La part « créative » des manifestations carnavalesques génère l’attention des médias

LE CONTEXTE AUTORITAIRE INFORME LES MODALITÉS ET LES OBJECTIFS DE L’EXPRESSION POLITIQUE CONTESTATAIRE EN THAÏLANDE 

La Thaïlande, un État autoritaire

Depuis le coup d’État militaire du 22 mai 2014 , le pays est dirigé par Prayut Chan-OCha. C’est lui qui, en qualité de chef de l’armée d’abord, instaure un régime militaire en 2014 – le Conseil National pour la Paix et l’Ordre – avant de quitter les rangs de l’armé pour être en capacité de candidater aux élections de 2019, les premières organisées depuis le coup d’État.
Son parti pro-armée, nouvellement fondé, remporte ces élections en mars 2019 et le roi Maha Vajiralongkorn le nomme premier ministre le 9 juin 2019 . De par l’autorité qu’ils détiennent et les attaques dont ils ont fait l’objet lors des manifestations de 2020, le roi et Prayut sont les deux figures proéminentes du système politique thaïlandais.
La constitution thaïlandaise actuelle –la vingtième depuis 1932 –a pris force de loi le 6 avril 2017, après avoir été approuvée par référendum. Il s’agit d’un texte qui émane de l’armée et qui octroie à celle-ci un certain nombre de pouvoirs, comme celui de nommer les membres du Sénat . Certaines de ses clauses ont également été dictées par le roi , une intervention qui, en soi, témoigne d’un accroissement du pouvoir politique de la royauté.

Le contexte régulationnel des médias traditionnels

Concernant la régulation des médias, la constitution de 2017, contrairement à celle de 2007, ne reconnait plus, dans sa section 35, le droit des employés des entreprises médiatiques à s’auto-réguler et à promouvoir une éthique professionnelle. Est également supprimée de la section 35 la garantie d’indépendance éditoriale accordée aux journalistes des médias d’État et l’intervention de l’État dans les médias n’y est plus qualifiée de « mauvais usage du pouvoir ». La section 36 de la constitution de 2017 concerne directement la question de la censure et sa rédaction entretient un flou qui facilite la justification du recours à la censure par l’État, puisque « la censure […] ne doit pas être autorisée, excepté par ordre judiciaire, ou mandat, ou n’importe quelle autre raison tel que spécifié dans la loi». La section 60 qui prévoit la distribution des fréquences télé et radio ordonne quant à elle aux entreprises de diffusion médiatique d’œuvrer à la sécurité de l’État et à l’intérêt national. Et l’organisme de distribution de ces fréquences n’est plus indépendant, contrairement au système de 2007, et est soumis à l’injonction de respect de la sécurité de l’État.
C’est ainsi qu’au mois d’octobre 2020, alors que des manifestations ont lieu quotidiennement dans les rues de Bangkok, il est explicitement interdit aux entreprises médiatiques thaïlandaises de documenter les évènements en cours. Cette interdiction émane d’un décret promulgué le 15 octobre qui interdit la diffusion d’informations pouvant susciter la «crainte publique ». Et, cependant qu’il entrave la liberté d’information, ce décret restreint aussi les possibilités de manifester, puisqu’il interdit les rassemblements de plus de cinq personnes dans l’espace public – ce décret du 15 octobre marque le début d’un état d’urgence qui dure jusqu’au 22 octobre.
Outre ces phénomènes de censure directe émanant des autorités publiques, dans l’entretien que nous avons mené avec un enseignant dans un programme d’études médiatiques d’une université de Bangkok, S, celui-ci révèle l’existence d’autres natures d’entraves à l’exercice journalistique. Il évoquait ainsi une « histoire effrayante » : un « journal souhaitait publier un article qui dénonçait un conglomérat. Le conglomérat a appelé [le journal]. Et ils ont dû ne pas publier ». Cette pratique d’influence des conglomérats thaïlandais sur les médias, est, selon S, une pratique courante. La principale source de revenu des médias thaïlandais est d’ordre publicitaire et plusieurs conglomérats thaïlandais ont des parts dans des entreprises médiatiques, de sorte qu’un annonceur majeur n’a qu’à menacer de retirer ses investissements si une nouvelle compromettante est diffusée pour que celle-ci ne le soit pas. Il s’agit ici d’enjeux liés à la gestion financière des médias qui ne sont pas spécifiques à la Thaïlande.

Les rapports de pouvoir sur les réseaux sociaux

Déjà en 2014, confrontés à cet environnement médiatique muselé, tant en linéaire qu’en digital, à des interruptions de diffusion au moment du coup d’État, etaux campagnes de propagande du régime militaire à la télévision, les Thaïlandais se sont tournés, en même temps que des manifestations anti-coup avaient lieu dans les rues de Bangkok, vers les réseaux sociaux pour participer à des conversations politiques . Or, le régime militaire travaille aussi à restreindre les libertés d’expression, de communication et d’information sur les réseaux sociaux. Nous tenons d’abord à interroger la différence dans les rapports de «pouvoir » entre les manifestations dans la rue et sur les réseaux sociaux. Dans la rue, il y a, selon les chercheurs de l’institut de réflexion australien ASPI, une «asymétrie de pouvoir » entre deux acteurs : les autorités publiques d’une part, qui contrôlent presque systématiquement l’espace de la manifestation par l’usage des forces de police, voire de l’armée et des agences de sécurité, et, d’autre part, les manifestants. Tandis que « l’espace digital » est caractérisé par l’implication d’un troisième acteur: les « entreprises technologiques internationales » qui possèdent les plateformes qui sont le lieu de la « bataille » entre les deux premiers acteurs et jouent un rôle d’arbitre. La relation de pouvoir asymétrique en faveur du régime militaire qui caractérise la manifestation de rue se trouve ainsi amoindrie sur les réseaux sociaux.
Mais les réseaux sociaux font aussi l’objet d’un effort régulationnel des autorités thaïlandaises.
Ainsi, en 2016, un « Computer Crime Act » a été adopté et le « Cybersecurity Act », voté au parlement en septembre 2019, institue trois catégories de contenus –la différence entre ces catégories n’est que vaguement définie –jugés dangereux pour la « sécurité nationale » –une notion qui ne fait pas l’objet d’une définition. Il s’agit encore d’une loiqui entretient un flou juridique propice aux abus. Quand il est estimé qu’un internaute a publié un contenu qui entre dans la catégorie la plus « dangereuse », alors le gouvernement peut le sanctionner sans avoir recours à l’appareil judicaire et il est impossible pour l’internaute d’engager une procédure d’appel. Cette loi permet donc aux autorités de surveiller les activités des Thaïlandais sur Internet, sans contraintes.
Enfin, le « Cybersecurity Act » oblige les entreprises privées à donner accès au gouvernement thaïlandais à tout un ensemble d’informations pouvant participer à de potentielles « attaques cyber ».
Le gouvernement a recours à de la « surveillance digitale », des arrestations de masse et des procès contre des plateformes de réseaux sociaux pour tenter de museler les expressions dissidentes. Ainsi, en septembre 2020, pour affaiblir des manifestations imminentes, il a essayé de bloquer plus de 2 200 sites et comptes ; en octobre 2020, il a tenté de faire supprimer la chaîne Telegram du groupe de manifestants Free Youth ; et, en novembre 2020, plus de 500 000 publications pro-démocratie sur les réseaux sociaux faisaient l’objet de potentielles poursuites criminelles . Ce dernier point est particulièrement important car il réduit le potentiel qu’ont les réseaux sociaux d’abriter le mouvement pro-démocratie. Dans l’entretien que nous avons mené avec lui, S mentionne le « Computer Crime Act », dans lequel les autorités ont employé le mot « approprié » pour définir les types de contenus autorisés. Là encore, ce que recouvre cet adjectif n’est pas défini, ce qui permet au gouvernement, selon S, de « pouvoir faire n’importe quoi». Les autorités peuvent ainsi collecter les adresses IP des contrevenants et procéder à des arrestations, ce qui peut conduire à des sanctions disproportionnées. S mentionne également le fait que cette répression de la dissidence politique sur Internet prend parfois pour prétexte la politique « anti-fake news » du gouvernement de Prayut. Selon S, cela explique pourquoi le mouvement démocratique thaïlandais a besoin des manifestations de rues qui offrent davantage d’anonymat –et donc de protection –à ses participants.
Un autre outil à la disposition du gouvernement thaïlandais est les « opérations d’information ». En effet, le 25 novembre 2020, un guide d’entraînement de l’armée royale thaïlandaise a été divulgué sur Twitter et révèle que les soldats reçoivent des formations pour leur apprendre à utiliser Twitter dans le but d’accroître le trafic autour des hashtags promonarchie et d’organiser des attaques contre des comptes d’activistes pro-démocratie.
L’armée a reconnu la véracité des informations ainsi publiées. Et, selon l’ASPI, au moins 17 562 comptes Twitter liés à l’armée thaïlandaise ont été employés dans une «opération d’information» de grande échelle sur Twitter Broadcast et Free Messenger . Le guide d’entraînement divulgué sur Twitter met en lumière l’existence d’une «équipe Twitter » au sein de l’armée et un organigramme détaille la structure de cette équipequi est divisée en trois groupes : « l’opération blanche», « l’opération gris-noir » et le « système Twitter Broadcast ».
Le guide d’entraînement se compose également de captures d’écran servant d’exemples pour montrer comment écrire des réponses à des tweets de façon à accroître l’audience de contenus favorables au régime.

L’exemple de la loi de lèse-majesté

Dans l’entretien que nous avons mené avec S, celui-ci nous expliquait que le régime militaire actuel « contrôle la police et manipule les lois de censure » à son propre avantage. Il réitérait aussi l’importance, tant soulignée par les manifestants, de la loi de lèse-majesté – article 112 du code criminel du royaume dont le non-respect peut être puni par une peine allant jusqu’à 15 ans de prison – dans ces processus de restriction des libertés d’information et d’expression. Selon lui, le régime militaire s’associe étroitement à la famille royale, de sorte que « si vous […] critiquez [le gouvernement], vous critiquez la famille royale». Ainsi, la loi de lèse-majesté devient un outil servant à la répression de toute forme de dissidence politique, son non-respect ayant même conduit, selon S, à l’exécution de certains contrevenants.
La loi de lèse-majesté est un bon exemple pour illustrer le cadre dans lequel s’expriment les revendications pro-démocratie des manifestants de 2020 et pour montrer qu’il est important de comprendre le système politique thaïlandais pour pouvoir appréhender l’arsenal de signes employés par les manifestants. En effet, cette loi a pris une très grande place dans les signes visuels et les discours associés aux manifestations de 2020. Les manifestants ont, d’une part, employé cette loi comme une synecdoque du régime contre lequel ils se sont engagés, tandis que le gouvernement thaïlandais a eu recours à cette même loi pour intimider et sanctionner le mouvement pro-démocratie, renforçant d’autant l’aversion des manifestants pour la loi de lèse-majesté.
Nous pouvons ainsi donner l’exemple d’activistes pro-démocratie qui ont levé des fonds en vendant des porte-clef au prix de 112 bahts en référence à cette loi. Nous avons aussi relevé un tweet thaïlandais de 2020, publié en prévision d’une manifestation à Bangkok le samedi 18 juillet, dans lequel il était écrit « 112 pizzas gratuites pour les premiers arrivés » : il s’agit d’un jeu sur le numéro de téléphone d’une chaîne de livraison de nourriture et l’article 112 du code criminel . Déjà en 2014, le numéro de téléphone de The Pizza Company, le 1112, avait été sollicité par les Chemises Rouges pour dénoncer la loi de lèse-majesté . Du côté des autorités, Prayut a d’abord annoncé, en juin 2020, que le roi avait donné l’instruction au gouvernement de ne pas appliquer, par compassion, l’article 112. Mais, dans un discours donné le 19 novembre 2020, le premier ministre a menacé d’appliquer la loi de lèse-majesté dans toute sa vigueur, ce qui a conduit des manifestants à réagir en annonçant qu’ils n’avaient pas « peur » de cette loi . Quant aux médias, ils ont beaucoup mobilisé le mot « lèsemajesté » dans leurs articles. En effet, sur la période allant du 6 juillet 2020 au 31 décembre 2020, les médias du monde entier ont publié environ 28 200 articles et contenus mentionnant la loi de lèse-majesté thaïlandaise, avec un pic de mentions s’élevant à 3200 contenus sur la période du 12 au 19 octobre , période qui coïncide avec l’entrée en vigueur de l’état d’urgence décrété le 15 octobre et levé sept jours plus tard.

Une perspective historique : 1932-2020

La Thaïlande a connu des troubles politiques quasiment incessants depuis 1932, et il nous semble important d’en tracer ici les grandes lignes afin de mieux contextualiser les évènements de 2020.

Entre démocratie et autoritarisme

En 1932, la Thaïlande est une monarchie absolue quand une révolution « sans violence », dite la « Révolution siamoise », menée par le parti Khana Ratsadon, ou « Parti du Peuple », introduit un nouveau régime politique : la démocratie. Le rôle politique de la royauté est alors repensé dans le cadre d’une monarchie constitutionnelle. Le parti Khana Ratsadon, à la tête d’une coalition entre l’armée et les bureaucrates, estencore au pouvoir en 1933 quand survient une rébellion menée par le prince Boworadet qui tente de restaurer la monarchie absolue, rébellion matée par Khana Ratsadon.
L’année 1947 marque la fin du rôle politique de Khana Ratsadon lorsque des forces royalistes et militaires coalisées s’emparent du pouvoir suite à un coup d’État ; elles s’y maintiendront jusqu’en 1973. C’est sous ce régime militaire pro-monarchie que les lois de lèse-majesté qui avaient cours avant 1932 sont introduites dans le code criminel thaïlandais.
En 1973, des manifestations étudiantes pro-démocratie sont matées par le régime militaire, une répression qui résulte en la mort de 77 personnes selon les estimations officielles. C’est dans ce contexte que le roi Bhumibol Adulyadej intervient politiquement pour annoncer, le 14 octobre 1973, la démission du gouvernement militaire. Cela ouvre une nouvelle période démocratique qui dure jusqu’en 1976.
Puis, en 1976, deux figures majeures du parti militaire, expulsées en 1973, reviennent en Thaïlande, et des manifestations sont organisées pour protester contre leur retour. Le 6 octobre 1976, une douzaine de manifestants sont tués et les militaires prennent le pouvoir par un coup d’État. Le roi nomme alors un nouveau premier ministre et la pénalité maximum inscrite dans la loi pour un crime de lèse-majesté est augmentée : elle passe de sept à quinze ans de prison. Le gouvernement royaliste-militaire qui a ainsi pris le pouvoir lors des évènements de 1976 s’y maintient jusqu’en 1991. C’est une période qui laisse une place maigre aux politiciens élus par les citoyens, certains d’entre eux se voyant accorder quelques fonctions politiques.
En 1992, des manifestations ont lieu contre un nouveau coup d’État et plus de50 manifestants sont tués pendant la répression du « Black May ». Le roi Bhumibol Adulyadej intervient à nouveau et ouvre une nouvelle période de gouvernement démocratique pour le pays.

Une démocratie impossible ?

En 2001, un homme d’affaires milliardaire aux tendances populistes, Thaksin Shinawatra, est élu premier ministre. Il s’agit d’un évènement politique majeur qui marquera la vie politique du pays jusque vers 2014 : les Thaïlandais seront divisés entre Rouges et Jaunes et manifesteront sous ces couleurs opposées. En effet, deux groupes se forment alors, les « Chemises Rouges » qui soutiennent Thaksin, et les « Chemises Jaunes » quise posent en défenseurs de la royauté et considèrent que Thaksin est un homme corrompu et déloyal visà-vis de l’institution royale. D’un point de vue sociologique, les Rouges sont constitués par « la classe moyenne montante des zones rurales et ses politiciens », tandis que « la classe moyenne traditionnelle de Bangkok et les réseaux aristocratico-militaires » forment le groupe des Jaunes.
En 2005, ce sont les Chemises Jaunes, mécontentes du gouvernement de Thaksin, qui manifestent en masse et, le 19 septembre 2006, le mouvement Jaune cause un nouveau coup d’État militaire qui met fin au gouvernement légitime –élu démocratiquement –de Thaksin. En effet, après que les Chemises Jaunes aient manifesté pendant plusieurs mois, l’armée intervient et renverse Thaksin. Mais, en 2007-2008, les élections post-coup d’État sont remportées par un parti allié de Thaksin. Cela conduit les Chemises Jaunes à manifester à nouveau. Elles investissent les rues, s’emparent du siège du gouvernement et des deux aéroports internationaux de Bangkok pendant dix jours et ne s’arrêtent que lorsque la justice thaïlandaise dissout le parti pro-Thaksin nouvellement élu. Un remaniement parlementaire permet alors à un parti allié des Chemises Jaunes de former un nouveau gouvernement.
Cette succession d’évènements témoigne du fait que l’histoire contemporaine de la Thaïlande a été marquée par une alternance continuelle entre des forces politiques autoritaires et démocratiques, alternance marquée par l’intervention des citoyens sous la forme de manifestations de rues, mais aussi par l’instrumentalisation de ces manifestations par des entités politiques –armée, royauté, partis. Surtout, ces évènements, et en particulier ceux de 2005-2008, montrent que même quand des périodes de démocratie ont été organisées, même quand un parti élu par les citoyens est au pouvoir, un groupe peut aller à l’encontre de la volonté exprimée par la majorité électorale et, par le biais de la manifestation, peut imposer sa volonté politique. Ainsi, la manifestation, l’investissement d’un espace public par des individus qui emploient cet investissement pour exprimer des volontés politiques et tenter d’influencer le gouvernement du pays, apparaît comme un outil majeur des luttes politiques thaïlandaises.

Définir la notion de carnavalesque

Les manifestations carnavalesques revêtent un aspect « ludique » selon Sombatpoonsiri. C’est ce que soulignent également les chercheurs hong-kongais Vitrierat Ng et Kin-man Chan dans leur article de 2017 portant sur la notion de « résistance joyeuse » – notion popularisée par le hong-kongais Chin Wan et que nous considérons comme un pendant à celle de « manifestation carnavalesque » –dans lequel ils reviennent sur des manifestations qui se sont tenues à Hong Kong entre 2012 et 2013 . Ng et Kin-Man expliquent que, par la participation à des jeux, les manifestants, plutôt que d’être une «audience passive », deviennent des « active performers». Ils insistent aussi dans leur étude des manifestations « joyeuses » hong-kongaises sur l’importance des éléments théâtraux et sur l’ambiance festive de ces manifestations, éléments que nous retrouvons dans la description de Dimanche Rouge par Sombatpoonsiri, ainsi que dans les manifestations thaïlandaises de 2020.
Une autre caractéristique des manifestations carnavalesques, telles que définies par Sombatpoonsiri, fait directement référence aux carnavals occidentaux médiévaux. Il s’agit de l’inversion des rôles et la transgression des normes de la société qui confèrent leur potentiel subversif à ces manifestations. En 2010-2011, Sombatpoonsiri relève : les rires, la liberté de parole, les injures, les vêtements et les masques qui caricaturent l’élite, les chansons satiriques –comme celle de 2020 sur le thème d’Hamtaro qui décrit les citoyens comme des hamsters impuissants face à des autorités avides de taxes et chantée lors de manifestations au mois de juillet– ou encore la violation des tabous et l’emploi d’effigies grotesques pour singer les puissants – comme les critiques portées contre la personne du roi à une manifestation d’août 2020 au cours de laquelle un effigie de paille déguisé en Voldemort semblait représenter Maha Vajiralongkorn.
Ainsi, soumis aux mêmes contraintes autoritaires qui restreignent les libertés d’expression, les manifestants pro-démocratie de 2020 ont recours aux mêmes procédés carnavalesques employés par les manifestants de Dimanche Rouge en 2010-2011.
Dans le cadre des manifestations carnavalesques, l’inversion des rôles sociaux peut prendre la forme de la « ridiculis[ation] du pouvoir en place ». Sombatpoonsiri relève un évènement de Dimanche Rouge pendant lequel les manifestants portent des masques qui imitent les commanditaires de la répression de mai 2010 et dansent sur une chanson comique. C’est une performance similaire qui a lieu en décembre 2020, quand un jeune de 23 ans accusé de lèsemajesté effectue une danse moqueuse en portant un costume qui rappelle l’institutionroyale.
Selon la chercheuse thaïlandaise, il s’agit d’un « acte symbolique subvertissant l’autorité de la personne dont on [prend] l’identité» et les manifestants deviennent ainsi des « effigies vivantes » qui mobilisent leur corps pour incarner et ridiculiser une personne détentrice de l’autorité. Il s’agit donc bien de prendre un rôle social qui est à l’opposé de sa position –les manifestants manifestent car ils n’ont pas le pouvoir d’influencer la politique autrement –et de le subvertir. Mais les manifestations de 2010-2011 ont également reproduit, dans le cadre de ces activités carnavalesques –et plus souvent même – l’image non pas des puissants mais des « opprimés ». Il s’agissait alors de commémorer les morts de mai 2010. Or, encore en 2020, les manifestants pro-démocratie ont employé des symboles qui illustraient leur faiblesse.
C’est le cas des canards jaunes gonflables avec lesquels les manifestants ont établi un rapport d’identité et dont l’image renforçait l’idée d’une disproportion de forces entre les manifestants et les forces de l’ordre. De plus, ces canards ont été exhibés meurtris après les affrontements avec la police.

La gestion des émotions permet aux organisateurs-communicants de recruter des participants

S’intéresser à l’image que les manifestations de 2020 transmettent auprès des entreprises médiatiques nous incite à essayer de comprendre la manière dont elles s’adressent aux citoyens thaïlandais. Nous voulons, ici, appréhender le mouvement prodémocratie de 2020 à la manière d’une campagne publicitaire : il s’agit de penser les signes produits lors des manifestations comme étant fabriqués par les organisateurs du mouvement, à destination de manifestants potentiels, dans l’objectif de les recruter, c’est-à-dire de les faire participer à leurs évènements carnavalesques. Pour ce faire, il nous apparaît nécessaire de convoquer une notion que Ng et Kin-man sollicitent dans leur article de 2017 pour comprendre la mobilisation politique, la notion d’«émotion ».

Diminuer les coûts anticipés de la participation

Janjira Sombatpoonsiri elle-même étudie la question des « effets émotifs »dans sa définition des manifestations carnavalesques de Thaïlande.
Selon elle, les conflits entre des groupes antagonistes sont « émotionnellement chargés » et les potentiels participants aux manifestations sont confrontés à des « dilemmes émotionnels ». Dans le cadre du régime politique autoritaire du pays, des manifestations engagées pour des objectifs politiques dissidents peuvent être l’objet d’une répression violente par les autorités, ce qui génère un sentiment de « peur » parmi les potentiels manifestants, les dissuadant de participer – c’est ce que considère une des organisatrice du mouvement de 2020 qui explique que « beaucoup de  personnes ont eu trop peur de s’exprimer à haute voix».
D’autre part, le sentiment de « colère » éprouvé par des militants pro-démocratie confrontés à des pratiques politiques qui s’opposent à l’État de droit – comme l’enlèvement de l’activiste Wanchalearm en juin 2020 –peut se transformer, pendant la manifestation, en des actes de vandalisme et de violence.
Or, de tels actes aboutiraient d’autant plus certainement à la répression du mouvement par les autorités. L’anticipation par le public de potentiels comportements agressifs accroît alors la réticence à se joindre aux manifestations. Selon Ng et Kin-man, deux dilemmes émotionnels se posent alors : le premier concerne la résolution pacifique de la frustration des manifestants, et le deuxième consiste à attirer des citoyens qui craignent de participer. La « résistance joyeuse », ou les « performances carnavalesques » permettent de « surmonter » ces dilemmes.
Pour ce qui est d’éviter que n’éruptent des comportements violents, les «mécanismes » de « résistance joyeuse » tels que décrits par Ng et Kin-man permettent de sublimer la frustration des participants. Ce type de manifestation canalise ce qu’il peut y avoir d’«irrationnel » dans les comportements des manifestants, tout en organisant un sentiment de joie qui leur permet de « relâcher » leurs émotions et d’apaiser leur ressentiment sans avoir recours à la violence physique.
Grâce à des activités « absurdes » et « désopilantes », « l’amusement supplante la colère ».

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Table des matières

Introduction
Première partie : Le contexte autoritaire informe les modalités et les objectifs de l’expression politique contestataire en Thaïlande
– La Thaïlande, un État autoritaire
– Une perspective historique : 1932-2020
– Une solution pour manifester en Thaïlande : la manifestation carnavalesque
Deuxième partie : Les manifestations de 2020 interagissent avec les médias locaux et internationaux, ainsi qu’avec le public thaïlandais, pour obtenir une couverture médiatique et recruter des participants
– La part « créative » des manifestations carnavalesques génère l’attention des médias
– La gestion des émotions permet aux organisateurs-communicants de recruter des participants
– Les organisateurs-communicants sollicitent des techniques de communication du champ des behaviour change communications
Troisième partie : L’arsenal des procédés sémiotiques des manifestations carnavalesques de 2020 permet de traduire la complexité des enjeux soulevés par la demande de démocratie
– Le succès de certaines œuvres de fiction est conditionné par plusieurs critères
– L’histoire politique thaïlandaise informe de nombreux signes produits par les manifestants ainsi que les valeurs qu’ils revendiquent
– Une fracture sémiotique s’observe dans les signes produits par les manifestants
– Les manifestations de 2020 interagissent avec un système de valeurs politiques plus large
Conclusion
Bibliographie
Annexes
Résumé & Mots-clefs

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