ยซ Si la dรฉfinition du droit a toujours รฉtรฉ et demeure problรฉmatique, cโest peut-รชtre parce que lโon ne sโest pas assez attachรฉ au passage de lโadjectif au substantif. Sโil en avait รฉtรฉ autrement, on aurait pu se dire quโil en allait du droit par rapport au juste, comme de la morale avec le bien ou de lโesthรฉtique avec le beau. Et le tour aurait รฉtรฉ jouรฉ. Mais cela nโaurait pas suffi, car le juridique est soumis ร une pression particuliรจre du groupe social qui ne se borne pas ร lui poser des questions mais exige de lui des rรฉponses, quitte ร lui laisser avant sa dรฉcision, un temps de doute qui nโest ni pyrrhonien, ni cartรฉsien et contribue ร sa spรฉcificitรฉ ยป
Il est frappant de constater le nombre des disciplines scientifiques qui se partagent lโemploi du mot ยซ socialisation ยป. La notion vient assez largement nourrir les recherches engagรฉes autour de lโhomme et de son activitรฉ dans le champ des sciences humaines et sociales . Son empreinte est tout autant visible dans les รฉtudes de sociologie juridique. Cโest prรฉcisรฉment dans les contours de cette derniรจre et en regard des suggestions plus gรฉnรฉrales de la sociologie quโil a รฉtรฉ possible de rรฉflรฉchir aux rapports entre ย ยซ socialisation ยป et ยซ droit ยป. Lโassociation ne rรฉvรจle cependant pas immรฉdiatement son sens. Tout nโest pas dit, quand on adjoint au premier รฉlรฉment de la proposition lโidรฉe du juridique parce quโil est de lโessence mรชme du droit que de contribuer ร la rรฉalisation de la socialisation. Lโintรฉrรชt est donc de prรฉciser dans quelle direction conduit lโassociation des termes ยซ droit ยป et ยซ socialisation ยป. La socialisation favorise la rencontre entre sociologie et droit. Elle crรฉe entre ces deux domaines des lieux de passage. Nรฉanmoins, il faut admettre que, sitรดt rapportรฉe au droit, elle prend sur ce terrain spรฉcifique des traits particuliers.
La racine du mot ยซ socialisation ยป explique la multitude des acceptions quโon lui connait. On la raccroche instinctivement aux piรจces du discours qui ont pour appui le social. Elle est donc susceptible dโรชtre apparentรฉe ร la multitude des conceptions dont il est le fondement. Il importe, dรจs lors, de faire le dรฉpart entre les liens susceptibles dโรชtre utiles et ceux qui entameraient dรฉfinitivement, sโils nโรฉtaient pas dรฉfaits, les chances de connaรฎtre ร propos de la socialisation du droit (I). Cโest donc ร รฉtablir une dรฉfinition de la notion quโil faut sโattacher. Dโun autre cรดtรฉ, il nโest pas certain que lโexpression ยซ droit des biens ยป soit plus รฉvidente ร cerner. Cโest encore la pluralitรฉ qui marque la discipline, ne serait-ce que parce que le terme ยซ biens ยป renvoie dรฉsormais ร des rรฉalitรฉs trรจs diffรฉrentes. La qualitรฉ de bien est, en effet, appliquรฉe autant ร des objets tangibles quโร certaines valeurs virtuelles ou immatรฉrielles. La variรฉtรฉ des biens que le droit contemporain consacre a nettement compromis les chances de fixer des bornes au droit des biens. Il faut donc davantage se rรฉsoudre ร constater une รฉvolution certaine du pรฉrimรจtre assignรฉ ร la matiรจre (II). Si lโon ne doit pas nรฉgliger de voir la part que lui ont laissรฉ les rรฉdacteurs du Code civil, il convient, de toute รฉvidence, de donner un point de vue รฉlargi sur le rayonnement quโa acquis le droit des biens. Il affiche dรฉsormais une emprise sur des domaines dont on le dรฉmarque gรฉnรฉralement au plan acadรฉmique. Augmentรฉ, le droit des biens offre une surface relativement importante ร la mise en ลuvre dโune conception sociale du droit. Egalement, lโouverture du droit des biens aux idรฉes sociales nโest pas รฉtrangรจre ร la variation de ses contours. Lโallure actuelle de la matiรจre est principalement le fait de la rรฉception des thรจses relatives ร la socialisation du droit (III).
Le domaine couvert par lโassociation des termes socialisation et droit
Quel que soit le point de vue retenu pour en observer les manifestations, on relรจve la part du juridique dans les phรฉnomรจnes de socialisation. Les rรฉfรฉrences au droit prennent une coloration diffรฉrente selon que lโon envisage lโanalyse de la socialisation, de la socialisation juridique ou encore de la socialisation du droit.
Socialisation. Les idรฉes durkheimiennes sur lโรฉducation occupent une place privilรฉgiรฉe dans lโapproche de lโidรฉe de socialisation. Selon Durkheim, le processus รฉducatif, est ยซ lโaction exercรฉe par les gรฉnรฉrations adultes sur celles qui ne sont pas encore mรปres pour la vie sociale ยป et il a pour objet, ยซ de susciter et de dรฉvelopper chez lโenfant un certain nombre dโรฉtats physiques, intellectuels et moraux que rรฉclament de lui et la sociรฉtรฉ politique dans son ensemble et le milieu spรฉcial auquel il est particuliรจrement destinรฉ ยป . Finalement, lโรฉducation ยซ consiste en une socialisation mรฉthodique de la jeune gรฉnรฉration ยป . Ce point de vue prรชte ร la socialisation un effet essentiellement descendant qui sโexerce sur lโindividu dรจs lโorigine et qui produit ses rรฉsultats par la contrainte. Pour expliquer le phรฉnomรจne, Durkheim, dรฉcrit, comme lโont soulignรฉ certains, le seul accรจs ยซ biographique ยป de lโhomme au ยซ statut ยป dโรชtre social. Il dรฉveloppe, en ce sens, une approche holistique de la socialisation ou de sa rรฉalisation. Selon lui, la sociรฉtรฉ fait lโindividu, elle lโattire ร elle ร travers lโapprentissage mรฉthodique des normes, des valeurs et codes de valeurs. Chaque gรฉnรฉration doit se socialiser en considรฉration des modรจles hรฉritรฉs des gรฉnรฉrations prรฉcรฉdentes. La socialisation, chez Durkheim, se conรงoit comme un procรฉdรฉ linรฉaire qui sโaccomplit par lโรฉducation, entendue comme lโapplication aux jeunes sujets dโun ยซ esprit de discipline ยป . Cette conception qui vise ร considรฉrer la socialisation uniquement sous le rapport de la verticalitรฉ et de la normativitรฉ a, par la suite, รฉtรฉ corrigรฉe et contestรฉe. Certains sociologues se sont รฉlevรฉs contre elle et ont offert de repenser les termes de la construction de son identitรฉ par lโindividu autour des idรฉes de ยซ transaction ยป et de ยซ coopรฉration ยป. On doit notamment ร Piaget dโavoir entrepris une approche dite ยซ sociologique ยป de la socialisation en insistant sur le rรดle actif tenu par lโindividu dans lโapprentissage des valeurs sociales. Lโhomme se socialise, tout autant quโil a pu รชtre socialisรฉ. Son activitรฉ lโamรจne au contact avec un environnement oรน les rencontres et les dialogues possibles permettent une rรฉvision de certaines reprรฉsentations . La socialisation serait donc aussi un processus dโinteraction entre lโindividu et son milieu, non plus seulement un mรฉcanisme favorisant la reproduction sociale. Lโhomme est acteur de sa socialisation. Le phรฉnomรจne est continu. Il sโaccomplit ร chaque fois que lโindividu rencontre de nouveaux agents ou intรจgre de nouvelles instances de socialisation.
Mรชme entendues ces thรจses dites relationnistes ou constructivistes, il revient de constater que la conception de Durkheim de la socialisation trouve encore, en elle seule, un รฉcho thรฉorique dans le champ de la sociologie juridique. Cโest lorsquโil sโagit dโapprocher lโidรฉe de socialisation juridique quโelle recouvre sa vigueur, soit parce que lโon considรจre que lโhypothรจse peut rendre opรฉratoire une socialisation de lโenfant ร lโรฉgard du droit soit parce que lโon pense quโelle est un mode de son expression dans lโespace mรชme des reprรฉsentations juridiques.
Socialisation au droit. Le juridique est au point de dรฉpart et ร lโarrivรฉe des phรฉnomรจnes de socialisation. Il semble convoquรฉ ร plusieurs niveaux. Il est lโune des fins mais aussi un instrument de toute socialisation. Il investit si largement lโespace conceptuel dรฉdiรฉ ร la socialisation que certains considรจrent que la socialisation juridique peut รชtre retenue comme un point particulier qui sโinsรจre au cลur des thรฉories sโattachant au thรจme plus vaste de la socialisation, comme un objet dโรฉtude dont il est parfois difficile de ยซ percevoir la spรฉcificitรฉ, tant celui-ci est immergรฉ dans les apprentissages quotidiens ยป .
Lโexpression socialisation ยซ au ยป droit indique de remarquer que le processus de socialisation doit rรฉserver une part ร lโassimilation des prรฉceptes juridiques . Lโexistence de la prรฉposition ยซ ร ยป suggรจre que la socialisation amรจne lโindividu au droit, du cรดtรฉ du droit, ร la frรฉquentation du droit. Cโest un rapport de destination qui sโaccomplit en effet. Il y a รฉgalement derriรจre lโexpression socialisation ยซ au ยป droit lโidรฉe dโun effort ร accomplir ร lโรฉgard du droit, celle dโune soumission aux principes que formule le droit positif. Lโindividu socialisรฉ est formรฉ au droit. Il a intรฉgrรฉ la nรฉcessitรฉ de se plier aux impรฉratifs quโil pose. Le juridique est une instance de socialisation de lโindividu. La combinaison des termes socialisation et droit peut รฉgalement produire un autre rรฉsultat. Le droit comme complรฉment du terme socialisation ne dรฉsigne pas nรฉcessairement un moyen ou un but ร atteindre. Il faut admettre que la formule socialisation ยซ du ยป droit nโimplique pas un tel lien de destination . Malgrรฉ lโidentitรฉ des termes, socialisation ยซ au ยป droit et socialisation ยซdu ยป droit doivent donc รชtre distinguรฉes. Aux termes de la seconde expression, cโest ร socialiser le droit quโil faut sโemployer.
Socialisation du droit. Il y a, sous lโรฉnoncรฉ socialisation ยซ du ยป droit, lโexpression dโune appartenance. Il invite encore ร situer lโidรฉe de socialisation dans lโespace juridique. Il suggรจre quโil existerait un mouvement de socialisation propre au droit. Cette appropriation de la notion de socialisation permet son importation sur le terrain juridique. Lโรฉlaboration dโune telle formule laisse penser que la socialisation du droit nโest pas le pur dรฉcalque dโun concept faรงonnรฉ dans le champ dโune autre discipline. Elle est, en effet, une notion ยซ aux usages multiples ยป qui parait รชtre au fondement dโune rรฉflexion spรฉcifiquement juridique. Dans ce sens, elle permet de construire un regard particulier sur la rรฉalitรฉ du droit.
Si lโon รฉvoque distinctement socialisation juridique et socialisation du droit, il faut tout de mรชme admettre que ce nโest pas en termes dโopposition quโil faut concevoir ces deux รฉvรจnements. En rรฉalitรฉ, la socialisation du droit achรจve la socialisation juridique. Il sโagit dโinstaller lโindividu juridiquement formรฉ dans la collectivitรฉ en engageant une rรฉflexion autours des normes et des institutions juridiques. Il faut encore faire de lโindividu, un รชtre social et un ยซ animal politique ยป, au sens oรน lโentend Aristote, c’est-ร -dire vivant en communautรฉ selon des rรจgles jugรฉes justes. Cโest certainement parce que, le droit est un systรจme social, ร la fois, fermรฉ sur lui mรชme avec sa logique et sa rationalitรฉ propres mais aussi totalement ouvert sur son environnement que les thรฉmatiques de la socialisation juridique et de la socialisation du droit sont intimement mรชlรฉes. Il faut donc admettre lโhypothรจse dโune conception interactionnelle des phรฉnomรจnes de socialisation et voir dans la seconde le prolongement idรฉal de la premiรจre.
Nรฉcessitรฉ de dรฉfinir la socialisation du droit
Plusieurs sens sont donnรฉs de lโexpression ยซ socialisation ยป. Il nโest pas nรฉcessaire dโarbitrer entre eux pour ramener lโรฉtude de la notion de socialisation dans les contours du droit. Ils peuvent tout ร fait apporter conjointement ร lโanalyse du concept de socialisation du droit. Cโest le parti qui sera pris ici, de considรฉrer ensemble ces diffรฉrentes significations, elles sont en rรฉalitรฉ compatibles pour lโรฉtude et permettent un assemblage qui donne la mesure du concept envisagรฉ. Dans un premier temps, lโAcadรฉmie dรฉsigne par ยซ socialisation ยป : ยซ le fait de dรฉvelopper des relations sociales, de former en un groupe, en sociรฉtรฉ ยป . Cette dรฉfinition est celle donnรฉe en 1836. Elle sera complรฉtรฉe en 1840. Un deuxiรจme sens est ajoutรฉ, le terme renvoyant, dรจs lors, tout autant, au ยซ fait de mettre sous rรฉgime communautaire, collectif ยป. Cette double entrรฉe est gรฉnรฉralement reprise en ce quโil sโagit dโรฉvoquer la socialisation. Par analogie, socialiser le droit revient donc ร le ยซ rendre [plus] social ยป, et ร considรฉrer, sous lโangle oรน il nous place, ยซ lโensemble des questions relatives ร lโamรฉlioration des conditions matรฉrielles des citoyens ยป dans lโobjectif ยซ dโassurer ร tous [โฆ] les รฉlรฉments dโune vie normale ร notre รฉpoque et dans nos pays ยป. La deuxiรจme acception proposรฉe ne vient pas contredire ces observations prรฉalables. Elle fournit les cadres nouveaux dans lesquels les idรฉes relatives ร la socialisation du droit doivent sโรฉpanouir. Elle permet de fixer les contours dโune analyse purement juridique de la socialisation. Elle porte ร concevoir lโinsertion des manifestations du collectif dans les cadres juridiques. Elle invite ร sโextraire ou ร se dรฉtacher dโune conception essentiellement individualiste et libรฉrale du droit pour concevoir les bases dโune justice sociale. Socialisรฉ, le droit doit, selon Ripert, assurer ou favoriser ยซ lโรฉgalitรฉ des situations malgrรฉ la diffรฉrence des fortunes, [secourir] les plus faibles et [dรฉsarmer] les puissants ยป en organisant, ยซsuivant les principes de la justice distributive, la vie รฉconomique. ยป Alors, ยซ cโest dans ce sens large, souligne lโauteur, que le droit est ou doit devenir social. ยป Nรฉanmoins, poursuit-il, ยซ pour protรฉger les uns et dรฉsarmer les autres, il faut nรฉcessairement faire appel ร une force supรฉrieure ร tous. Cette force ne peut รชtre que celle de lโEtat ยป. Aux termes de cette analyse, la socialisation du droit se rรฉsout en une certaine ยซ publicisation ยป des rapports juridiques. Dans le discours de certains juristes dโailleurs ces deux termes sont dโailleurs tenus comme รฉquivalents. Ils concluent que, de plus en plus, le ยซ droit public cerne le droit civil nouveau ยป . Les transformations queย suggรจre la socialisation du droit, dรฉbordent donc les ยซ frontiรจres ยป du droit civil. Il appartiendra alors de prendre en compte ces considรฉrations mรชme si, a priori, lโรฉtude retient comme contexte principal les domaines couverts par le droit privรฉ.
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Table des matiรจres
Introduction
PREMIERE PARTIE LE DROIT DES BIENS, TERRE DโELECTION DE LA SOCIALISATION DU DROIT
TITRE I. LE ROLE DU DROIT DES BIENS DANS LA CONCEPTION SOCIALE DU DROIT : LโEXPLICATION PAR LโHISTOIRE
Chapitre 1. Les expressions anciennes de la socialisation dans le droit des biens
Chapitre 2. La part du droit des biens dans la formulation des idรฉes relatives ร la socialisation du droit
TITRE II. LE ROLE DU DROIT DES BIENS DANS LA CONCEPTION SOCIALE DU DROIT : LโEXPLICATION PAR LโOBJET
Chapitre 1. Lโapport du droit des biens ร la mise en ลuvre des mรฉcanismes de rรฉduction de la diversitรฉ sociale
Chapitre 2. Lโapport des procรฉdรฉs de simplification de la rรฉalitรฉ matรฉrielle ร la construction dโun droit des biens socialisรฉ
DEUXIEME PARTIE LE DROIT DES BIENS, TERRAIN DโEXPANSION DE LA SOCIALISATION DU DROIT
TITRE I. LA SOCIALISATION DU DROIT DES BIENS REVELEE PAR LA RECOMPOSITION DU DOMAINE DE LโAPPROPRIATION
Chapitre 1. Lโextension du domaine de lโappropriation
Chapitre 2. Lโouverture du droit civil des biens
TITRE II. LA SOCIALISATION DU DROIT DES BIENS REVELEE PAR LES PRINCIPES RELATIFS A LโEXERCICE DU DROIT DE PROPRIETE
Chapitre 1. La dรฉlimitation des droits du propriรฉtaire sur la chose appropriรฉe
Chapitre 2. Les limitations aux droits du propriรฉtaire sur la chose appropriรฉe
Conclusion
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