La Sensibilitรฉ comme sentiment moral
ย ย ย Dans cette partie de notre raisonnement, la sensibilitรฉ est perรงue non comme une intuition mais comme une sensation plus proche de la douleur que le plaisir. Dans ce sens, il sโagit dโun sentiment de respect de la loi qui devient une contrainte de cette derniรจre. Cela se rรฉsume ร travers ces lignes de la Critique de la raison pure (philosophie critique de Gilles Deleuze) on ne sโen รฉtonnera pas puisque la loi morale, dans son principe comme dans son application typique est indรฉpendante de tout systรจme et de toute condition de la sensibilitรฉ ; puisque les รชtres et la causalitรฉ libres ne sont lโobjet dโaucune intuition; puisque la nature suprasensible et la nature sensible sont sรฉparรฉes par un abรฎme. Il y a bien une action de la loi morale sur la sensibilitรฉ. Mais la sensibilitรฉ est ici considรฉrรฉe comme sentiment, non comme lโintuition et lโeffet de la loi est lui-mรชme un sentiment nรฉgatif plutรดt que positif, plus proche de la douleur que du plaisir. Tel est le sentiment de respect de la loi, dรฉterminable ร priori comme le seul ยซ mobileยป moral, mais abaissant la sensibilitรฉ plus quโil ne lui donne un rรดle dans le rapport des facultรฉs ยป13. Dans ce passage, la sensibilitรฉ est synonyme de sentiment plus proche de la douleur cโest-ร -dire une soumission ร la loi morale. Dรจs lors, nous savons que lโรชtre humain appartient au monde sensible, mais en mรชme temps au monde intelligible. Cette idรฉe est perceptible dans les Fondements de la Mรฉtaphysique et des Mลurs ยซ lโhomme peut se considรฉrer ร deux points de vue ; comme un รชtre appartenant au monde sensible, il est soumis aux lois de la nature, et sa volontรฉ quand elle sโy renferme, ne peut รชtre quโune volontรฉ hรฉtรฉronome; comme รชtre appartenant au monde intelligible, il relรจve des lois purement rationnelles, et sa volontรฉ, qui loin de les subir, les promulgue par ses maximes, est une volontรฉ autonome ยป. Ces paroles nous inspirent lโidรฉe selon laquelle lโhomme est ร cheval entre le sentiment et la raison. En dโautres termes, il est ร , la fois ange te bรชte, ce qui veut dire que quand il veut faire lโange, obรฉir ร la loi morale, il arrive que ses passions priment en guidant ses actions. Cโest peut-รชtre pourquoi Kant affirme que ยซ la raison est boussole et les passions sont les vents ยป15. Cette formule nous recommande lโidรฉe selon laquelle cโest la raison qui doit orienter, motiver lโacte du sujet car cโest la loi morale qui nous dicte de faire le bien et dโรฉviter le mal. La maxime kantienne en est une illustration plausible : ยซ agis de telle sorte que tu traites lโhumanitรฉ aussi bien dans ta personne que celle de toute autre jamais comme un moyen mais simplement comme une fin ยป 16. De ce point de vue, la loi morale conseille le sujet dโaller dans le bon sens en considรฉrant lโรชtre humain comme une valeur cโest-ร -dire une fin, ce qui nous permet de la sauvegarder pour ne pas dรฉtruire sa vie. Lโobรฉissance ร cette rรจgle morale nous permet dโรฉviter les crimes qui dรฉtruisent lโespรจce humaine car selon Kant, il faut au contraire la prรฉserver en la multipliant. Au regard de cette approche, il est clair que la sensibilitรฉ dรฉfinie comme la facultรฉ de sentir par le biais des organes des sens. Notons que ces sensations peuvent รชtre internes (sensus internus) dans ce cas, lโorgane principal est le cลur. Pour cela, dans la Critique de la raison pure, lโauteur รฉcrit que ยซ le sentiment de plaisir et de peine comme rรฉceptivitรฉ propre au sens interne et ainsi le concept de ce qui est immรฉdiatement bon ne sโappliquerait quโร ce avec quoi est immรฉdiatement liรฉe ร la sensation du plaisir et le mauvais est la douleur ยป17. Il ressort de ces propos que la sensibilitรฉ au sens moral concerne essentiellement une rรฉceptivitรฉ interne qui se manifeste par une sensation de plaisir et de peine correspond ร ce que lโindividu estime bon ou mauvais. Mais il est nรฉcessaire de monter que le sentiment nโest pas uniquement moral ; il est aussi physique venant des organes de sens externes. Cโest lโobjet de notre prochaine sous-partie intitulรฉe comme suit.
La thรฉorie de la sensibilitรฉ
ย ย ย Si on reconnaรฎt avec Kant que les pensรฉes sensibles sont les reprรฉsentations des choses telles quโelles apparaissent alors que nous pouvons dire que le phรฉnomรจne est dรจs lors le principal objet du sensible. Dans ce sens, le phรฉnomรจne peut รชtre compris comme lโobjet en tant quโil nous apparaรฎt, cโest-ร -dire tout ce quโil y a de rรฉel dans lโapparence. Sur ce plan prรฉcis, Kant utilise le mot ยซ intuition ยป qui est dโabord une saisie de lโobjet comme simplement rรฉel et on parle ร partir de ce moment dโune intuition sensible. Sous ce rapport, lโauteur soutient que ยซ toute intuition vise forcรฉment un objet ยป. Cela se comprend aisรฉment que ยซ si je veux mโen tenir dans lโimpression tactile, ร ce que donne le toucher, je suis ramenรฉ ร des impressions qui sont des affections, mais en mรชme temps effectivement vรฉcues. Ce qui justifie, phรฉnomรฉnologiquement le terme de sensation ยป. Ici il convient de signaler que Kant refuse le vocabulaire cartรฉsien qui pose que lโintuition est un mode parfait de connaissance : une contemplation qui serait en mรชme temps une connaissance finie et achevรฉe. Or, pour Kant, il nโest pas dโintuition intellectuelle car elle ne peut รชtre que sensible. Dโoรน la rupture entre la rรฉalitรฉ et la vรฉritรฉ. Cโest peut รชtre dans cette dans cette mesure que Hegel affirmait que ยซ tout ce qui est rรฉel est rationnel, tout ce qui est rationnel est rรฉel ยป. Par ailleurs cette idรฉe kantienne sera renforcรฉe par un de ses commentateurs nommรฉ par Michel Alexandre dans son livre intitulรฉ Lecture de Kant. Ce dernier affirme que ยซ il n y a pas dโintuition possible sans le sensible, ร lโoccasion du sensible, le sens finit par signifier lโintelligence ยป. Ainsi, dans le livre de Roger Verneaux intitulรฉ la Critique de la raison pure de Kant, il รฉcrit que selon Kant ยซ lโintuition se dรฉfinit comme ce qui se rapporte immรฉdiatement ร lโobjet et est singuliรจre ยป Il convient de signaler que ce caractรจre de singularitรฉ vaut certainement pour lโintuition sensible et lโintรฉgrer ร la dรฉfinition de lโintuition revient ร restreindre celle-ci au plan sensible. Nous pouvons dire que sous lโinfluence des empiristes anglais, Kant a rรฉhabilitรฉ contre Descartes cette notion dโintuition sensible. Aux yeux de Kant, la sensibilitรฉ donne les objets in concreto et peut en exclure lโimagination qui nโest certainement pas une pure rรฉceptivitรฉ. Au regard de ce qui prรฉcรจde, nous pouvons affirmer avec Kant que ยซ la sensibilitรฉ est le seul mode dโintuition : nous ne pouvons connaรฎtre que des objets sensibles, des phรฉnomรจnes, les objets sont saisis tels quโils sont donnรฉs ร lโintuition selon les formes pures ร priori de lโespace et le temps ยป.23 En nous inspirant de ces propos, faut-il sโinterroger sur la nature de la connaissance sensible ? En dโautres termes, la connaissance sensible peut-elle prรฉtendre ร lโobjectivitรฉ, cโest-ร -dire ร une donnรฉe universelle ? Pour rรฉpondre ร cette question, il nous semble important de souligner que la connaissance scientifique exige deux conditions ร savoir la conscience empirique et la conscience intellectuelle qui seule peut reconnaรฎtre la rรฉalitรฉ de lโexistant. Or, avant Kant, on croyait que les sens non seulement nous procuraient des impressions mais encore les liaient et formaient des images dโobjets. Dans ce cas, nous dirons que ce rรฉsultat implique, outre la rรฉceptivitรฉ des impressions, quelque chose de plus, ร savoir leur synthรจse, sans doute, lโespace et le temps qui appartiennent ร la sensibilitรฉ, sont-ils dรฉjร des formes qui donnent une premiรจre unification ? Concevoir la sensibilitรฉ comme ยซ fondementยป de toute connaissance, cโest la libรฉrer du prรฉjugรฉ intellectualiste qui ne pouvait que la dรฉvaloriser et cโest du mรชme coup montrer le sans de la tradition mรฉtaphysique. En effet sans ce fondement sensible, toute connaissance est ยซ sans objet ยป et lโentendement ne peut fonctionner quโร vide. Tel est, par exemple, le dรฉfaut du systรจme leibnizien ร lโintรฉrieur duquel la pensรฉe est, en bloc, intellectualisรฉe cโest-ร -dire situรฉe simplement au niveau de lโentendement. Dans ce sens, nous pouvons affirmer avec Kant que la rรฉceptivitรฉ, rรฉduite ร sa propre sphรจre, lโintuition est aveuglรฉe ; figรฉ dans la sienne, le concept est vide. Ainsi dans la Critique de la raison pure, Kant dit ยซ les pensรฉes sans contenu sont vides, des intuitions sans concepts sont aveugles ยป. Il ressort de ces propos que la sensibilitรฉ considรฉrรฉe comme une pure rรฉceptivitรฉ, un pouvoir de recevoir des reprรฉsentations par la matiรจre dont elles nous affectent, fournit la matiรจre de la connaissance par ses intuitions. Ce qui signifie quโil faut reconnaรฎtre dans la sensibilitรฉ une source propre de la connaissance, au lieu de me voir dans le sensible que de lโintellectuel confus comme le faisaient Leibniz et Wolff. Ainsi, la reconnaissance de lโidรฉalitรฉ de lโespace et du temps en tant quโils sont les formes ร priori de la sensibilitรฉ introduit bien ร un idรฉalisme transcendantal, cโest-ร -dire appliquรฉ au rapport de notre connaissance, non pas aux choses mais ร la facultรฉ de connaissance.
Le concept de ยซ Bonheur ยป dans le champ moral
ย ย ย Cโest entendu sโil faut choisir entre la moralitรฉ et le bien-รชtre, Kant nโhรฉsite pas, il opte pour la moralitรฉ car elle seule accomplit notre destinรฉe humaine. Pire encore sโil faut promouvoir la moralitรฉ contre le bonheur, le philosophe de Kรถnigsberg qui nโa pas pourtant choisi sans scrupule la moralitรฉ. Toutefois, un observateur lucide de lโhumain a conscience que le fils dโAdam, de par une dรฉtermination propre ร leur nature ont une remarquable attention ร rechercher cet รฉtat de satisfaction durable des individus quโil consent ร appeler le bonheur. ยซ Tout les hommes, รฉcrit-il ร ce sujet, ont dรฉjร dโeux mรชme lโinclination au bonheur la plus puissante, la plus intime parce que prรฉcisรฉment dans cette idรฉe du bonheur toutes les inclinations sโunissent en un total ยป. Ainsi donc, quel que soit ce que lโon en pense, il convient de prendre acte du fait que le bonheur est une fin subjective que les hommes se proposent en vertu dโune nรฉcessitรฉ naturelle intรฉrieure. En ce qui concerne Kant, il prend acte en consรฉquence du caractรจre humain du bonheur. Il va mรชme plus loin en รฉnonรงant la possibilitรฉ de la conciliation du bonheur et de la moralitรฉ. ยซ Assurer son propre bonheur est un devoir (au moins indirect) ; car le fait de ne pas รชtre content de son รฉtat de vivre, pressรฉ de nombreux soucis au milieu des besoins non satisfait pourrait devenir aisรฉment une tentation dโen feindre ses devoirs ยป63. Le soucis, le malheur sont des terrains propices ร lโimmortalitรฉ, soyons donc heureux afin dโรฉviter les tentations dโen feindre la loi morale. Aussi bien, si le devoir des puissances publiques nโest pas de dรฉcider de ce qui fait le bonheur de chacun, elles sont au moins termes de garantir les conditions dโรฉgalitรฉ juridiques formelles permettant ร tous grรขce ร leur effort de satisfaire leur besoin. Ainsi, lโimmortalitรฉ dโune sociรฉtรฉ se mesure-t-elle ร lโinjustice dont les autoritรฉs font preuves de divers point de vue y compris รฉconomique. Elles se mesurent aussi, ร lโรฉtat dโinsatisfaction de la majoritรฉ des citoyens. Lโindividu doit รชtre aussi lโindividu heureux. Lโon peut en effet concevoir ร lโimage des anciens que le prix de lโรขme ร laquelle accรจde lโhomme vertueux reprรฉsente un รฉtat de bonheur. Mieux que cela nous dit Kant, le sujet parce quโil est moral sโรฉlรจve ร la dignitรฉ dโun รชtre qui mรฉrite le bonheur comme une juste rรฉcompense. Disons pour paraphraser Kant que lโhomme agrรฉable ร Dieu par sa conduite y en rendra digne dโaccรฉder au bonheur moral cโest-ร -dire ยซ ร la conscience du progrรจs accompli dans le bien ยป64. Dans une autre perspective, nous pouvons dire que lโaccomplissement de notre tรขche morale semble รชtre un accord entre la nature et la moralitรฉ. Pour Kant, pour accรฉder au bien, il faut joindre ร lโidรฉe de vertu, celle du bonheur. Or, le bonheur nโest possible que par un accord entre la nature et nous. Ainsi dans la Critique de la raison pratique, le maรฎtre de Kรถnigsberg laisse entendre lโidรฉe selon laquelle ยซ la vertu dรฉpend de la seule loi morale et le bonheur du dรฉterminisme de la nature ยป65. Cela nous permet dโaffirmer avec Emmanuel Kant que ยซ le Bien et le Mal se rapportent aux actions et non ร lโรฉtat de sensibilitรฉ de la personne. En ce qui concerne notre nature en tant quโรชtres sensibles, tout dรฉpend de notre bonheur dans cette vie ยป66. On peut supposer ร priori que le bonheur est une fin rรฉellement poursuivie par tous les hommes, parce que comme รชtres finis, ils ont une sensibilitรฉ cโest-ร -dire des inclinations qui demandent ร se satisfaire ยซ la raison en est que, tout les รฉlรฉments qui font partie du concept du bonheur sont dans leur ensemble empiriques, cโest-ร dire doivent รชtre empruntรฉs ร lโexpรฉrience ยป67. Par ailleurs, G. Deleuze dans son ลuvre la Philosophie critique de Kant รฉcrit que ยซ le concept de bonheur ยซ maximum de bien-รชtreยป possible pour tout le temps , prรฉsent et futur, est authentiquement une Idรฉe cโest-ร -dire un concept propose de la raison et non de lโentendement qui lโaurait ยซ abstrait des instincts et de lโanimalitรฉ de lโhomme ยป68. En effet, nous pouvons dire que tous les hommes se proposent effectivement, en vertu dโune nรฉcessitรฉ naturelle, une mรชme fin unique quโils nomment : bonheur, et la raison comme rรจgle de prudence, cโest-ร dire dโhabiletรฉ dans le choix des moyens conduisant au plus grand bien-รชtre. Ainsi nous dit Kant: ยซ on ne peut pas agir pour รชtre heureux, dโaprรจs des principes dรฉterminรฉs, mais seulement dโaprรจs des conseils empiriques, qui recommandent un rรฉgime sรฉvรจre ยป69.
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Table des matiรจres
INTRODUCTION
PREMIERE PARTIE : RAPPORT ENTRE SENSIBILITE ET SAVOIR
I1- Dรฉfinition de la sensibilitรฉ
I1a- La Sensibilitรฉ comme sentiment moral
I1b- La sensibilitรฉ comme sentiment physique
I2 โ La thรฉorie de la sensibilitรฉ
DEUXIEME PARTIE: LA SENSIBILITE AU PLAN ETHIQUE ET POLITIQUE
II1 โ La sensibilitรฉ au plan Ethique
A- La problรฉmatique du ยซ Dรฉsir ยป face ร la loi morale
B- Le concept de ยซ Bonheur ยป dans le champ moral
II2 โ La sensibilitรฉ au plan politique
A- Le concept de ยซ Besoin ยป comme facteur de lโรฉgoรฏsme et du moi sensible
B- Lโinstinct de ยซ conservation ยป comme รฉlรฉment fondateur de lโEtat
TROISIEME PARTIE: SENSIBILITE & ESTHETIQUE
III1- Le rรดle de la sensibilitรฉ dans le jugement du Beau
III2- Le rapport entre la sensibilitรฉ et la crรฉation artistique
CONCLUSION
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