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La pensée sophistique
Dans Athènes du Ve siècle avant Jésus-Christ, les sophistes sont des intellectuels itinérants qui viennent élaborer une nouvelle technique. En d’autres termes, les sophistes étaient en quelque sorte des professeurs qui allaient de ville en ville pour enseigner, contre rétribution, la rhétorique (l’art des arguments rationnels) dans les affaires privées et publiques.
On a donné le nom de « sophiste » aux hommes qui enseignent la culture et l’éloquence contre rétribution. Le mot « sophiste » signifie littéralement « savant ». Cette signification est dérivée de son sens originel pour devenir synonyme de « professeur » d’un faux savoir. Ainsi, les sophistes ne cherchent qu’à tromper les jeunes gens appelés à jouer un rôle dans les assemblées démocratiques de la Grèce. C’est pourquoi Platon a formulé des critiques à l’encontre des sophistes qui, selon lui, propagent de faux savoirs non seulement aux jeunes gens, mais aussi à la cité athénienne tout entière. Il dit d’ailleurs à ce sujet : « La sophistique grecque a la mauvaise réputation d’avoir été la pratique et la théorie d’un discours déréglé, cherchant au moyen d’arguments fallacieux, à séduire un auditoire et même à flatter l’opinion, plutôt qu’à atteindre la vérité (d’où le mot sophisme qualifie un raisonnement trompeur) »10.
Le but majeur de cet art de la rhétorique, aux yeux des sophistes, est de pouvoir soutenir avec conviction n’importe quel argument, et surtout de rendre les raisonnements faux ou injustes en raisonnements justes et efficaces. Par exemple, en ce qui concerne la question de l’Etre parménidéen, aux yeux des sophistes, l’Etre n’est pas absolument mobile, ni absolument immobile : il est tour à tour dans l’un et dans l’autre état. Autrement dit, les sophistes partent de n’importe quelle argumentation, pourvu que l’idée soit soutenue.
De ce fait, cette argumentation conduit finalement à une forme de relativisme qui est perceptible dans certains ouvrages de Platon, comme Les sophistes ou Protagoras, à travers sa fameuse affirmation très connue soutenant que : « L’homme est mesure de toutes choses, des choses qui sont, qu’elles sont, des choses qui ne sont pas, qu’elles ne sont pas »11.
C’est de cette manière que les sophistes enseignent l’art de parler aux jeunes gens athéniens. Toutefois, selon Platon, un tel talent n’a aucun mérite, dans la mesure où il ne constitue pas du tout une science. En d’autres termes, il relève plutôt les opinions relatives qui changent suivant les hommes. D’où, il n’y a pas de vérités absolues, il n’y a que des vérités relatives à l’homme. A titre d’exemple, « ce vin délicieux pour tel amateur est amer pour le malade »12.
Cette instabilité d’opinion n’est donc pas le lieu favorable à la connaissance. Et pourtant, d’après les sophistes, leur objectif est de falsifier le vrai par le faux, le faux par le vrai, tout comme le bien et le mal, et tout cela doit être jugé en fonction des besoins de l’être humain.
Force est donc de constater que l’enseignement des sophistes était contraire à celle des philosophes de la nature grecs, car les sophistes avaient placé l’homme au centre de la réflexion philosophique. Toutefois, c’est dans ce domaine que la pensée philosophique prend une autre allure. Ce qui fait que la pensée elle-même devient un thème de la philosophie et le langage joue un rôle très important chez les sophistes. Vus sous un autre angle, les sophistes ne sont pas les seuls philosophes qui ont influencé la pensée platonicienne, mais la pensée socratique a joué également un très grand rôle. C’est ce que nous allons voir ci-dessous.
La pensée socratique
De prime abord, par l’influence qu’il exerce non seulement sur Platon, mais aussi sur les écoles postérieures qui en feront une figure emblématique, Socrate (470 – 399 avant Jésus-Christ) est sans doute le personnage le plus énigmatique de toute l’histoire de la philosophie. Il n’a pas écrit une seule ligne, et pourtant il fait partie de ceux qui ont eu le plus d’influence sur la pensée européenne.
En effet, l’objectif principal de Socrate était de s’entretenir avec ses interlocuteurs en vue de faire ressortir leurs propres vérités par leurs propres capacités de raisonnement.
Il faut reconnaître que l’enseignement de Socrate à ses disciples est basé sur une autre approche que celle adoptée par les vulgaires professeurs. Cette technique va même plus loin lorsqu’il sera question plus tard de l’« ironie socratique » utilisée comme un outil pour la recherche de la vérité qui réside à l’intérieur de l’homme. A ce sujet d’ailleurs, Platon dit : « Vous constatez de vos yeux, par exemple, quelles dispositions amoureuses portent Socrate vers les beaux, de quelles assiduités il les entoure, dans quels transports ils les jettent. Autre trait encore : son ignorance est générale et il n’y a rien qu’il sache du moins son apparence est telle ! Cela n’est-il pas dans le genre Silène ? »13.
Platon développe ce concept de son maître Socrate dans le Banquet . Ce passage souligne l’ironie socratique : il s’agit de poser une question dont on feint d’ignorer la réponse. Ainsi, Socrate faisait semblant de ne rien savoir. Ensuite, au cours de la conversation, il s’arrangeait pou qu’autrui (la personne avec laquelle il discutait) découvre petit à petit la faille de son raisonnement. Et voilà, son interlocuteur se retrouvait finalement coincé, car il était obligé de distinguer le vrai du faux.
En ironisant le métier de sa mère qui était sage-femme, Socrate comparait sa pratique philosophique à la maïeutique, c’est-à-dire l’« art de faire accoucher ». Toutefois, ce n’est pas la sage-femme qui met au monde l’enfant, elle est seulement là pour apporter son aide lors de la naissance. La tâche de Socrate en ce temps-là consistait donc à « faire accoucher » les esprits de la pensée juste. Dans cette perspective, Platon dit : « J’ai d’ailleurs cela de commun avec les sagesfemmes que je suis stérile en matière de sagesse, et le reproche qu’on m’a fait souvent d’interroger, les autres sans jamais me déclarer sur aucune chose, parce que je n’ai en moi aucune sagesse, est un reproche qui ne manque pas de vérité »14.
D’ailleurs, il nous semble évident que la théorie platonicienne de la réminiscence et de la maïeutique sont inséparables, car c’est un moment essentiel de la dialectique. Cette dernière est le procédé de Socrate qui désigne la façon par laquelle l’interrogation socratique amène son interlocuteur à retrouver la vérité par soi-même, sans qu’elle soit enseignée ou transmise. Autrement dit, faire redécouvrir à ces interlocuteurs des vérités qu’ils portent en eux sans le savoir.
Ainsi que nous l’avons évoqué plus haut, Socrate, de la même manière que sa mère, n’est pas l’« accoucheur » d’idée ou de vérités mais simplement celui qui cherche comment faire redécouvrir les connaissances oubliées qui résident à l’intérieur même de l’homme. Ainsi, l’esprit de la « maïeutique » se retrouve, d’une part, dans toute la pédagogie qui insiste sur l’irremplaçable valeur de la réflexion personnelle, d’autre part, dans la psychanalyse elle-même.
En somme, selon toutes les analyses que nous avons effectuées, autrefois, l’homme possédait toutes les connaissances. Mais puisque l’âme est passée d’un état supérieur à un état moindre, elle a perdu toutes ses connaissances antérieures, et il suffit qu’elle fasse des efforts pour retrouver son état initial. C’est-à-dire, se souvenir des idées. Platon dit d’ailleurs à ce sujet : « Seule, la partie supérieure de l’âme, celle qui est apparentée au divin et qui permet à l’homme d’accéder à la vie philosophique, est, selon lui, immortelle. Elle doit se purifier petit à petit par le cycle des naissances, et ce n’est que dans l’eschatologie que l’âme, ayant trouvé sa simplicité divine dans la maîtrise parfaite de ses puissances inférieures, se trouve digne d’être assimilée au divin »15.
Dans les pages précédentes, nous avons mis l’accent sur les origines de la philosophie platonicienne, maintenant, nous allons voir dans le chapitre suivant la métempsycose de l’âme.
L’INCARNATION DE L’AME DANS LE CORPS
L’ascension de l’âme vers l’intelligible
Platon a expliqué sa théorie des Idées dans le célèbre mythe de la caverne. Cette dernière n’est pas seulement une image mythique, mais elle est aussi la montée de l’âme vers l’intelligible. Cela ne peut pas se réaliser sans la connaissance mathématique qui prépare l’homme à la dialectique, laquelle est considérée comme la vraie science qui permet à l’homme d’accéder à la vérité éternelle et à l’essence de toutes choses.
De plus, puisque les philosophes sont les enseignants de la cité, les hommes doivent avoir d’autres enseignements nécessaires qui les familiarisent avec le monde intelligible, entre autres, l’arithmétique, la géométrie, l’astronomie, alliées à la musique. C’est dans ce sens que Platon montre le rôle préparatoire de la science mathématique pour la formation des philosophes.
« Les sciences qui relèvent du pur raisonnement, l’arithmétique, la géométrie, l’astronomie, l’harmonie sont les plus propres à nous familiariser avec le monde intelligible. C’est alors qu’intervient la dialectique »16.
L’enseignement des philosophes est basé nécessairement sur les disciplines scientifiques ; Platon considère particulièrement la géométrie comme une science réservée à la formation des futurs dirigeants de la cité athénienne. Ils auront à se former à partir des connaissances mathématiques, des connaissances qui ne relèvent plus de leur sens, mais se rapprochent beaucoup plus du domaine de l’intelligible, car les êtres mathématiques ne sont pas des êtres sensibles. Autrement dit, les êtres mathématiques entrent dans le cadre des objets intelligibles que l’âme appréhende à travers l’enseignement scientifique. D’où la science mathématique permet à l’âme de quitter le domaine des illusions sensibles pour s’élever et monter vers l’intelligible.
De toute évidence, cette opération de la science mathématique donnera aussi naissance à l’esprit philosophique chez l’homme, par lequel l’âme va contempler les choses d’en haut et va regarder celles d’ici-bas. Platon affirme : « Elle (la science mathématique) attire l’âme vers la vérité, et développe en elle cet esprit philosophique qui élève vers les choses d’en haut les regards que nous abaissons à tort vers les choses d’ici-bas »17.
Ce qui signifie que l’utilisation de l’expression « vers la vérité » nous montre que la science mathématique n’est pas capable à elle seule de tirer l’âme vers l’intelligible. En d’autres termes, la connaissance mathématique ne parvient pas non plus à atteindre la réalité des idées véritables.
Il nous semble nécessaire de dire que la pensée platonicienne des idées exclut la théorie sensible, car selon lui, les sens posent un grand problème dans la vie humaine, de telle manière que l’homme n’est pas capable de saisir la vérité.
En outre, nos sens présentent plusieurs facettes (homme et femme, terre et soleil, lumière et obscurité). Ainsi, il n’y a pas de vérité absolue dans ces derniers. De ce fait, chaque homme se trouve dans l’obligation de chercher ailleurs un principe fondamental dans lequel réside la connaissance de ce qui ne change pas. Toutefois, pour trouver ce principe premier, la connaissance doit avoir recours à l’expérience du sensible.
En effet, on peut dire qu’à la différence du sensible qui est sujet au changement, les objets mathématiques se distinguent par leur caractère immuable.
Toutefois, cette vérité mathématique n’exclut pas l’usage des figures sensibles dans le traçage géométrique. Pour cela, les objets mathématiques, tout en se rapprochant de l’intelligible par leur caractère immuable, ne peuvent pas s’abstenir totalement du sensible. Dans ce sens, les connaissances mathématiques sont intermédiaires entre le sensible et l’intelligible. Dans cette perspective, Platon affirme : « Or, tu appelles connaissance discursive et non intelligible, celle des gens versés dans la géométrie et les arts semblables, entendant par là que cette connaissance est intermédiaire entre l’opinion et l’intelligence »18.
En d’autres termes, les connaissances se situent entre l’opinion et l’être. La montée de l’âme vers l’intelligible ne parvient pas à destination, parce qu’avec les connaissances mathématiques, l’âme n’a pas encore atteint la réalité véritable. D’où, l’objectif, le but de sa montée, c’est d’arriver à contempler le bien idéal, de viser toute connaissance intelligible. Mais comment l’âme va-t-elle atteindre la contemplation suprême ?
L’âme dans l’appréhension du Bien
Selon Platon, la dialectique reçoit une valeur positive dans laquelle elle se définit comme la démarche ascendante de l’esprit qui, par sa réflexion rationnelle, s’élève des apparences sensibles aux concepts de la science et parvient à la contemplation des idées métaphysiques suprêmes qui sont les principes du monde.
En effet, l’intelligence est le domaine des réalités véritables (le Bien, le Vrai, le Beau) qui ne sont pas des êtres sensibles, mais plutôt des reflets des choses caractérisées par leur clarté, parce que toute génération, tout être a pour objectif l’Idée, autrement dit, le Bien.
Platon suppose que cette multiplicité de bien s’identifie aux vérités sensibles, bien que ces derniers aient leurs idées intelligibles, à l’image dont ils ont été faits. Car selon lui, tout ce qui est dans ce monde sensible n’est que le reflet du monde intelligible. Ce qui revient à dire que dans chaque chose, pour avoir un bel idéal, il y a toujours la participation du Beau. Dans cette perspective, un passage du Phédon nous paraît significatif à cet égard lorsqu’il dit : « Rien ne fait quelque chose de beau sauf la présence et la participation du beau-là »19.
Et dans ce même ordre d’idée, Socrate ajoute : « le Bien devient beau par le beau »20.
En effet, le Bien, pris au sens d’essence, c’est ce qui entretient les choses pour le mieux. Rappelons que la Beauté en soi, chez Platon, tout comme les « Idées » ou les « Formes », objets suprêmes de la philosophie, sont aussi des objets de la contemplation, mais d’une contemplation sans recours aux sens. En ce sens, si Platon se préoccupe de la capacité de l’âme dans l’appréhension de ce Bien, c’est que la formation des citoyens est nécessaire. Ce qui fait que le souci majeur de Platon réside essentiellement dans la formation des philosophes, laquelle détermine le choix des meilleurs gardiens et l’éducation des futurs dirigeants. D’où, à ses yeux, ces derniers seuls pourront appréhender le Bien par la science dialectique.
Pour cela, Platon pense que cette discipline permet l’acquisition d’une connaissance claire. Ces dans cette optique qu’il affirme : « Il me semble que tu traites un sujet fort difficile, tu veux distinguer sans doute, comme plus claire, la connaissance de l’être et de l’intelligible que l’on acquiert par la science dialectique de celle que l’on acquiert par ce que nous appelons les arts, auxquels des hypothèses servent de principes »21.
Selon Platon, la connaissance claire est une connaissance nettoyée de toute imagination sensible et n’a aucune confusion. La dialectique procède alors d’une purification, d’un lavage de l’esprit pour permettre à l’intelligible de découvrir et de contempler la véritable réalité du Bien. Sur ce point, « l’œil de l’âme » arrive à distinguer le vrai du faux, à séparer distinctement l’être et le paraître. Ainsi, c’est à ce stade que l’âme, parvenue à ce suprême degré de connaissance, contemple le Bien souverain, c’est-à-dire l’essence de toute sa perfection.
En outre, la dialectique est le stade final, le sommet de la connaissance intelligible. Par rapport aux autres sciences, elle est la plus efficace pour découvrir l’essence, c’est-à-dire le Bien. C’est pourquoi, Platon écrit dans La République : le dialecticien est : « celui qui atteint à la connaissance de l’essence de chaque chose »22.
Mais encore c’est :
« celui qui, parvenu au couronnement et au faîte de toutes les autres sciences »23.
Le dialecticien, en effet, a donc la capacité de percevoir l’essence du Bien. Autrement dit, il possède la faculté de saisir l’unité de la multiplicité des choses. En ce sens, Platon est profondément dynamique et ferme, parce que la dialectique est un mouvement et un élan de l’esprit ; elle signifie fondamentalement dépassement des données premières, mutation de l’existence entière se projetant vers les Idées. Cependant, la sortie hors de la caverne ou du monde sensible représente bien le cheminement dialectique.
Bref, Platon présente deux moments essentiels de la dialectique : ascendante et descendante. Pour bien comprendre le mouvement qui unit cette double dialectique, il faut se référer au livre VII de La République, notamment dans l’allégorie de la caverne. Dans ce livre, Platon explique la dialectique ascendante comme étant ce mouvement portant du concret pour accéder à l’idée du Bien. Autrement dit, la pensée accède à la science en partant de l’opinion vulgaire, faite d’imagination, de croyance et de mélange de vérité et de faux. Ainsi, la contemplation de la vérité (l’idée du Bien), c’est le degré supérieur du savoir, au terme de l’ascension dialectique, comme la connaissance intuitive des choses intelligibles.
Pour sa part, la dialectique descendante est un mouvement revenant de la contemplation du Bien à la vie quotidienne. Cela veut dire que le philosophe ou le dialecticien ayant contemplé le Bien doit maintenant descendre dans la caverne pour éduquer ses concitoyens.
En effet, c’est dans l’immortalité de l’âme que nous allons appréhender ce chapitre.
L’immortalité de l’âme
L’immortalité de l’âme est avant tout une hypothèse métaphysique qui concerne l’âme et que soutient l’ensemble des philosophes spiritualistes depuis l’Antiquité. Qu’est-ce qu’on entend par « âme » ?
L’âme est le principe susceptible d’animer la matière, c’est-à-dire toutes les matières qui ont besoin nécessairement d’une vie pour se développer, ou même pour changer en une autre forme.
Dans ce sens, il nous semble nécessaire de nous demander d’où vient l’âme et quelle est son origine.
Rappelons que les amis de l’âme, c’est-à-dire les Egyptiens et les pythagoriciens, croient tous les deux selon leur conviction. Platon n’a pas dédaigné leur thèse pour renforcer ses analyses quand il souligne que l’âme est une partie de Dieu. Lorsque l’âme est tombée dans le corps, elle a oublié tous les savoirs. C’est la raison pour laquelle Platon dit que :
« L’âme se souvient de ce qu’elle a vu dans une vie antérieure, avant d’être tombée dans la prison du corps, alors que faisant partie du cortège de Dieu, il lui était donné de connaître directement les essences immuables des choses »24.
L’âme connaissait toutes les choses avant de s’attacher au corps. Autrement dit, Platon pensait que l’âme a existé avant de venir habiter dans le corps. Autrefois, elle était dans le monde des Idées, mais dès qu’elle réside dans le corps humain, elle oublie les Idées parfaites. A ce propos, Platon dit dans le mythe d’Er le Pamphylien : « Quant à lui, disait Er, on l’avait empêché de boire de l’eau ; cependant il ne savait point par où ni comment son âme avait rejoint son corps ; ouvrant tout à coup les yeux à l’aurore, il s’était vu étendu sur le bûcher »25.
En outre, l’état de l’âme après la vie corporelle doit être à son état initial durant la vie d’ici-bas. Ainsi, selon les philosophes spirituels, elle se réincarne pour subir le châtiment de ses fautes quelles que soient les circonstances qu’elle a traversées ; l’âme sera appelée à ce jugement dernier. C’est justement dans cette optique que Raymond Mody affirme : « Selon Platon, peu après la mort, l’âme est soumise à un « jugement » au cours duquel un personnage divin fait défiler devant elle toutes les actions bonnes ou mauvaises qu’elle a accomplies durant son existence terrestre, elle oblige à les affronter de face »26.
Dans cette même perspective, Platon ajoute encore que quand l’âme s’engage dans la métempsycose, c’est-à-dire déliée du corps, elle va retrouver son état initial pour acquérir ce qu’il lui faut. Il faut savoir que l’âme est différente du corps périssable. Ce qui fait que l’âme sera toujours éternelle et immortelle.
A ses yeux, l’homme est composé de deux parties : nous avons un corps soumis au changement qui est nécessairement lié au monde des sens et connaît le même destin que toutes les choses ici-bas. Dans ce sens, tous nos sens sont liés au corps et sont donc peu fiables. Cependant, nous avons aussi une âme immortelle qui est le siège de la raison. C’est précisément parce que l’âme n’est pas matérielle qu’elle peut voir le monde des Idées, d’où le désir de retrouver la vraie demeure de l’âme.
A travers toutes les analyses que nous avons effectuées, nous constatons que l’homme est double et appartient à deux domaines : il y a ce qui est attaché au monde sensible et l’âme qui est immortelle. Elle a préexisté à la naissance de l’homme dans ce monde et survivra à sa mort. D’où, l’âme atteint le bonheur quand elle se sépare d’avec le corps. Afin de mieux comprendre ce chapitre que nous venons d’aborder, il nous semble nécessaire de passer à la partie suivante dont la préoccupation essentielle est l’interprétation du paraître et de l’être.
Le corps tombeau de l’âme
Platon est, sans aucun doute, le plus grand représentant du dualisme dans l’Antiquité : le corps et l’âme. Le corps appartient au domaine des choses sensibles. Il est le « tombeau de l’âme ». Seule l’âme est capable de contempler les réalités intelligibles supérieures et c’est la partie supérieure de l’âme qui se trouve en l’homme, c’est-à-dire la raison qui commande, ou la faculté intellectuelle de distinguer le vrai d’avec le faux.
Le tombeau est évidemment lié à la mort par sa nature même, et constitue une image dont on connaît l’usage platonicien. En effet, à propos de ce « corps tombeau », Platon introduit cette image paradoxale dans les vers d’Euripide : « Qui sait si vivre n’est pas mourir Et si mourir n’est pas vivre »27.
La vie présente doit être tenue pour une « mort » par rapport à la vie dans le monde des Idées. En d’autres termes, le corps est un tombeau, c’est-à-dire le corps empêche de vivre réellement. Dans cette optique, Platon ajoute : « Il est possible que réellement nous soyons morts, comme je l’ai entendu dire à un savant homme, qui prétendait que notre vie actuelle est une mort, que notre corps est un tombeau et que cette partie de l’âme où résident les passions est de nature à changer de sentiment et à passer d’une extrémité à l’autre »28.
Le corps ou tombeau, selon l’enseignement pythagoricien ou orphique, aux yeux de Platon, est un emprisonnement de l’âme. Si, en effet, nous voulons savoir véritablement quelque chose, il faut que nous abandonnions, quittions le corps : car il est la résidence des « passions » de toute sorte de maladies, et que l’âme examine, contemple les objets qu’elle veut connaître.
De surcroît, le corps apporte des nuances souvent prises en compte, puisqu’il explique sa définition par le double sens des mots, ce qui revient à dire que le corps est le tombeau de l’âme, mais aussi le « signe » ou la « marque » que l’âme utilise pour se manifester. A ce sujet, Platon écrit : « Certains disent que le corps est le tombeau (séma) de l’âme, parce qu’elle y est ensevelie pendant cette vie. Comme, d’autre part, c’est par lui que l’âme signifie ce qu’elle veut dire, on dit qu’à ce titre aussi le nom séma (signe) lui convient. Mais ce qui paraît le plus vraisemblable, c’est que ce sont les orphiques qui ont établi ce nom, dans la pensée que l’âme expie les fautes pour lesquelles elle est punie, et qu’elle est enclose dans le corps, comme dans une prison, pour qu’il la maintienne saine et sauve ; il est donc, comme son nom l’indique, le sôma (sauveur) de l’âme jusqu’à ce qu’elle ait acquitté sa dette, et il n’y a pas à y changer une seule lettre »29.
D’ailleurs, l’âme se présente dans le corps comme la cause ou le principe qui lui fait respirer. Pour cela, nous pouvons dire que, sans l’âme, il n’y aura pas de vie. Toutefois, lorsque l’âme s’unit avec le corps, ce dernier empêche l’âme de contempler, de se souvenir des réalités du monde intelligible. En effet, le corps enveloppe l’âme de telle façon qu’elle oublie toutes les connaissances antérieures qu’elle a vues dans le monde intelligible. D’après Platon, les amis de l’âme considèrent, supposent que l’âme se purifie, parce qu’elle s’est enfermée dans le corps pour payer sa faute originelle. Ainsi, l’âme ne sera pas apte à contempler les réalités éternelles, ni l’Etre en tant que tel, tant qu’elle reste dans cette prison. En ce sens, il faut qu’elle se détache de cet emprisonnement, car la nature de l’âme est d’être seule.
Selon Platon, tant que l’âme reste dans le corps, elle perd toutes ses connaissances, sa dignité. Ce qui nous permet de dire que le corps est un tombeau pour elle. Cette dernière est prisonnière de son existence terrestre.
Comme nous le savons, aux yeux de Platon, avant la chute de l’âme dans le corps, elle possédait les vérités éternelles des choses, mais dès qu’elle s’est assemblée avec le corps, elle est devenue une prisonnière et empêche l’âme de posséder sa nature divine.
En effet, nous comprenons qu’une des difficultés qui se présente à nous et que nous devons résoudre, si nous cherchons à vivre en homme, est que le corps submerge littéralement l’âme de celui qui cherche à penser. En ce sens, la pensée apparaît comme un effort de séparation de l’âme et du corps. Le corps rive et même cloue l’âme icibas. Il empêche l’âme de prendre son vol vers les régions plus élevées de la pure pensée. Dans ce même ordre d’idée, Platon écrit dans le Phèdre : « Nous jouissons de cette vue et de cette contemplation ravissante, et qu’initiés, on peut le dire, aux plus délicieux des mystères, et les célébrant dans la plénitude de la perfection et à l’abri de tous les maux qui nous attendaient dans l’avenir, nous étions admis à contempler dans une pure lumière des apparition parfaites, simples, immuables, bienheureuses pour nous-mêmes et exempts des stigmates de ce fardeau que nous portons avec nous et que nous appelons le corps et où nous sommes emprisonnés comme l’huître dans sa coquille »30.
Cette expression de Platon : « nous sommes emprisonnés comme l’huître dans sa coquille » explique clairement qu’avant, l’âme était une chose précieuse, car elle appartenait au monde idéal. Dans ce monde, elle a contemplé les Formes, avant de se réincarner dans ce dernier. Autrement dit, l’âme était heureuse avant qu’elle porte ce fardeau, c’est- à-dire implantée dans le corps. Quand le corps se rattache à l’âme, celleci perd toute connaissance. Mais cette connaissance reste latente dans l’homme incarné. Grâce au travail philosophique, elle est susceptible d’être actualisée.
En un mot, nous constatons que le corps en tant que physique ou sensible possède des passions. Il est donc source d’impureté et d’illusions. En effet, il est facilement atteint par les maladies de la haine, des craintes, des désirs, de la guerre. Ce qui fait que tous les maux empêchent l’âme de parvenir à la vérité éternelle. Toutefois, c’est grâce à la réminiscence que l’homme acquiert les vérités immuables des choses. Nous allons d’ailleurs développer la théorie de la réminiscence dans le chapitre suivant.
La réminiscence
En général, la réminiscence, c’est le retour d’un souvenir qui n’est pas perçu comme tel. Elle est aussi le pont jeté par-dessus la discontinuité essentielle entre le sensible et l’intelligible. En effet, c’est dans et par la théorie de la réminiscence que Platon arrive à contempler ou à se souvenir de ce qu’il a vu dans le monde antérieur, c’est-à-dire le monde intelligible. Mais après la rencontre de l’âme et du corps, l’âme a perdu toutes connaissances. Lisons ce passage du philosophe : « L’âme, avant son séjour terrestre, a eu toute connaissance et, dès lors, que le savoir n’est rien d’autre qu’un ressouvenir, l’ignorance réside dans l’oubli »31.
Cette assertion de Platon explique qu’avant, l’âme connaissait toutes choses, les êtres, les objets… Mais lorsqu’elle s’est attachée au corps, elle ignore toutes ces choses perçues dans le passé. C’est pourquoi, avec le savoir, l’homme cherche pour combler le manque qu’il a. Savoir, c’est se souvenir, et le souvenir suppose une connaissance antérieure. Si l’âme se souvient des choses qu’elle n’a pas pu connaître en cette vie, c’est une preuve qu’elle a existé auparavant. Dans cette perspective, Platon dit :
Dans ses existences antérieures, l’âme a tout vu dans ce monde et dans l’autre. Comme tout se tient dans la nature et que l’âme a tout pris, rien n’empêche que se rappelant une chose, ce que les hommes appellent apprendre, elle ne retrouve d’elle-même toutes les autres pourvu, qu’elle cherche, car chercher et apprendre n’est autre chose que se ressouvenir »32.
Cette expression « les hommes appellent apprendre » nous montre le manque chez l’homme. C’est-à-dire que ce dernier a déjà tout appris lorsque son âme était dans « ses existences antérieures ». Ainsi, d’après Platon, toutes les diverses choses que l’homme est en train de chercher ou d’apprendre : géométrie, médecine, toute question, qu’elle soit métaphysique ou physique, entrent dans le cadre de la ressouvenance. A force de se rappeler, l’homme découvre petit à petit toutes les connaissances perdues.
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Table des matières
INTRODUCTION
PREMIERE PARTIE : APERÇU GENERAL SUR LA PENSEE PLATONICIENNE
CHAPITRE I : LES ORIGINES DE LA PHILOSOPHIE PLATONICIENNE
I.- Les influences des présocratiques
II.- La pensée sophistique
III.- La pensée socratique
CHAPITRE II : L’INCARNATION DE L’AME DANS LE CORPS
I.- L’ascension de l’âme vers l’intelligible
II.- L’âme dans l’appréhension du Bien
III.- L’immortalité de l’âme
DEUXIEME PARTIE : INTERPRETATION DU PARAITRE ET DE L’ETRE
CHAPITRE I : LA RELATION ENTRE LE PARAITRE ET L’ETRE29
I.- Le corps tombeau de l’âme
II.- La réminiscence
III.- L’éducation de l’âme : la justice
CHAPITRE II : LA MORALE DE PLATON
I.- L’épitymia : appétit du monde sensible
II.- Le noûs : la tête
III.- Le tymos : le cœur
TROISIEME PARTIE : LA NOSTALGIE POUR RETROUVER LE VRAI MONDE DE L’AME
CHAPITRE I : PROBLEME DE LA CONNAISSANCE SENSIBLE52
I.- Le mépris du monde sensible
II.- L’opinion : instrument permettant à l’homme de juger les choses sensibles
III.- L’allégorie de la caverne, siège des ombres
1.- L’évasion du prisonnier de la caverne
2.- Le retour du philosophe dans la caverne
IV.- Le reflet de l’autre monde, l’amour un moyen d’accession à l’intelligible
1.- L’amour du beau corps comme accès à l’intelligible
2.- Le délire
CHAPITRE II : LA RESIDENCE DES REALITES ETERNELLES DES CHOSES
I.- Les formes, réalités séparées du monde sensible
II.- L’être : achèvement du paraître
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
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