« Laisse-moi respirer longtemps, longtemps, l’odeur de tes cheveux, y plonger tout mon visage, comme un homme altéré dans l’eau d’une source, et les agiter avec ma main comme un mouchoir odorant, pour secouer des souvenirs dans l’air . » Baudelaire expérimente dans son poème « Un hémisphère dans une chevelure » la transformation du réel en rêverie. Le parcours du narrateur, qui respire la chevelure de sa maîtresse, se transforme peu à peu en exaltation olfactive. Une expérience mystique et sensuelle, où l’on retrouve l’oasis, le ciel azur, la forêt aromatique, les senteurs de l’huile de coco, du musc. Ainsi, par l’entremise des cheveux de la femme aimée, la belle Jeanne Duval, d’origine haïtienne, Baudelaire propose une véritable invitation au voyage. Celle-ci fait apparaître des odeurs qui agissent comme une passerelle vers l’essence de nos souvenirs, de puissants déclencheurs d’états émotionnels . L’instantanéité de cette réminiscence donne au parfum un caractère fort et unique. Un effluve peut éveiller des sensations inégalables quand l’olfactif rejoint l’affectif.
C’est ainsi que nous avons choisi de consacrer ce sujet de mémoire au parfum, symbole d’un univers en mutation depuis des décennies et en particulier au cours de ces dernières années. La parfumerie est un marché riche, redéfini par la société contemporaine et le choix des consommateurs. Plus précisément, nous placerons au cœur de notre recherche la parfumerie de niche afin de mieux comprendre son modèle et les conséquences de son développement sur son marché et les individus. La niche est un marché restreint correspondant à un service très spécialisé. La caractère de niche est une notion variable selon les contextes et les critères. La difficulté de ce modèle, que nous considérons comme hétéroclite à la vue de nos observations, est de savoir où se situent ses limites qui tendent à dire qu’une Maison revêt un caractère de niche ou non.
Les parfums de niche se sont développés sur une négative, c’est-à-dire par le rejet du modèle de la parfumerie classique ou autrement appelée de masse et ont créé un nouveau paradigme. La parfumerie classique a connu un vif essor de ses débuts, avec le développement des maisons de couture dont les parfums sont pour la majorité issus, jusqu’à l’avènement de la chimie et des matières premières modifiées au début du XXème siècle. Cette période a donné naissance à de grands best sellers, ces parfums qui ont connu les plus grandes ventes à l’échelle mondiale et sont devenus des références. Si le fait d’être connu et apprécié du plus grand nombre peut revêtir un caractère mythique pour un parfum, cela peut aussi le mener à être considéré comme un objet standardisé, qui perd de sa superbe par une présence excessive dans les points de vente, sur les individus, et dans les médias.
Les années 2000 ont marqué un ralentissement des ventes sur ce secteur. Au début des années 1990, la Parfumerie est entrée dans l’ère de la mondialisation et l’aspect économique avec le retour sur investissement est devenu un aspect très important, renforçant une dualité : la créativité contre la rentabilité immédiate. Le domaine du parfum étroitement lié à celui du luxe pose la question des biens de consommation et du social. De l’utilité secondaire ou indirecte . L’aspect économique est un enjeu majeur pour ce secteur. Le regroupement de marques de niche en grands pôles que nous allons observer a laissé apparaître un phénomène de concentration qui a poussé certaines maisons dans une crise identitaire.
La parfumerie classique : de l’exception à la standardisation
Les parfums classiques autrement appelés « de grande consommation » ou encore « parfums couturiers » sont entrés dans une nouvelle ère au début du XXème siècle grâce à des produits de synthèse nés de la chimie et des nouvelles technologies, associés à des produits naturels. De là va découler l’émergence du marketing avec de grands lancements mondiaux. Cette partie tentera de montrer historiquement comment un nouveau paradigme s’est fait une place sur un marché bien établi. Nous verrons avec plus de précisions ce qui a historiquement amené la parfumerie classique à de grands succès mondiaux à travers différents exemples vers un aspect standardisé qui lui a fait perdre de sa superbe.
Cette partie nous permettra de valider ou non notre première hypothèse qui est la suivante : Le modèle de la parfumerie classique, essoufflé, est progressivement défié par le nouveau paradigme de la parfumerie de niche.
Si nous considérons que de mythiques best-sellers de la parfumerie classique ont, par la présence de signes récurrents acquits une image dépréciative et standardisé, cela pourrait laisser à la parfumerie de niche l’opportunité d’affirmer sa singularité en se bâtissant en contrepied de ce constat. L’enjeu de cette partie est d’autre part de relever les signes qui manifeste que le modèle de la parfumerie classique se fait haletant. Pour ce faire, nous allons convoquer la sémiologie afin d’établir une analyse des vidéos publicitaires de notre corpus composé de J’adore de Dior (Romain Gavras 2018), Eros de Versace (Mert & Marcus 2016), Olympéa de Paco Rabanne (Alex Courtès 2015), Invictus de Paco Rabanne (Alex Courtès 2013) et Kourous d’Yves Saint-Laurent (Jean-Baptiste Mondino 1990) afin d’en relever les signes récurrents et ce que cela signifie et manifeste de la parfumerie classique et induit pour la parfumerie de niche. Par ailleurs, nous procéderons à l’analyse de l’espace de marchand Séphora à l’aide de la grille d’analyse sémiologique commune à nos trois corpus que nous évoquerons dans différentes parties. Cela nous permettra d’observer dans cette espace de vente de parfums classiques ou sont commercialisés les parfums de notre corpus de vidéos publicitaires si les signes physiques sont cohérents avec les conclusions de notre première analyse des références mythologiques et olfactives.
Afin d’appréhender au mieux notre problématique, cette partie nécessaire à notre recherche nous aidera à déterminer si la parfumerie classique manifeste des standards sur lesquels la parfumerie de niche repose son développement en se construisant à l’opposer de ce modèle.
Un modèle porteur de facteurs sociaux, culturels et technologiques
« Les parfums sont l’objet d’un luxe le plus inutile de tous. Ils exhalent immédiatement leur odeur ; et l’heure où on les porte les a dissipés » dit Pline l’Ancien . Si le parfum a pu être victime de raillerie et son utilité remise en question, nous ne pouvons cependant pas contester la richesse de son marché et de ses évolutions. La parfumerie française est devenue, au cours des siècles, une grande Industrie. Sa production s’est intensifiée grâce aux possibilités créatives et à l’évolution de l’économie vers la mondialisation. La place particulière que tient la France dans l’industrie du parfum est due à plusieurs facteurs. Paris, ville de la mode, est l’une des vitrines majeures du marché du Luxe à l’international. La parfumerie a profité de ce rayonnement. C’est en 1858 que Charles Frédérick Worth crée la première maison de haute couture et les défilés de mode afin de cadrer cette discipline. D’autres maisons de coutures se sont ensuite développées, la ville recensant près de 300 000 couturiers en 1910. Cette évolution croissante a continué au XXème siècle grâce à l’esprit d’innovation des créateurs parisiens qui ont révolutionné le monde de la mode. Ainsi Yves Saint Laurent créa-t-il le tailleur pantalon pour femme et Jean-Paul Gaultier la marinière, attirant tous les regards sur la capitale.
D’un point de vue anthropologique, nous constatons que la mode parisienne au XIXème siècle est divisée par quartiers : Le faubourg Saint Germain, la rue Saint-Honoré, la Chaussée-d ’Antin et le Marais. La mode a transformé certains quartiers, les référençant à l’échelle mondiale de « lieux à la mode » favorisant la vision de Paris comme la capitale du Luxe avec la multiplication des boutiques de créateurs de haute couture. Sous la monarchie de Juillet, « l’espace mondain n’est plus la cour mais l’espace marqué par le luxe : les beaux quartiers, les théâtres, les ambassades» .
Selon Sophie Vergès, directrice du Service Presse et des Relations Extérieures Parfums chez Chanel et ancienne responsable du Service de Presse France et International Shiseido pour le compte Serge Lutens pendant dix ans, nous assistons, depuis des décennies, à un phénomène de gentrification dans la capitale visant à multiplier les « lieux à la mode » où les boutiques de luxe, notamment de parfums, s’installent de plus en plus : « en 1992, le Palais Royal n’était pas un lieu où on allait, il n’y avait rien. Serge Lutens a tiré le renouveau commercial du Palais Royal. Rue Saint-Honoré, il y a eu ce que l’on appelle « l’effet boutique Colette ». C’était un grand spot touristique incontournable. Les gens vont aussi rue des Francs Bourgeois. » Lionel Paillès, journaliste et écrivain spécialiste du parfum, qualifie la rue des Francs Bourgeois comme « La rue de La Beauté » . En effet, la concentration de boutiques de cosmétiques et de parfums sur une étendue de 700 mètres telles que Chanel, Penhaligon’s ou Guerlain ne peut qu’inciter à attribuer ce qualificatif à cette rue. En revanche, cette concentration ne semble pas déranger les marques de parfums présentes : elle leur permet, au contraire, de voir accroître leurs ventes. Avec l’implantation de ces boutiques d’année en année, la rue des Francs Bourgeois a bien changé. Elle a longtemps été peu fréquentée, les hôtels et bâtiments qui la bordaient étant auparavant occupés par des ateliers et industries qui la rendaient peu agréable, et est devenue aujourd’hui un lieu « gentrifié ».
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Table des matières
Introduction
Partie I : La parfumerie classique : de l’exception à la standardisation
1.1 : Un modèle porteur de facteurs sociaux, culturels et technologiques
1.2 : Un essoufflement par la récurrence de signes
1.3 : Une conjucture favorable à la niche
Partie II : Le parfum de niche comme objet socio-culturel fondé sur un modèle communicationnel spécifique
2.1 : Un phénomène de distinction sociale
2.2 : Touchée par la dépublicitarisation
2.3 : L’espace marchand : un dispositif normatif
Partie III : La parfumerie de niche, entre inspiration et dévalorisation
3.1 : Des codes répétés et vulgarisés
3.2 : Une crise identitaire
3.3 : S’affranchir du cercle non vertueux
Conclusion
Bibliographie
Annexes