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L’expérience ordinaire du suivi médical de l’infection à VIH à Kayes
La question à l’origine de cette recherche renouvelle un « vieux problème de santé publique » (Desclaux, 2001 : 57). Savoir comment, dans quelle proportion et jusqu’à quel point les patients suivent un traitement médicamenteux ou encore pourquoi certains individus ne s’en tiennent pas au strict respect des prescriptions médicales sont des questions constamment remises en chantier par les disciplines médicales et les sciences sociales depuis la fin des années 1950. Les travaux de recherche émergent en plus grand nombre depuis les années 1980 suite à la recrudescence des maladies chroniques (Cognet et al., 2010). La question est couramment abordée par les professionnels de la santé et dans la littérature en termes d’ « observance thérapeutique » (Ankri et al., 1995).
Depuis la fin des années 1990, l’avènement des traitements antirétroviraux réitère cette problématique avec une acuité particulière. L’infection à VIH exige un traitement continu, au long cours, qui nécessite d’être pris très régulièrement (Paterson et al., 2000). Cette exigence prend une résonance particulière dans le contexte du VIH eu égard au caractère chronique mais létal de l’infection et de la nécessité d’un traitement lourd et compliqué pour une maladie souvent asymptomatique pour laquelle seuls les bilans biologiques permettent de révéler l’évolution du virus dans le corps.
Dans ce contexte, les recherches visant à mesurer et identifier les facteurs explicatifs d’inobservance se sont largement développées. Essentiellement quantitatives, elles attestent de l’importance du phénomène et de l’hétérogénéité des facteurs associés. Cependant, ces travaux ne prennent en compte ni le contexte de production de ces comportements, ni l’expérience et le point de vue des PVVIH. Un constat similaire peut être fait des analyses sur les PVVIH dites « perdues de vue » qui se développent dans les années 2000. Le manque de données qualitatives, particulièrement dans le contexte des pays du Sud, amoindrit considérablement la compréhension du phénomène.
Les recherches montrent en effet que ni les menaces directes de dégradation de l’état de santé voire de mort, ni la transmission de connaissances ne suffisent à modifier durablement les comportements en matière de santé. De toute évidence, les comportements des individus « qui devraient s’imposer au nom d’une évidente rationalité de la santé publique se heurtent aux cadres de l’expérience sociale et culturelle des individus »
Les recherches en anthropologie médicale sur les comportements thérapeutiques des personnes atteintes d’une maladie chronique montrent que les comportements des malades échappant aux normes médicales obéissent à d’autres logiques, non réductibles à la rationalité médicale (Herzlich et Pierret, 1984). La coexistence et la confrontation de plusieurs logiques présidant aux conduites thérapeutiques des individus a été mise en évidence, la logique thérapeutique n’en étant qu’une parmi d’autres (Fainzang, 1997). Ces résultats permettent de postuler que les comportements des PVVIH vis-à-vis de leurs prescriptions médicales, loin de relever d’attitudes irrationnelles, émergent de logiques plurielles.
Identifier les facteurs explicatifs
Afin d’identifier les facteurs de risques associés à l’inobservance des PVVIH, des études quantitatives privilégiant une approche « prédictive » du phénomène ont été développées. Prédominante dans les disciplines biomédicales, cette approche vise à identifier les facteurs prédictifs d’inobservance chez certains patients afin d’en réduire l’impact et de renforcer ceux qui, au contraire, peuvent faciliter un suivi adéquat des prescriptions médicales. Pour ce faire, des corrélations statistiques entre des facteurs préalablement identifiés et le phénomène étudié, sont établis. Les auteurs privilégiant cette approche soulignent l’hétérogénéité des variables associées à l’inobservance des PVVIH.
Si certaines recherches ont montré que l’inobservance est plus souvent associée à un âge jeune, au sexe masculin, à un statut socio-économique bas, à une consommation d’alcool ou de drogue, au stress ou à des tendances dépressives, d’autres ont relevé des résultats incohérents, voire traduisant des corrélations opposées (Ammassari et al., 2002 ; Carrieri et al., 2003). De même que dans d’autres pathologies chroniques, aucune corrélation significative n’a pu être établie entre l’observance des traitements et les variables sociodémographiques classiques ou les styles de vie (ANRS, 2001). Si des éléments peuvent être associés à une « bonne » ou « mauvaise » observance, ils ne peuvent être que d’ordre ponctuel, situationnel et individuel. Toute recherche de relations causales unidirectionnelles s’avère donc vaine. Il n’existe pas de profil de PVVIH inobservants.
La recherche des facteurs explicatifs a toutefois conduit à l’élaboration de listes de facteurs isolés (Gordillo et al., 1999 ; Mehta et al., 1997). Trois types de facteurs sont ainsi couramment distingués (Chesney, 2000 ; Wright, 2000). Les facteurs liés :
aux patients : situation socioéconomique, état psychologique, entourage social, représentations du traitement, etc. ;
aux traitements et/ou à la maladie : état de santé, degré de gravité, symptomatologie, effets secondaires, contraintes horaires, etc. ;
à l’équipe et au système médical : information au patient, relation de soin, etc.
Les facteurs liés au patient, à la maladie et aux traitements sont les plus documentés, au risque de voir parfois les patients considérés d’une part comme seuls patients « comme si la maladie envahissait totalement l’univers temporel et psychologique des malades et comme si leurs conduites vis-à-vis des médicaments constituaient un élément clos, isolé du reste de leur vie quotidienne » (Ankri et al., 1995 : 438). D’autre part, faute de prendre en compte les aspects environnementaux, relationnels et sociaux, qui peuvent influencer les conduites thérapeutiques des PVVIH, les patients tendent à être pointés comme étant seuls responsables, voire coupables, de leurs difficultés d’observance1 (Wright, 2000).
Les limites de cette approche prédictive de l’observance ont été largement documentée dans la littérature (Moatti et al., 2000). Sans en fournir une liste exhaustive, j’attirerai l’attention sur la vision parcellaire de l’observance qui en résulte. En ne prenant en compte ni la dimension temporelle et évolutive des comportements humains, ni la synergie des éléments identifiés, cette approche contribue à une vision statique et morcelée du fondement des conduites thérapeutiques des individus.
La remise en cause de cette approche « prédictive » par les chercheurs en sciences sociales a conduit au développement d’une approche compréhensive, dite « empathique » (Moatti et al., 2000 ; Chesney et al., 2000), centrée sur l’expérience subjective des traitements et de la maladie, vécue et perçue par les patients (Pierret, 2001b). Les travaux montrent que loin d’être déterminée de façon mécanique et univoque, l’observance est un phénomène multifactoriel, se modulant au cours du temps en fonction du vécu au long cours du traitement (Spire et al., 2002). Les études longitudinales, intégrant le caractère évolutif des conduites des individus ont dès lors été privilégiées. Certains auteurs, sans nécessairement se focaliser sur l’observance, se sont efforcés de comprendre l’expérience des individus en prenant en compte le rapport des individus aux traitements et à la maladie (Broqua, 1999 ; Pierret, 2001b). À ce titre, je soulignerai le travail novateur de J. Pierret sur l’évolution de la place du traitement antirétroviral dans la vie quotidienne des PVVIH, réalisé à partir de la cohorte APROCO. L’auteure rompt avec les études préalables des déterminants de l’observance en réinscrivant les conduites thérapeutiques des PVVIH dans l’existence personnelle et sociale des individus. Elle propose une analyse du processus d’intégration du traitement dans la vie quotidienne des individus en termes d’ « acceptation » et d’ « appropriation » (Pierret, 2001b).
Ces travaux, en mettant en exergue la dynamique des comportements d’observance, la pluralité et l’hétérogénéité des facteurs qui y sont associés, ont permis « d’écarter les hypothèses mécanistes, simplificatrices qui voudraient prédire et contrôler de manière stable et définitive le rôle de facteurs isolés sur les comportements d’observance » (Morin, 2001 : 17). La complexité du phénomène ainsi attestée incite à « démédicaliser » la question de l’observance, c’est-à-dire à la décentrer du seul domaine médical dans lequel elle a émergé ainsi qu’à documenter les dimensions subjectives des conduites thérapeutiques des PVVIH.
Les données ainsi produites ont favorisé la mise en place d’interventions telle que des actions de sensibilisation, des consultations d’aide à l’observance, ou des dispositifs d’éducation à la santé visant à améliorer l’observance des PVVIH (Morin, 2001). Basées sur une approche socio-comportementale de l’observance, ces interventions sont supposées entraîner une modification des comportements des PVVIH dans le sens d’un respect des prescriptions médicales via une amélioration de la connaissance des traitements et de la maladie et/ou la promotion de l’observance aux ARV. Essentiellement centrées sur les patients, elles tendent à occulter les circonstances dans lesquelles les comportements d’inobservance aux ARV se produisent. En dépit de cette approche individuelle de l’observance, ces interventions ont favorisé la constitution d’équipes pluridisciplinaires associant soignants, travailleurs sociaux et acteurs associatifs, témoignant ainsi d’une alliance entre différents acteurs sur la question de l’observance1.
L’expansion des recherches sur l’observance aux ARV consécutive à la mise en exergue de la dimension sanitaire de l’inobservance thérapeutique par les chercheurs biomédicaux, ainsi que la mise en place de réponses pragmatiques aux difficultés d’observance des PVVIH, illustrent une mobilisation collective sur la question témoignant par-là même de la construction d’un problème de santé publique (Gilbert et Henry, 2009). Dans ce contexte, la question de l’observance aux ARV a rapidement été placée au cœur des préoccupations médicales concernant l’éventuelle utilisation de ces traitements dans les pays du Sud et sur le continent africain en particulier.
1996-2001 : L’ACCÈS AUX ARV EN QUESTION EN AFRIQUE SUBSAHARIENNE, L’OBSERVANCE AU CŒUR DE LA POLÉMIQUE
Alors même que les personnes infectées par le VIH bénéficiaient dans les pays du Nord de traitements efficaces, l’accès aux ARV en Afrique subsaharienne connaissait des débuts lents et laborieux. Cette phase de lancement, particulièrement symptomatique des inégalités Nord/Sud, a été marquée d’une part par une controverse amorcée dès 1996 autour de la question de la diffusion des traitements dans les pays du Sud et, d’autre part, par la mise en place à partir de 1997, des premières initiatives d’accès aux ARV dans certains pays, suivie de leur évaluation. Au cœur de ce processus d’accès aux ARV, la question de l’observance a constitué un enjeu politique et une préoccupation majeure des institutions internationales de santé1 et des chercheurs.
D’UN ACCÈS CONTROVERSÉ À UN ACCÈS CONTRÔLÉ
Lorsque l’efficacité des multi-thérapies est présentée en 1996 à la Conférence mondiale sur le sida à Vancouver, l’Afrique subsaharienne – région du monde la plus touchée par l’épidémie2 – semblait paradoxalement peu concernée par la diffusion de ces traitements (Eboko, 2010). Le coût prohibitif des ARV paraissait alors rédhibitoire pour ce continent qui s’est vu d’emblée disqualifié3, la plupart des experts internationaux considérant que l’accès aux ARV ne pouvait être généralisable à grande échelle. Les jalons de la polémique étaient ainsi posés. Plusieurs arguments ont été avancés contre la diffusion des ARV. Certains ont contribué à mettre la question de l’observance au cœur du débat.
Le coût élevé des médicaments a constitué le point d’ancrage des réticences affichées par les institutions internationales telles que l’Unicef, la Banque Mondiale et l’OMS. Le contexte était alors marqué par « l’affirmation abrupte d’une incapacité des économies nationales comme familiales à supporter le coût de ces traitements. Avec, en filigrane, l’idée que celle-ci se manifeste par l’impossibilité des malades à obtenir des traitements dont ils devraient bénéficier » (Vidal, 2010 : 44) et, par voie de conséquence, par une impossibilité pour eux de s’astreindre à une observance optimale.
Ont été par ailleurs mentionnés l’absence d’infrastructures médicales et pharmaceutiques adaptées ainsi que le manque de personnel médical formé ou encore l’insuffisance des connaissances sur l’efficacité des traitements ARV sur le long terme et la complexité de ces thérapeutiques. La question de la capacité du système de soin et des soignants à assurer une prise en charge de qualité était ainsi posée de façon sous-jacente et, avec elle, celle de fournir les conditions d’une observance thérapeutique adaptée.
Par ailleurs, de graves problèmes de santé publique, au premier rang desquels les risques d’inobservance perçus a priori, ont généré l’inquiétude de certains cliniciens. Épidémiologistes et virologues ont en effet évoqué le risque important d’apparition de résistances virales du fait de difficultés d’observance. A. Desclaux explique ainsi que « les discours des institutions du Nord justifiant de la « prudence » dans la distribution des antirétroviraux au Sud mettaient en doute les capacités des Africains, dans leur contexte culturel, à respecter un traitement au long cours avec des prises médicamenteuses à heures fixes ». L’auteure mentionne également « la crainte [des institutions internationales] que les patients ne partagent leur traitement, ou qu’ils rencontrent quelques difficultés à l’insérer dans leurs activités quotidiennes soumises plus qu’ailleurs au regard de la famille élargie et de l’entourage dans un contexte où le sida est toujours une maladie stigmatisée » (Desclaux, 2003b : 43-44). L’impact des représentations associées au sida, notamment les modèles explicatifs favorisant des interprétations relatives à la sorcellerie, limiteraient également l’intérêt des patients pour des traitements médicamenteux. Enfin, le faible niveau d’instruction des populations, l’illettrisme, la gestion peu rigoureuse du temps et le contexte de pauvreté, ont été pointés comme autant d’obstacles à l’observance. Les préjugés culturalistes manifestes dont regorgent ces arguments ont réactivé un certain nombre de stéréotypes et laissé présager d’une discrimination à l’égard de ces patients.
La question de l’observance thérapeutique a ainsi cristallisé certaines craintes au caractère fantasmatique, aucune n’étant validée par l’usage. Elle a été avancée comme l’une des objections majeures à la diffusion des ARV, prenant ainsi une dimension éminemment politique. Simultanément, la prévention et le traitement des maladies opportunistes ont été pointés comme étant davantage « coût-efficaces » que la diffusion des ARV dans les pays du Sud (Ainsworth et al., 2000). L’ensemble des arguments ainsi invoqué a conduit à un consensus international (Commission Européenne, Banque Mondiale, OMS) qui s’est traduit par « la poursuite de la voie ouverte par les trithérapies dans les pays du Nord et la concentration des interventions sur la prévention de la transmission sans que soit envisagée la prise en charge thérapeutique dans les pays du Sud » (Taverne, 2008 : 89). Si elle guidait alors les financements d’institutions internationales focalisés sur la prévention, cette « double orientation » a toutefois été immédiatement combattue par les associations.
Dès 1996, un courant associatif et politique s’est élevé en faveur de la diffusion des ARV dans les pays du Sud. Le caractère « moralement intolérable » du refus de faire bénéficier les patients de traitements qui ont montré leur efficacité ailleurs, a été dénoncé. Un engagement s’est manifesté sur le continent africain autour de plusieurs évènements :
En septembre 1997, l’organisation d’une consultation scientifique internationale à Dakar a permis de définir les pré-requis à la diffusion des traitements ARV au Sud et de préciser les protocoles thérapeutiques optimaux.
En décembre 1997, au cours de la conférence internationale sur le VIH/SIDA et les Maladies Sexuellement Transmissibles (MST) à Abidjan, certains chefs d’Etat occidentaux ont apporté leur appui politique à l’accès aux ARV dans les pays du Sud et annoncé la mise en œuvre prochaine de programmes de traitements ARV dans plusieurs pays. B. Kouchner (alors Ministre de la Santé en France) a lancé le Fonds de Solidarité thérapeutique internationale (FSTI) pour financer ces programmes.
Nord et du Sud ont interpellé l’ensemble des Etats présents pour un investissement accru dans l’accès aux soins.
En dépit du « scepticisme international » (Ndoye et al., 2002), ces initiatives et la mobilisation de divers groupes sociaux ont contribué à la mise en place d’un accès limité et étroitement contrôlé aux ARV dans certains pays du Sud. Des initiatives pilotes ont été lancées en 1997 en Ouganda et en Côte d’Ivoire à l’initiative de l’ONUSIDA* et en 1998 au Sénégal à l’initiative de l’Etat1. Les initiatives mises en place en Côte d’Ivoire et au Sénégal retiendront ici plus particulièrement l’attention.
Particularité du contexte africain : les difficultés d’accès aux soins
Si certains motifs d’inobservance identifiés dans le cadre de l’évaluation des initiatives d’accès aux ARV sont similaires à ceux identifiés dans les pays du Nord – effets secondaires, toxicité, oubli, etc. – certaines spécificités sont toutefois à souligner.
Par exemple, l’étude réalisée au Sénégal dans le cadre de l’ISAARV a mis en évidence les difficultés d’accès aux soins et les absences du médecin au rendez-vous pour la prescription mensuelle ainsi que l’incapacité des PVVIH à respecter des rendez-vous pour des raisons professionnelles (Sow et Desclaux, 2002). Le coût des traitements et les ruptures de stock de traitements à la pharmacie ont quant à eux été identifiés tant en Côte d’Ivoire qu’au Sénégal comme des facteurs d’inobservance majeurs (Lanièce et al., 2002 ; Sow et Desclaux, 2002 ; Msellati et al., 2001).
En effet, dans le cadre de l’ISAARV, entre 1999 et 2001, le facteur économique s’est avéré le principal déterminant d’inobservance parmi les PVVIH suivies. La valeur moyenne de l’observance est passée de 83 % en 1999 à 90 % en 2000, suite à la réduction de la participation des patients au coût des traitements1. De même, les comparaisons effectuées entre les patients inclus dans des essais thérapeutiques – pour qui le coût du traitement à charge était nul – et ceux, non inclus, qui contribuaient au coût, montrent une observance moyenne plus basse (97 % versus 87 %) chez les patients s’acquittant des participations les plus élevées (Lanièce et al., 2002). L’observance est donc associée à un moindre coût des traitements, confirmant ainsi les résultats obtenus dans d’autres contextes africains tels que la Côte d’Ivoire (Eholié et al., 2006). L’impact négatif du paiement des médicaments et des soins sur l’observance a ainsi été démontré. Ces données ont contribué à une mobilisation dès 2001 des associations de PVVIH pour la gratuité des traitements ARV.
Les analyses conduites en Côte d’Ivoire auprès de patients qui bénéficiaient d’un traitement subventionné et pris en charge dans le système sanitaire public à Abidjan ont mis l’accent sur les difficultés à instaurer un programme qui remplissait les conditions de disponibilité et de soutien nécessaire à l’observance. Les ruptures de stocks liées à des difficultés de gestion, à des procédures de financement ou de trésorerie lentes et complexes ont été identifiées comme obstacle majeur à l’observance (Msellati et al., 2001).
Les expériences de Dakar et d’Abidjan ont montré que les difficultés d’observance concernent non pas seulement les patients (leurs perceptions, leurs attitudes, etc.) mais le dispositif de soin. Elles ont conduit à relativiser la place des différences culturelles dans l’approche de l’observance (Desclaux, 2001)2 et à mettre en lien les difficultés décrites avec les critères et les modalités d’accès aux programmes de soins. Ces résultats ont ensuite été confirmés dans une recherche anthropologique conduite en Côte d’Ivoire (Delaunay et Vidal, 2002). A. Desclaux incite quant à elle à une « relecture de l’observance accordant une attention spécifique à ces déterminants institutionnels qui recouvrent de nombreux éléments organisationnels incluant notamment le système d’approvisionnement en médicaments, le fonctionnement des services, les modalités de suivi des patients » (Desclaux, 2003 : 45).
2006-2008 : DE LA CHRONICISATION DE L’INFECTION À L’ÉMERGENCE DE LA QUESTION DES « PERDUS DE VUE » ET DE LA RÉTENTION
A la fin des années 1990 dans les pays du Nord et dans le courant des années 2000 en Afrique subsaharienne, la prise en charge de l’infection à VIH est devenue « celle d’une maladie au long cours sous traitement » (Delfraissy, 2004 : 1). Elle exige un suivi médical régulier et durable des patients sans lequel aucune prescription médicamenteuse n’est envisageable. Dès lors, la question des ruptures de suivi médical des PVIIH a émergé. Abordée par les épidémiologistes puis les cliniciens à travers la catégorie des patients
perdus de vue » et, plus récemment, via la « rétention » des patients dans le circuit de soin, cette question est apparue dans les pays du Nord puis du Sud dans des temporalités et des contextes certes différents, mais de façon quasiment analogue. Je centrerai ici l’attention sur le contexte de l’Afrique subsaharienne. J’exposerai au préalable l’évolution du contexte thérapeutique.
VERS UN ACCÈS UNIVERSEL ET GRATUIT AUX ARV
En juin 2006, lors de la seconde session de l’Assemblée générale des Etats membres des Nations Unies, ces derniers ont adopté l’objectif d’ « accès universel à la prévention, la prise en charge et le traitement ARV » à l’échéance 2010 (UNGASS, 2006). Le sommet du G8 réuni la même année est allé encore plus loin en affirmant la gratuité des médicaments pour tous. Dès lors, la gratuité des soins et des médicaments figurait comme un pilier de la stratégie de santé publique de l’OMS contre le VIH dans les pays à ressources limitées. S’est ainsi opérée « une véritable révolution » puisqu’on est passé entre 1996 et 2006 « de l’idée que fournir les pays pauvres en ARV est impossible à la recommandation finale émise par l’OMS qui demande que les traitements et les soins soient fournis gratuitement pour tous » (Taverne, 2008 : 90). Le défi lancé s’avérait toutefois de taille.
Fin 2008 en Afrique subsaharienne, près de 3 millions de patients bénéficiaient d’un traitement ARV, contre 1,3 millions en 2006, soit près du triple en trois ans (WHO, 2008). Le Graphique 2 illustre ce phénomène de « massification de l’accès aux ARV » (Nguyen, 2010).
L’inscription de la maladie dans la durée
Le terme de « maladie chronique » renvoie à des affections très diverses (asthme, sclérose en plaque, diabète…) qui ont pour point commun de pouvoir être contrôlées, voire stabilisées par la médecine mais non guéries. Elles se caractérisent par leur irréversibilité et l’imprévisibilité de leur évolution (Baszanger, 1986). Les soins dispensés dans ce type d’affections permettent de maintenir la personne en vie et de la faire vivre le plus normalement possible. « Au modèle ‘symptômes-diagnostic-traitement-guérison’ [qui caractérise le traitement des maladies aigues] se substitue un schéma ouvert et incertain face à un savoir médical souvent en cours de constitution et évolutif » (Pierret, 1997 : 98). Les PVVIH ayant accès aux traitements ARV connaissent ainsi, pour la plupart, une prolongation de la phase « asymptomatique » de la maladie ainsi qu’une alternance entre des phases aigues et des périodes d’accalmie. Elles entretiennent par conséquent un contact étroit et régulier avec le monde médical tout en maintenant leurs activités sociales ordinaires.
L’augmentation significative de l’espérance de vie des personnes traitées, le nombre croissant de PVVIH ou encore la diminution du nombre de décès liés au VIH, particulièrement visibles dans les pays du Nord1 et néanmoins avérés au Sud, témoignent de cette chronicisation de l’infection. La figure qui suit (Figure 3) illustre la diminution du nombre de décès liés au sida dans le contexte particulier de l’Afrique subsaharienne entre 1990 et 2009.
Un indicateur de ruptures de suivi médical
Témoin a priori d’une rupture de suivi médical, la « perte de vue » des PVVIH compromet toute possibilité pour les équipes soignantes de renouveler les prescriptions médicamenteuses. Elle se solde a priori par une rupture de traitement. Elle est ainsi associée, au même titre que l’inobservance des PVVIH, à un risque accru de morbidité et de mortalité (Brinkhof et al., 2009 ; Fox et Rosen, 2010) ainsi que, faute de traitement maintenant une charge virale indétectable, à un risque accru de transmission du virus (WHO, 2011). Elle peut alors être considérée comme la phase aigüe de l’inobservance thérapeutique1. Les enjeux de santé publique qu’elle revêt contribuent à faire de cette question une préoccupation majeure des cliniciens confrontés dans leurs pratiques professionnelles à l’absence récurrente de certains patients en consultation qui sont a priori autant de PVVIH laissées sans soins. La notion de « perdu de vue » est ainsi désormais couramment utilisée par l’ensemble des professionnels de santé dans leurs pratiques quotidiennes pour désigner les patients qui ne viennent plus en consultation. Cette catégorie est ainsi « sortie » du seul domaine de l’épidémiologie et a fait l’objet d’une réappropriation par les cliniciens.
La perception des risques pour la santé associés à la « perte de vue » des PVVIH ainsi que les enjeux d’ordre programmatique ont contribué au développement des études visant à expliquer la « sortie » des patients du dispositif du suivi. Ils ont par ailleurs incité certains professionnels et acteurs de santé2 à mettre en place, en collaboration avec des acteurs associatifs, des stratégies visant à favoriser le retour des patients dans le système de soin telles que la recherche active des « perdus de vue » (Lurton, 2008). Des informations concernant certains individus « perdus de vues » peuvent ainsi être apportées et les bases de données complétées. Les PVVIH retrouvées peuvent ainsi être comptabilisées dans les programmes de prise en charge, favorisant ainsi la performance des systèmes d’informations.
Les PVVIH « perdues de vue » : mesure et explications
Les recherches sur les « perdus de vue » émergent dans les pays du Nord à partir de 2003 et, dans les pays d’Afrique subsaharienne à partir de 2007. Elles y sont conduites essentiellement dans des pays à forte prévalence. La « perte de vue » des PVVIH est considérée en tant qu’obstacle à l’évaluation et au succès des programmes de prise en charge. Les recherches visent à évaluer le phénomène (Rosen et al., 2007), à déterminer le statut vital des individus concernés (Lawn et al. 2006 ; Brinkhof et al., 2008), ou encore à identifier des facteurs explicatifs du phénomène (Geng et al., 2009). La comparaison des résultats se heurte toutefois à l’hétérogénéité des définitions attribuées initialement à la « perte de vue » selon les contextes. Certaines études considèrent « perdus de vue » les patients qui ne se sont pas rendus en consultation trois mois après la date initialement prévue, tandis que d’autres utilisent des définitions variant de un à six mois d’absence (Rosen et al., 2007). La « perte de vue » des PVVIH est également couramment évaluée à travers la mesure du taux d’ « attrition » des patients au cours du suivi (Encadré 6 La mesure des « perdus de vue » via le taux d’ « attrition »Encadré 6).
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Table des matières
REMARQUES PRÉLIMINAIRES
SIGLES
INTRODUCTION GÉNÉRALE
Première partie Objectivation du processus de recherche
CHAPITRE 1 LES RUPTURES DE SUIVI MÉDICAL DES PVVIH : HISTORIQUE DE LA PROBLÉMATIQUE
1.1 1996 : l’avènement de nouvelles thérapeutiques au Nord ou l’émergence de la
question de l’observance aux ARV
1.2 1996-2001 : L’accès aux ARV en question en Afrique subsaharienne, l’observance au cœur de la polémique
1.3 2001-2005 : L’extension de l’accès aux ARV en Afrique subsaharienne
1.4 2006-2008 : de la chronicisation de l’infection à l’émergence de la question des « perdus de vue » et de la rétention
Conclusion du chapitre 1
CHAPITRE 2 CONSTRUCTION DE L’OBJET D’ÉTUDE
2.1 La demande initiale : enjeux épistémologiques et positionnement
2.2 Enjeux terminologiques et idéologiques : analyse critique des catégories
2.3 Des enjeux méthodologiques et éthiques de la recherche au choix de la population d’étude
2.4 Ancrage théorique et élaboration de la problématique
Conclusion du chapitre 2
CHAPITRE 3 LE DISPOSITIF D’ENQUÊTE : PRATIQUES ET POLITIQUES DE TERRAIN
3.1 Le recrutement de la population d’étude
3.2 L’enquête ethnographique
Conclusion du chapitre 3
Seconde partie analyse des conditions de production de ruptures de suivi
CHAPITRE 4 DE L’EXPÉRIENCE QUOTIDIENNE DE LA MALADIE AU TRAVAIL DE GESTION DU SUIVI MÉDICAL
4.1 L’articulation des contraintes du suivi médical et celles de l’environnement économique et social
4.2 des tensions entre des systèmes de référence contradictoires
Conclusion du chapitre 4
CHAPITRE 5 LA NÉGOCIATION DES SOINS LES INTERACTIONS SOIGNANTS-SOIGNÉS
5.1 Ethnographie des consultations médicales
5.2 Le manque de dialogue
Conclusion du chapitre 5
CHAPITRE 6 LA GESTION DU RETOUR DES PVVIH EN CONSULTATION
6.1 La consultation de retour ou la mise en place d’un processus d’étiquetage des PVVIH
6.2 Des discours fondés sur l’affirmation de l’autorité
6.3 Améliorer l’observance et la continuité du suivi : des pratiques aux effets contrastés
Conclusion du chapitre 6
CHAPITRE 7 L’ORGANISATION DES SOINS OU LA PRODUCTION STRUCTURELLE DES RUPTURES DE SUIVI
7.1 Ethnographie du parcours de soin des PVVIH
7.2 L’organisation des soins à l’épreuve des contraintes structurelles
Conclusion chapitre 7
CONCLUSION
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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