Le concept de niche imprègne l’écologie. Comme le concept de fitness en biologie évolutive, c’est un concept central, au sens parfois peu explicité, apte à subir des glissements, jusqu’à finalement pouvoir être qualifié de tautologique (Griesemer 1992). Comme définition préliminaire, disons, sans préciser davantage, que la niche est ce qui décrit l’écologie d’une espèce, ce qui peut signifier son rôle dans l’écosystème, son habitat, etc. Le concept, inspiré par la biologie darwinienne, a connu une fortune croissante au cours du 20e siècle, à la croisée des disciplines écologiques en développement, avant de tomber en disgrâce dans les années 1980 (Chase & Leibold 2003). Dans une première partie, nous retraçons l’histoire du concept et de ses sens, de ses diverses fortunes et infortunes. Dans une deuxième partie, nous examinons plus précisément les rapports que le concept entretient avec les explications de la coexistence et de la diversité. Dans une troisième partie, nous exposons la récente controverse entre la théorie basée sur le concept de niche et la théorie neutre, et discutons son bien-fondé. En conclusion, nous revenons sur les vertus et difficultés des différents sens du concept.
L’idée qu’une espèce ait un habitat ou un rôle a précédé de beaucoup les travaux de la biologie post-darwinienne, et court à travers l’histoire, sans que la filiation entre ses diverses incarnations ne soit d’ailleurs toujours évidente. Nombre de mythes religieux, notamment, en Occident, la Genèse, attribuent à chaque espèce une place au sein d’un système harmonieux. Par ailleurs, dès l’Antiquité on trouve chez les philosophes et naturalistes grecs des explications de la multiplicité des formes de vie et des descriptions très précises de ce que nous appellerions aujourd’hui «l’écologie» des organismes, incluant leur régime alimentaire, leur habitat, leur comportement, l’influence de la saisonnalité, leur distribution, etc. (e.g. Aristote, 4e s. av. JC, 1883). Au 18e siècle, Linné (1744, 1972) réunit l’harmonie divine de la Genèse et les travaux des naturalistes contemporains dans sa définition de « l’économie de l a nature », dans laquelle les êtres naturels sont complémentaires et tendent à une fin commune. Les idées du rapport à l’environnement et de l’interdépendance des éléments du système naturel se lisent dans les écrits des naturalistes du 19e siècle, sous diverses formes telles que la définition des types de relations biotiques (parasitisme, commensalisme, mutualisme), le concept de biocœnose, l’examen quantifié des chaînes trophiques, l’étude des successions végétales et des rétroactions entre sol et plantes, ou encore la notion de facteur limitant (McIntosh 1986). Darwin apporte, en sus, l’idée que les êtres vivants occupent une place dans l’économie de la nature à laquelle ils sont adaptés par sélection naturelle : c’est ce qu’il appelle explicitement la « line of life », de la même façon que la « line of work » réfère chez les anglo-saxons à la profession d’une personne (e.g. Darwin 1859 : 303, Stauffer 1975 : 349, 379). Pour les successeurs de Darwin, l’« économie de la nature » est laïcisée et on doit lui rechercher des causes mécaniques (Haeckel 1874 : 637).
La première utilisation du mot « niche » dans le sens de la place occupée par une espèce dans l’environnement est probablement due à Roswell Johnson (1910 : 87) ; mais c’est à Joseph Grinnell (1913 : 91) que l’on doit d’avoir le premier inséré le concept dans un programme de recherche, en décrivant explicitement les niches decertaines espèces. Grinnell s’intéresse à l’influence de l’environnement sur la distribution des populations et leur évolution, suivant encela les traditions de labiogéographie, de la systématique et de l’évolution darwinienne (Grinnell 1917). Par « niche », Grinnell entend tout c e qui conditionne l’existence d’une à un endroit donné, ce qui inclut des facteurs abiotiques comme la température, l’humidité, les précipitations et des facteurs biotiques comme la présence de nourriture, de compétiteurs, de prédateurs, d’abris, etc. En fait, son concept de niche est étroitement lié à son idée de l’exclusion compétitive (Grinnell 1904), plus volontiers attribuée à Gause (1934), quoique déjà très prégnante chez Darwin (1872: 85) : la niche est un complexe de facteurs écologiques, une place, en raison de laquelle les espèces évoluent et s’excluent.
Ainsi, pour expliquer la répartition et les propriétés des espèces, Grinnell développe une hiérarchie écologique parallèle à la hiérarchie systématique. Tandis que la hiérarchie systématique subdivise le vivant depuis les règnes jusqu’aux sous espèces (et au delà), la hiérarchie écologique subdivise la répartition des facteurs biotiques et abiotiques en royaumes, régions, zones de vie, aires fauniques, associations végétales et niches écologiques ou environnementales (Grinnell 1924). Les niveaux supérieurs, comme les royaumes, régions, zones de vie, ont une connotation géographique explicite et sont plutôt associés aux facteurs abiotiques. À l’inverse, les niveaux inférieurs, dont la niche, sont plutôt associés aux facteurs biotiques et n’ont pas de connotation géographique explicite. Dans ce contexte, la niche est vue comme l’unité ultime d’association entre espèces (1913) ou de distribution (1928), et il est axiomatique qu’elle soit propre, dans une zone géographique donnée, à chaque espèce (1917). Par ailleurs, en comparant les communautés de différentes régions, Grinnell imagine que certaines niches occupées dans une région peuvent être vacantes dans une autre, à cause des limitations à la dispersion dues aux barrières géographiques. La comparaison des communautés l’amène également à porter son attention sur les équivalents écologiques, qui, par convergence évolutive, sont conduits à occuper des niches similaires dans des zones géographiques différentes (1924).
Charles Elton (1927 : chap. V), perçu comme l’autre père du concept de niche, se focalise aussi sur les équivalents écologiques, mais au sein d’un programme de recherche différent. Elton recherche les invariances de structures des communautés via quatre axes d’étude qui mettent l’accent sur les relations trophiques : les chaînes trophiques qui se combinent pour former un cycle trophique, la relation entre la taille d’un organisme et la taille de sa nourriture, la niche d’un organisme, et la « pyramide des nombres », les organismes à la base des chaînes trophiques étant plus abondants selon un certain ordre de grandeur que les organismes en fin de chaîne. La niche est définie principalement par la place dans les chaînes trophiques, comme carnivore, herbivore, etc.; quoique d’autres facteurs comme le microhabitat puissent aussi être inclus. Elton donne de nombreux exemples d’organismes occupant desniches similaires, comme le renard arctique qui se nourrit d’œufs de guillemots et de restes de phoques tués par les ours polaires, et la hyène tachetée qui se nourrit d’œufs d’autruches et de restes de zèbres tués par les lions.
Bien que certains commentateurs ultérieurs (e.g. Whittaker et al. 1973), notamment ceux des manuels (Ricklefs 1979:242, Krebs 1994:245, Begon et al. 2006:31), aient forcé la distinction entre le concept de Grinnell et celui d’Elton, en les renommant respectivement « niche d’habitat » et « niche fonctionnelle », les deux concept apparai ssent très proches . Si proches, qu’il a pu sembler discutable qu’ils aient été formulés indépendamment (Schoener 1986:88). Le mot « niche » est d’ailleurs utilisé par des conte mporains en écologie animale dans un sens semblable à celui . En écologie végétale, des concepts proches mais habillés souvent d’une terminologie différente sont développés dans des travaux qui précèdent de plusieurs dizaines d’années des études similaires sur la niche , mais qui seront par la suite ignorés par les écologistes (Chase & Leibold 2003).
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Table des matières
Introduction
1. Histoire du concept de niche
1.1 Le concept avant la lettre
1.2 Grinnell et Elton, la nucléation du concept
1.3 George Hutchinson et le principe d’exclusion compétitive
1.4 L’âge d’or : la théorie de la niche
1.5 Les années 1980 : le déclin
1.6 Chase et Leibold, la rénovation
1.7 La théorie de la construction de niche et la niche des cellules souches
2. Le concept de niche et les théories de la coexistence
3 La théorie neutraliste et son bouquet de controverses
3.1 La théorie neutre avant la lettre
3.2 Caractéristiques des modèles neutres
3.3 Domaine de performance de la théorie neutre
3.3.1 Qualité des hypothèses
3.3.2 Qualité des prédictions
3.4 Nature de l’opposition entre théorie neutre et théorie de la niche
3.4.1 Statut de la stochasticité
3.4.2 La théorie neutre : une hypothèse nulle ?
3.4.3 Dimensionnalité des modèles
4 Conclusions
4.1 Acceptions du concept
4.2 Niche et neutralité
Conclusion
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