UNE CONNAISSANCE INCOMPLETE
Nous prรฉsentons dans cette partie les รฉcrits que nous avons pu trouver de tous ceux qui ont mentionnรฉ lโart pictural mural de la fin du XIXe siรจcle jusquโร la moitiรฉ des annรฉes 1970, au moment oรน le Cambodge entre dans une รจre de grandes difficultรฉs. Nous ne prรฉtendons pas avoir fait un relevรฉ exhaustif mais nous avons tentรฉ de regrouper tous les documents โ quelques lignes, un court article, une รฉtude ponctuelle, un ouvrage, une rubrique journalistique, un guideโฆโ, รฉvoquant le dรฉcor peint de certains รฉdifices des vat , essentiellement les vihฤra . Nous avons notรฉ les citations des auteurs : nous gardons lโorthographe des noms et des lieux quโils utilisent, de mรชme que lโemploi ou le nonemploi des majuscules, la ponctuation, voire certaines coquilles. Dans notre texte nous avons adoptรฉ les noms propres des lieux selon lโorthographe dรฉcidรฉe par le ministรจre du Plan au cours des annรฉes 2000.
LA PAUVRETE DES SOURCES
La richesse artistique du Cambodge, durant le XIXe siรจcle, et une grande partie du XXe , a รฉtรฉ assimilรฉe ร la seule magnificence de lโart angkorien. Henri Marchal lโexprime dans lโun de ses รฉcrits de 1913 : ยซ Lโart au Cambodge pour tout le monde est reprรฉsentรฉ par Angkor et le prรฉsent est totalement dรฉlaissรฉ ou ignorรฉ.ย ยป Ou encore dans lโune de ses rรฉflexions : ยซ Temples dโAngkor et danseuses cambodgiennes rรฉsumaient, pour le public, tout ce qui รฉtait connu au Cambodge . ยป Lโart moderne cambodgien โ pour reprendre le titre de son article paru en 1955 mais certainement antรฉrieur ร cette date โ nโa jamais suscitรฉ dโintรฉrรชt chez les รฉtrangers, pas plus que chez ยซ [โฆ] lโaristocratie cambodgienne [qui] a abandonnรฉ ses artistes dont elle รฉtait la seule cliente ยป. Nous savons que H. Marchal dรจs 1913, puis George Groslier dรจs 1917, ont ลuvrรฉ pour la renaissance et la reconnaissance des arts cambodgiens de leur รฉpoque, tout particuliรจrement G. Groslier qui organisa lโEcole des arts cambodgiens entre 1918 et 1920 et crรฉa six ateliers : bijouterie, รฉbรฉnisterie, fonderie, modelage de cire et terre, tissage, dessin et architecture . Comme on peut sโen rendre compte, la peinture ne fait pas partie de lโenseignement et on ne doit pas confondre dessin et peinture mรชme si un dessin peut รชtre peint. Sous la plume de G. Groslier il nโest nullement question de la peinture des vat dans leurs diffรฉrents bรขtiments โ vihฤra, ลฤlฤ , kuแนญฤซ โ, de leur conservation et de leur restauration รฉventuelle. Et pourtant, les Khmers ont certainement toujours peint comme en tรฉmoignent deux dรฉcouvertes faites ร des dรฉcennies de distance. La premiรจre est celle des restes angkoriens datรฉs du X e siรจcle โ sur les murs de deux tours du Prasat Neang Khmau de la province de Takeo โ, que Jean Boisselier รฉvoque dans son ouvrage de 1966 et publie dโaprรจs les relevรฉs de Henri Mauger : ยซ Un unique exemple de peintures murales de la pรฉriode angkorienne est fourni par les deux sanctuaires de Pr. Neang Khmau (rรจgne de Jayavarman IV) avec des compositions ornant les murs intรฉrieurs des cella dans un esprit fort proche des bas-reliefs intรฉrieurs de Pr. Kravanh. Le dessin est dโune grande sรปretรฉ ; les couleurs, posรฉes en ร -plat, se rรฉduisent ร trois : blanc, brun rouge, noir. Elles servaient peut-รชtre de support ร des tons plus variรฉs (H. Parmentier) prรฉcisant les dรฉtails des figures et des parures . ยป Nous retrouverons infra les commentaires dโHenri Parmentier. Une autre dรฉcouverte trรจs rรฉcente vient appuyer lโexistence de restes dโun dรฉcor peint sur les murs dโAngkor Vat. Publiรฉe par Baptiste Rouch le 28 mai 2014, elle relate le cheminement de Noel Hidalgo Tan : ยซ En 2010, alors quโil rรฉalisait des fouilles archรฉologiques ร Angkor Vat, lโarchรฉologue a dรฉcidรฉ de prendre plusieurs photos des taches rougeรขtres [murales], en prรฉvoyant de les retoucher par la suite. ยซย Je ne savais pas que les images seraient autant dรฉtaillรฉes, jโรฉtais naturellement surprisย ยป raconte-t-il. [โฆ] Retouchรฉs, les clichรฉs dรฉvoilent dโextraordinaires fresques reprรฉsentant des รฉlรฉphants, des lions, des temples, des personnes sur des chevaux et mรชme un dessin du mythique Roi Singe. En 2012, Noel Hidalgo Tan est retournรฉ sur le site afin dโentreprendre des recherches plus approfondies en compagnie de chercheurs cambodgiens de lโAPSARA. ยซย Les peintures prรฉsentent une variรฉtรฉ de couleurs et de styles artistiques, qui apparaissent comme des silhouettes solides et des traits (dessin) ร la fois en rouge et en noirย ยป, explique Tan et son รฉquipe. [โฆ] Grรขce ร la photographie numรฉrique et un logiciel de retouche dโimages, ce sont plus de 200 peintures – pour certaines invisibles ร lโลil nu – qui ont รฉtรฉ mises au jour : animaux, bateaux, bรขtiments, divinitรฉs et figures mythologiques recouvrent imperceptiblement les murs dโAngkor Vatย ยป. Avec cette rรฉvรฉlation, les chercheurs avancent que ce dรฉcor peint signifierait la rรฉsurrection du temple abandonnรฉ au XVe siรจcle. N. Hidalgo Tan pense dโautre part que les peintures ont pu รชtre une commande du roi Ang Chan. On sait, en effet, que sous son rรจgne, entre 1528 et 1566, les bas-reliefs du quart Nord-Est ont รฉtรฉ achevรฉs dans une facture assez mรฉdiocre comparรฉs ร ceux des autres galeries exรฉcutรฉs dans la premiรจre moitiรฉ du XIIe siรจcle. Ce qui est certain, cโest quโAngkor Vat devient au XVIe siรจcle un lieu de pรจlerinage bouddhiste et que les peintures rรฉcemment mises au jour rรฉvรจlent une iconographie bouddhique. Si cesย peintures avaient รฉtรฉ dรฉcouvertes ร lโรฉpoque de H. Marchal et G. Groslier auraient-elles รฉtรฉ apprรฉciรฉes parce quโelles รฉtaient anciennes?
Pour notre sujet, et la pรฉriode qui nous intรฉresse, il faut nous appuyer sur ces deux chercheurs, et travailler sur leurs tรฉmoignages directs, รฉcrits ร diverses รฉpoques, puisquโils nous apprennent leurs visites dans un certain nombre de monastรจres, soit pour les dรฉcouvrir, soit pour faire le recensement de leurs objets mobiliers.
Ainsi, lorsquโil rรฉsidait ร Phnom Penh, H. Marchal รฉcrivait : ยซ Je visitais lโune aprรจs lโautre les pagodes [โฆ] oรน je dรฉcouvrais un tempรฉrament artistique trรจs affirmรฉ. Jโacquis ainsi la certitude que le peuple cambodgien รฉtait particuliรจrement douรฉ pour les arts, le dessin, la sculpture, la danse, et quโil savait donner ร tout ce quโil fabriquait un cachet personnelโฆย ยป. Quant ร G. Groslier, envoyรฉ en mission en 1929 et 1930 ร travers le pays, il rรฉdigeait lโintroduction de son rapport ainsi : ยซ Appeler par mes fonctions ร inspecter les pagodes du Cambodge, jโai commencรฉ par celles qui sโรฉlรจvent en bordure du Mรฉkongย ยป. En fait, son travail, ร la demande du conseil des ministres de 1929, consiste ร ยซ inventorier les statues, piรจces dโarchitecture ou objets [qui] prรฉsentent un intรฉrรชt artistique ou archรฉologique ; [de] photographier dans les pagodes les dรฉtails susceptibles de disparaรฎtre ยป . De ces deux tรฉmoignages nous pouvions attendre โne serait-ce quโaprรจs un regard rapide โ, quelques lignes sur la dรฉcouverte des peintures murales des vihฤra visitรฉs. Malheureusement, au cours de leurs pรฉrรฉgrinations, ces deux grands noms de chercheurs ne se sont jamais attachรฉs ร cet art reconnu par leurs compatriotes au Laos et au Vietnam, ce qui a entraรฎnรฉ un dรฉsintรฉrรชt profond pour la connaissance de la formation et du travail des peintres khmers โ religieux ou laรฏcs โ, autant quโร mรฉconnaรฎtre leurs activitรฉs. La rรฉalitรฉ de ces faits est enregistrรฉe dans La liste gรฉnรฉrale de classement des monuments historiques de lโIndochine de 1930 oรน pas un monastรจre cambodgien nโest inscrit, alors quโy figurent plusieurs pagodes bouddhiques vietnamiennes et laotiennes du XIXe siรจcle et du dรฉbut du XXe .
H. Marchal รฉtait, comme on le sait, plus intรฉressรฉ par les formes architecturales et les ouvrages artisanaux, et G. Groslier refusait de voir les pagodes en bรฉton โ matรฉriau dรฉveloppรฉ par les Franรงais โ, apparues dรจs les annรฉes 1910โ1915, remplacer celles en bois. Mais dans le mรชme temps, les peintures de ces architectures en bois โ quโil apprรฉciait tant โ, ne lโintรฉressaient nullement, ce qui le conduisit ร un รฉtrange paradoxe. Dรฉcouvrant le sanctuaire de Moha Leap, dans la province de Kampong Cham โ entiรจrement en bois et qui existe toujours โ il en fit des louanges trรจs poรฉtiques : ยซ Je viens de quitter la belle duchesse de Moha Lรฉap. Pas une faute de goรปt dans son intรฉrieur opulent. Elle est accueillante et digne. Cinquante ans, cโest vieux pour une Cambodgienne ! Cโest dโune pagode que je parle. ยป Et plus loin de continuer : ยซ Ah ! quโil me plaรฎt dโavoir trouvรฉ sur ces bords du Tonlรฉ Touch la plus belle pagode que je connaisse. ยป Dans cette description enthousiaste, il nโa pas un seul mot pour le dรฉcor peint โ notamment celui du plafond โ, exceptรฉ pour les colonnes : ยซ [โฆ] un maรฎtre doreur enlumina, il y a trente-trois ans, les soixante colonnes, de bas en hautย ยป. Or ce sanctuaire du Vat Moha Leaph avait รฉtรฉ รฉlevรฉ autour des annรฉes 1880 et son dรฉcor peint sur de longs panneaux de bois โ panneaux obstruant les dรฉcrochements de la toitureย โ, sinon contemporain, le suivait certainement de prรจs ร en juger par la date donnรฉe โ environ 1900 โ pour le dรฉcor en noir et or des colonnes.
|
Table des matiรจres
INTRODUCTION
CARTE GENERALE DU CAMBODGE
CHAPITRE I LA PEINTURE KHMERE, UNE HISTOIRE MECONNUE
1.1. UNE CONNAISSANCE INCOMPLETE
1.1.1. LA PAUVRETE DES SOURCES
1.1.2. LA DIFFUSION DโUN SAVOIR PLUS APPROFONDI
1.2. DE LA RECHERCHE AUX RESULTATS
1.2.1. LA METHODE
1.2.2. LES DECORS PEINTS ANCIENS EXISTANTS
CHAPITRE II LโELABORATION DU DECOR PEINT
2.1. LES COMMANDES
2.1.1. LES COMMANDES DU ROI ET DES DIGNITAIRES
2.1.2. LES COMMANDES DANS LES PROVINCES
2.2. LE METIER ET LES TECHNIQUES
2.2.1. LA FORMATION
2.2.2. LES SUPPORTS
2.2.3. LE DESSIN ET LโART DE LA COULEUR
2.2.4. LES MOYENS DE LA PEINTURE
2.2.5. UN ETAT ACTUEL INQUIETANT
2.3. LA MATERIALITE DU DECOR
2.3.1. LโAGENCEMENT
2.3.2. ECRITURES ET PORTRAITS
CHAPITRE III UN CADRE IMMUABLE
3.1 LA MISE EN SCENE
3.1.1 LA TRADUCTION DU MONDE
3.1.2 LE PAYSAGE ENTRE REVE ET REALITE
3.2 LA SOCIETE
3.2.1 LA HAUTE SOCIETE
3.2.2 LA SOCIETE INTERMEDIAIRE
3.2.3 LES PETITES GENS
3.2.4 LES LIEUX DE VIE
3.3 LE BUDDHA
3.3.1 LES DIFFERENTES PERIODES DโUNE VIE
3.3.2 LES THEMES LES PLUS COURANTS
CHAPITRE IV POESIE ET SPIRITUALITE
4.1. UNE VISION TOUJOURS DIFFERENTE
4.1.1. VIE DE MAYA
4.1.2. LE MARIAGE DE SIDDHARTHA ET YASODHARA
4.2 UN REALISME SURPRENANT
4.2.1 LES ADIEUX DE SIDDHARTHA
4.2.2 UNE APPARITION SALVATRICE
4.2.3 LโECHEC DES SEDUCTRICES
CHAPITRE V UN PERPETUEL RENOUVEAU
5.1 UNE SOCIETE DU REEL ET DE LโIMAGINAIRE
5.1.1 LA FAMILLE ROYALE
5.1.2 UNE PRESENCE ETRANGERE
5.2 LES ANACHRONISMES DANS LES SCENES RELIGIEUSES
5.2.1 LES MOYENS DE LOCOMOTION
5.2.2 LE PROGRES TECHNIQUE
5.2.3 LES COUTUMES OCCIDENTALES
CHAPITRE VI LโEVOLUTION STYLISTIQUE ENTRE 1860 ET 1975
6.1 UN CHANGEMENT CONSTANT
6.1.1 DU DECOR SUR BOIS A LA PEINTURE MURALE
6.1.2 ENTRE TRADITION ET INNOVATION
6.1.3 LE RELIGIEUX ET LE QUOTIDIEN
6.2 UNE SOCIETE DYNAMIQUE
6.2.1 LA RECHERCHE DโUNE DIVERSITE
6.2.2 LโINDEPENDANCE
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
INDEX