La terreur au cœur du sublime
Commençons par la terreur. La terreur (esprit) ou la douleur (corps) sont nécessaires à tout ce qui est sublime. Elle est le tronc commun, sans elle il n’existe pas de sublime. La grandeur, par exemple, est secondaire, car de petits animaux peuvent nous sembler sublimes. Nous pouvons penser au serpent qui même s’il est petit peut être terrifiant, donc sublime. Lorsque la peur nous envahit, il est alors impossible de raisonner, toutes les actions de l’ esprit sont suspendues et nous ne pouvons faire autrement que de nous fixer sur cette peur. La terreur est considérée comme étant l’appréhension de la douleur et de la mort. Elle peut agir comme la terreur agit de la même manière que s’il y avait une douleur véritable. Une bonne façon de saisir l’importance de la terreur dans la question du sublime est d’observer le terme dans le langage. Les différents degrés du sublime, selon Burke, sont l’étonnement, l’ admiration, la vénération et le respect. Il est donc intéressant de noter que l’étonnement et l’ admiration et leurs différents modes se retrouvent, dans plusieurs langues, sous le même nom que la terreur. Par exemple, en grec 86.f-lf3oO » signifie autant la peur que la surprise; bezvoo » est l’ équivalent de respectable, mais peut aussi signifier le terrible. Quant à aibécv il peut vouloir dire autant révérer que redouter. Le même phénomène se retrouve dans le latin où stupeo, qu’on peut traduire par stupeur,. marque autant l’état de l’esprit étonné que la crainte. De même qu’en anglais l’astonishement et l’amazement montrent bien la proximité des émotions de surprise et de peur.
Burke et l’importance du corps
L’originalité la plus frappante dans la théorie de Burke est sa façon de donner de l’importance au corps dans son rapport à la beauté et au sublime. D’autres philosophes de son époque, par exemple Baumgarten, excluaient complètement le corps de leur esthétique. Cependant, ce qui fait son originalité a aussi été ce qui lui a valu le plus de critiques. Certains allant même jusqu’à qualifier cet aspect de la théorie d’ «absurde». Pourtant, nous pouvons nous rendre facilement compte que le corps a son importance dans l’expérience esthétique, que ce soit dans l’appréciation de celle-ci ou même dans le processus créatif lui-même. En effet, la perception sensorielle est nécessairement liée au corps et passe par lui et, sans cette perception, il n’y a pas d’expérience esthétique possible.
Aussi, les affects et les émotions qui sont présents dans cette expérience impliquent des réactions du corps, celui-ci réagissant de manière différente selon l’émotion qui touche le sujet comme le décrit bien Burke dans la quatrième partie de son texte. Pour lui, le corps et l’esprit sont si étroitement liés qu’ils s’influencent mutuellement.
Kant et l’influence burkienne
Il est intéressant de noter que Kant avait l’ouvrage de Burke en tête lorsqu’il composa sa troisième Critique et d’observer en quoi se traduisait cette influence dans la pensée kantienne. Voyons donc de quelle manière Burke a influencé Kant, mais aussi comment ce dernier a su se distinguer de son prédécesseur souvent avec acuité, mais parfois en manquant de sensibilité. Baldine Saint Girons en parle de cette façon: [ … ] disons que la rançon de la profondeur métaphysique chez Kant, c’est une absence de sensibilité au leurre, à l’artifice, à une espèce de perfection sensible qui conduit au vertige: chose qu’on trouve, au contraire chez Burke, malgré son jeune âge. On ne peut inverser la chronologie et présenter Burke comme critique de Kant qu’à cause de la vigueur de certaines de ses intuitions: il va de soi que le détail de ses analyses et la force générale de la pensée souffre malgré tout de la comparaison .
Saint Girons exprime bien comment l’analyse kantienne est plus profonde et complète, bien que celui-ci décrive parfois les choses trop froidement. Burke au contraire est plus enflammé dans son analyse, son propre style allant parfois même jusqu’au sublime. Nous pouvons y voir une conséquence de son jeune âge, car bien qu’il ne l’ait publié qu’à vingt-huit ans, il avait terminé la rédaction de la Recherche dès l’âge de vingt-quatre ans, comme il l’affirme dans la préface de la première édition? Nous pouvons même trouver dans sa correspondance des preuves que les idées qui y figurent auraient même été formulées dès 1747, alors qu’il avait seulement dix-neuf ans.
Le sublime et la morale
L’esthétique a fortement revendiqué son autonomie à partir du XVIIIe siècle et pourtant à travers le sublime, il semble qu’elle se réconcilie avec la morale. Beaucoup d’auteurs, qu’on pense entre autres à Hutcheson, parlaient alors d’un sens moral qui guidait les actions de tous les hommes. Ce sentiment moral était alors conçu comme étant autonome et par le fait même se devait d’ être un sentiment désintéressé. Le geste ne pouvant être posé parce qu’on en attend une rétribution, il devait être posé pour lui-même. Une plus grande beauté n’était alors en rien tributaire d’une plus grande bonté, les deux sentiments étaient distincts.
Le sublime obligea les philosophes à ramener l’esthétique et l’éthique à une sphère commune. Comme le dit Saint Girons, le sublime est «à la fois passionnant et irritant», car il a une «aptitude à brouiller les distinctions». Non seulement le sublime brouille-t-il, selon elle, les distinctions entre l’éthique et l’esthétique, mais sa « [ … ] vocation serait même de rétablir un passage entre ces deux fonctions, voire même de les unir en certains cas privilégiés du moins, où décision esthétique et décision éthique viendraient à se recouvrir.» S’il en est ainsi, il faut tout de même faire remarquer qu’il y a du grand dans l’éthique et de la prudence dans l’esthétique. Avec le sublime, l’esthétique perd donc de son autonomie au profit d’un lien plus étroit avec la morale. Un tel rapport entre les deux catégories ne peut alors être ignoré. Nous retrouvons effectivement ce lien que ce soit chez Burke ou chez Kant.
Sublimité du pouvoir
La question du pouvoir est pertinente dans les théories du sublime tant de Kant que de Burke. Elle montre bien comment Kant a pu être largement influencé par Burke dans l’élaboration de cette notion. Comme le souligne Saint Girons: «Quiconque compare la section V de la deuxième partie de la Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau et le §28 de la Critique de la faculté de juger ne peut manquer d’être frappé par la manière dont Kant construit son texte en écho direct à celui de Burke et par la convergence que présente leur conception du pouvoim.
Cela est clair quand on porte notre attention sur leur conception respective du pouvoir. Burke trace une hiérarchie du pouvoir qui va de la nature à Dieu en passant par l ‘homme de pouvoir qui est pour lui l ‘homme politique. Kant trace la même hiérarchie, cependant il remplace l’homme de pouvoir par le guerrier.
Kant voit dans le pouvoir, la puissance ou la force qui forment la base d’un sublime qu’il dit «dynamique ». Celui-ci se différencie d’un sublime « mathématique» qui trouve son origine dans la grandeur. Dans la nature, le sublime dynamique est causé lorsque celle-ci nous oppose une résistance, résistance se traduisant par la peur. Cela dit, cette peur ne doit pas devenir une frayeur, car« [ … ] il est impossible de trouver de la satisfaction dans une terreur qui serait sérieuse. » Nous
retrouvons là une idée qui était déjà présente chez Burke, car pour lui si «[ … ] le danger ou la douleur serrent de trop près, ils ne peuvent donner aucun délice et sont simplement terribles; mais, à distance, et avec certaines modifications, ils peuvent être délicieux et ils le sont, comme nous en faisons journellement l’expérience.»
|
Table des matières
INTRODUCTION
Le sublime dans le discours chez Longin
Le sublime en France et chez Du Bos
Le sublime chez les anglais
CHAPITRES
1. LA NOTION DE SUBLIME CHEZ EDMUND BURKE
Une communauté de goût
Des différents types de passions
Des passions relatives à la conservation de soi et du délice
Des passions relatives à la société des sexes et celles concernant la société en général
Un sublime empirique
La terreur au cœur du sublime
Les attributs du sublime
Le pouvoir
L’obscurité
La grandeur
Burke et l’importance du corps
II. BURKE ET KANT: LORSQUE LES GRANDS HOMMES PENSENT LE SUBLIME
Kant et l’influence burkienne
Le sublime et la morale
Sublimité du pouvoir
Nature et art
Sublime dynamique et sublime mathématique
Le sublime est-il dans l’objet?
Le désintéressement
III. DE BURKE AUX AUTEURS GOTHIQUES: UNE ESTHÉTIQUE DE L’HORREUR NOURRIE PAR LE LANGAGE
Réception critique
Le sublime burkien dans l’ombre du roman gothique
Horreur gothique ou terreur sublime?
Obscurité sublime et nuit gothique
Les qualités du sublime dans le roman gothique
La grandeur
Le sublime dans les mains du pouvoir
D’un extrême à l’autre: du sublime au grotesque
Théorie du langage
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
Télécharger le rapport complet