie : La pensée morale et politique de Kant
Chapitre I : La conception kantienne de la morale
I- Le cheminement de la pensée morale de Kant : De la période précritique à la période critique
II. Les principes fondamentaux de la morale kantienne
Chapitre II : La pensée politique de Kant
I. Le contrat originaire
II. La problématique de la paix dans la pensée de Kant
Deuxième partie : L’union de la morale et de la politique comme gage du s alut de l’humanité chez Kant
Chapitre I : Les fondements d’une politique morale
I. « Insociable sociabilité » et ruse de la nature : les moteurs de la destination éthicopolitique de l’homme
II. La vertu des chefs d’Etat : le mérite de l’homme politique moral sur le moraliste politique
Chapitre II : Les conditions de la paix perpétuelle, fin de l’union de la morale et de la politique
I. La constitution républicaine ou la sagesse dans l’administration de l’Etat
II. L’intersubjectivité morale et le cosmopolitisme
Conclusion