La notion de tolérance chez Jean-Jacques Rousseau
La religion de Jean-Jacques Rousseau
Fortement opposé à l’athéisme de certains philosophes de son temps, Rousseau se forge sa propre idée de la religion qu’il nommera, par l’intermédiaire du Vicaire savoyard, « religion naturelle »13. Cette croyance se construit chez Rousseau sur la base d’une recherche de la vérité qui l’amène à rejeter l’Église « qui décide de tout, qui ne permet aucun doute »14 mais aussi le jugement des philosophes qui « ne s’accordent que pour se disputer »15, pour enfin se tourner vers le véritable guide qu’il désignera par le terme de « lumière intérieure »16. Après avoir fixé les fondements de sa foi sur le sentiment et l’introspection, Rousseau la définit comme une religion simple, pure, basée sur un culte intérieur et ne nécessitant aucun intermédiaire entre l’individu et le divin. Il se distancie donc à la fois de la philosophie et du rationalisme pour privilégier le sentiment mais il s’éloigne aussi des religions révélées et plus particulièrement du catholicisme, comme il l’affirme dans ses Lettres écrites de la montagne lorsqu’il compare le catholicisme et la religion protestante : La religion protestante est tolérante par principe, elle est tolérante essentiellement, elle l’est autant qu’il est possible de l’être, puisque le seul dogme qu’elle ne tolère pas est celui de l’intolérance. Voilà l’insurmontable barrière qui nous sépare des catholiques. 17 Si Rousseau semble se placer ici plutôt du côté du protestantisme, son parcours religieux se distingue par sa complexité et ses multiples revirements. Né dans une famille calviniste, Rousseau se convertit au catholicisme de Mme de Warens – plus par l’influence de cette dernière et l’affection qu’il lui porte que par véritable conviction – puis renonce finalement au catholicisme en 1754 afin de retourner à Genève. Après son séjour auprès de Mme de Warens, alors qu’il s’intéresse à la philosophie, Rousseau devient de plus en plus critique et, rejetant toutes les idées dogmatiques – tant religieuses que philosophiques – il conçoit son propre systèm de pensée basé sur « la raison, le sentiment et la nostalgie »18. Cette ultime et authentique profession de foi de Rousseau – que l’on retrouvera dans la profession de foi du Vicaire savoyard ainsi que dans celle de Julie – n’est donc ni pleinement religieuse ni réellement philosophique, mais bien un mélange des deux. Elle place surtout l’homme et la « lumière intérieure » au centre de toute perception du divin. Bien que cette orientation religieuse se rapproche du protestantisme, les écrits de Rousseau montrent une volonté de croyance épurée de dogmes ou de rites caractéristiques du christianisme19. Dans le huitième chapitre du Contrat social, Rousseau sépare la religion en deux catégories : « la religion de l’homme et celle du citoyen »20. Cette séparation est nécessaire, selon lui, au bon fonctionnement de la société, puisque la religion du citoyen basée sur des lois permet de fixer les devoirs de l’homme au sein de la communauté. Cependant, cette religion civile « trompe les hommes, les rend crédules et superstitieux, et noie le vrai culte de la divinité dans un vain cérémonial »21. Cela est d’autant plus vrai que la religion civile est « renfermée […] dans un seul pays » et, « hors de la seule nation qui la suit, tout le reste est pour elle infidèle, étranger, barbare »22. Elle ne concerne pas le genre humain dans son ensemble mais elle est propre à chaque société et contribue à exacerber les différences entre les civilisations. Rousseau se place donc en défenseur de la seconde catégorie, à savoir, la religion de l’homme. Cette dernière s’apparente à la religion naturelle que Rousseau décrit dans la profession de foi du Vicaire savoyard puisqu’elle est également construite sur le culte intérieur, la simplicité et l’absence de rites ou de dogmes. L’individu est donc parfaitement indépendant par rapport à ses croyances. Il est ainsi naturellement tolérant puisqu’il se concentre sur « l’essentiel » et ne s’occupe pas des « formules de foi » de chacun23.
Le paradoxe de l’athéisme vertueux
La liberté de croyance, défendue par Rousseau, ne concerne donc pas l’absence totale de foi. Cependant, dans Julie ou la Nouvelle Héloïse, Rousseau fait intervenir le personnage de Wolmar qu’il dépeint comme un philosophe athée et néanmoins vertueux, répondant parfaitement aux lois sociales. Cette contradiction soulève la question de l’opinion de Rousseau face à cette notion. Tout d’abord, l’auteur de Julie propose une séparation entre les athées « qui n’ont pas besoin de Dieu »27 – les enfants par exemple – et ceux qui sont athées par mauvaise foi, comme les philosophes. La première catégorie est évidemment admise et acceptée puisque ses membres ne font preuve d’aucune fausseté dans leur comportement, alors que la deuxième catégorie est plus difficilement excusable pour Rousseau car ses adhérents sont des individus qui refusent délibérément de reconnaître l’existence de Dieu, et ce malgré l’omniprésence de ses créations. Dans le chapitre de l’Émile consacré à la profession de foi du Vicaire savoyard, Rousseau parle de l’athéisme en ces termes : « si l’athéisme ne fait pas verser le sang des hommes, c’est moins par amour pour la paix que par indifférence pour le bien »28 et il poursuit en affirmant que « ses principes ne font pas tuer les hommes, mais ils les empêchent de naître »29. Nous sentons bien ici la condamnation de l’auteur à propos de cette forme d’athéisme caractéristique de certains philosophes des Lumières, qui se distingue par une attitude égoïste et une indifférence face à la grandeur de la nature. Cette critique se retrouve également dans Julie ou la Nouvelle Héloïse, lorsque Saint-Preux reprend les paroles de Julie qui s’exclame à propos de son époux : « Hélas ! […] Le spectacle de la nature, si vivant si animé pour nous, est mort aux yeux de l’infortuné Wolmar, et dans cette grande harmonie des êtres, où tout parle de Dieu d’une voix si douce, il n’aperçoit qu’un silence éternel »30. C’est bien sûr l’auteur qui parle ici par la voix de Julie, et cette vision de l’athée comme sourd aux manifestations du divin est, dans ce cas précis pour Rousseau – tout comme pour Julie – un motif de pitié plus que de condamnation. Wolmar n’entre donc pas dans la catégorie des philosophes de mauvaise foi et peut ainsi être considéré comme un modèle expérimental de l’athée vertueux. Nous examinerons par la suite, plus en détail, les implications et les limites de cette conception. Rousseau affirme dans l’Émile qu’il vaut mieux « n’avoir aucune idée de la divinité que d’en avoir des idées basses, fantastiques, injurieuses, indignes d’elle »31. Il faut ainsi préférer l’athéisme à une mauvaise interprétation de la religion pouvant mener au fanatisme car « c’est un moindre mal de la méconnaître que de l’outrager »32. Ce fanatisme, l’infâme pour Voltaire, est à la base même de l’intolérance, au même titre que la superstition. Rousseau le condamne en s’appuyant sur l’argument de Bayle qui « a très bien prouvé que le fanatisme est plus pernicieux que l’athéisme »33. Cependant, son discours change rapidement et il propose ensuite une surprenante défense du fanatisme qui « quoique sanguinaire et cruel est pourtant une passion grande et forte qui élève le cœur de l’homme, qui lui fait mépriser la mort, qui lui donne un ressort prodigieux »34
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Table des matières
Introduction
1. La notion de tolérance chez Jean-Jacques Rousseau
1.1. La religion de Jean-Jacques Rousseau
1.2. Le paradoxe de l’athéisme vertueux
1.3. De la distinction entre intolérance civile et intolérance ecclésiastique
1.4. La notion de pitié
1.5. Rousseau victime d’intolérance
2. Wolmar : figure controversée de La Nouvelle Héloïse
2.1. La construction du personnage de Wolmar au fil du récit
2.2. L’athéisme de Wolmar ou l’intolérance de Julie
2.3. Wolmar, un modèle de tolérance ?
3. L’éducation contre l’intolérance
3.1. La place de l’éducation dans Julie ou la Nouvelle Héloïse
3.2. Julie dévote ou les dangers du fanatisme
3.3. Le système éducatif de Wolmar
Conclusion
Bibliographie
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