Machiavel et l’apologie de la nécessité
L’approche machiavélienne de la nécessité
De prime abord, nous avons choisis deux sortes de nécessité afin de mieux préciser notre pensée. D’une part, il y a une nécessité endogène et d’autre part une qui est exogène. La première s’inscrit dans l’action ; elle est une nécessité pratique et pragmatique puisqu’elle offre à l’homme d’état toute la latitude de dérouler sa feuille de route sans aucune entrave .Cette nécessité permet à celui-ci d’imprimer sa touche personnelle et du coup engage sa responsabilité entière du gouvernant. C’est pour dire que dans celle-ci, le politique peut se targuer d’agir sans coercition interne. Par contre la seconde est liée à la fortuna. Dans celle-ci l’homme d’état entreprend une lutte farouche pour venir à bout de cette partie obscure de la fortuna. Nous pouvons affirmer, en accord avec Machiavel, que la Fortuna détermine une moitié de nos actions. Cette emprise pourrait nous porter préjudice si nous ne parvenons pas à la dompter. Du reste, l’homme d’état ne doit pas subir le diktat de cette force obscure; il doit dans les limites de ses possibilités essayer d’endiguer cette nébuleuse afin qu’il soit maître de ses actes. Il faudrait que notre libre-arbitre soit manifeste pour que nous n’ayons pas d’alibi qui pourrait nous disculper. Cette mise au point faite, nous pouvons affirmer sans ambages que la nécessité qui prime dans notre analyse est celle qui offre une multitude de possibilités à l’homme d’état, à savoir la nécessité endogène. Il urge de souligner que l’invocation permanente de la nécessité par Machiavel montre l’attention qu’il accorde à ce vocable .
Avec Machiavel, la nécessité est au service du politique qui l’adopte et en assume la responsabilité. Cet ancrage du florentin à la nécessité n’est pas fortuit à en croire Pierre MANENT : « Ce n’est pas la nécessité qui contraint Machiavel à vouloir la nécessité, c’est un choix intellectuel » Ce choix atteste la liberté que Machiavel voudrait par rapport à la nécessité. Machiavel souligne dans les DISCOURS que les hommes sages doivent tirer un mérite de ce que la nécessité les contraint de faire. Tout se passe comme si une gestion pragmatique et réaliste s’imposer face à la nécessité, car l’homme d’état devrait l’utiliser à bon escient afin d’en tirer pour son compte et pour celui du peuple le maximum de profits. C’est comme si Machiavel voulait nous faire savoir que la grandeur et la probité d’un homme d’état se dévoilent à l’aune de son attitude face à la nécessité. C’est la raison pour laquelle les destinées d’un peuple ne devraient pas être confiées à un groupuscule de citoyens aux ambitions douteuses. Tout compte fait, la nécessité demeure plus que jamais au cœur de toute entreprise politique.
Les moyens de gouvernement considérés comme machiavéliques ont été employés dès la plus haute antiquité. Machiavel faisant allusion aux états nouvellement conquis, écrit dans LE PRINCE : « ….. Pour le posséder en toute sécurité, il suffit d’avoir éteint la lignée du Prince qui leur commandait, …. »
Or Romulus, le fondateur de Rome tua son propre frère Rémus pour demeurer le seul maître de la nouvelle ville. A propos de l’assassinat de Tarquin l’Ancien, Machiavel affirme qu’un Prince « … ne sera jamais en sûreté sur le trône tant qu’il laissera vivre ceux qui en ont été dépouillés, … » Stanistos de chypre, le poète, qui vivait au VIIème siècle avant Jésus-Christ exprimait la même idée en disant en substance que c’est une sottise de laisser la vie aux fils, après avoir tué leur père. Pour parer à toute catégorisation de ce concept en l’identifiant de facto à la violence, nous devons de prime abord préciser que la nécessité de l’Etat ne rime pas toujours avec la violence. L’usage de la violence ne devrait être que l’ultime recours. Ces exemples sont une parfaite illustration que, l’invocation de la nécessité au nom de l’Etat ne date pas d’aujourd’hui. Elle a été toujours présente dans le champ politique jadis et elle reste plus que jamais de mise dans nos temps modernes. L’intérêt témoigné par les écrivains politiques à Machiavel vient de ce qu’il a répandu dans les temps modernes, cette notion qui est communément appelée la nécessité de l’Etat, même s’il n’est pas le père de celle-ci.
Ne pas s’éloigner au bien s’il peut mais savoir entrer en mal s’il y a nécessité » Telle est la directive de Machiavel à l’endroit de l’homme d’état qui a les reines du pouvoir. Cela ne voudrait pas dire créer de toute pièce une nécessité fantaisiste taillée à la mesure de ses intérêts privés. Même si l’homme d’état ne doit pas se sentir tenu par l’obligation de rester moral(ne pas mentir, tenir sa parole, ne pas user de la violence), mais inversement il ne saurait professer et manifester un mépris à l’égard de la religion, mais il doit utiliser celle-ci à son profit. Force est de constater, qu’il y a quand bien même une proximité dangereuse entre nécessité de l’Etat et la raison d’Etat. Elles sont toutes deux une invocation pour cautionner une action donnée qu’elle soit justifiée ou non. Mais à notre sens la nécessité de l’Etat a une marge de tolérance beaucoup plus large que la raison d’Etat, dans la mesure où cette dernière ordonne à l’homme au pouvoir d’agir vite par delà bien et mal puisque l’urgence de l’heure recommande une intervention musclée pour résoudre la situation actuelle. Alors que la nécessité de l’Etat peut différer momentanément l’usage de la violence afin d’épuiser tous les moyens de recours pacifiques pour éviter toute effusion de sang. Mais s’il n’y a pas moyen d’y arriver, la violence devient l’ultime recours pour ainsi dire. « La raison d’Etat – l’expression date du XVIème siècle – est la nécessité pour les hommes de gouvernement de prendre les moyens propres à assurer la continuité du pouvoir et dans les périodes de crise, le salut de l’Etat. » .
Nous pouvons citer quelques cas où les gouvernants ont invoqué la raison d’Etat pour créer un environnement politique favorable à l’Etat. François 1er, prisonnier de Charles Quint après le désastre de Pavie, remettra en cause, au nom de la raison d’Etat, les clauses du Traité de Madrid qu’il avait signé pour recouvrer la liberté. Elle a été invoquée par ELISABETH d’Angleterre quand elle fit exécuter en 1587, sa cousine Marie Stuart, qui était reine d’Ecosse et reine de France. En 1588 lors de l’assassinat au château de Blois, sur l’ordre d’Henri III, d’Henri de Lorraine, duc de Guise, qu’on surnommait le Balafré, la raison d’Etat avait été invoquée. Elle l’a été encore par Philippe II, roi d’Espagne, quand il fit disparaître son fils Don Carlos. On a voulu justifier le massacre de la Saint-Barthélemy en 1572, par la raison d’Etat et, un siècle plus tard en 1685, la révocation de l’Etat de Nantes. Au siècle dernier précisément en 1942 à AUSCHVITZ – BIRKENAU, Adolf Hitler avait ordonné l’extermination de neuf cent soixante mille juifs, soixantedix mille polonais, vingt et un mille tsiganes, quinze mille prisonniers de guerres soviétiques et dix milles détenus d’autres nationalités tchèques, yougoslaves, allemands, français… au nom de la nécessité de l’Etat ; car avant de les mettre à la disposition des fours crématoires, les soldats d’Hitler faisaient un tri et prenaient les hommes valides et le reste devenait la matière première des fours. Et même en ce XXIème siècle, elle est toujours d’actualité. Nous en voulons pour illustration, l’invasion militaire des Etats-Unis en Irak, pour préserver disent-ils la paix mondiale.
Il urge dès lors de définir et de préciser ce qui est nécessité de l’Etat et ce qu’elle ne l’est pas, parce qu’elle peut être sujette à toutes sortes de dérives. Est nécessaire ce qui ne peut pas ne pas être, autrement dit ce dont la négation est impossible. Cette définition logique caractérise ce que l’on appelle la nécessité absolue. A ce titre, le nécessaire s’oppose non seulement à ce qui est problématique, mais aussi à ce qui existe purement et simplement (qui est assertorique).
Une action nécessaire, n’énonce pas ce qui est, mais ce qui doit être. Pour Machiavel, la nécessité est un processus inéluctable, mais son soubassement devrait être l’Etat et sa finalité le salut public. Par conséquent ce qui permet de légitimer une nécessité c’est sa finalité. Si elle vise le salut, l’Etat ou l’intérêt commun c’est-à-dire si elle est invoquée par l’Etat et pour l’Etat. « Ce n’est la violence qui restaure mais celle qui ruine qu’il faut condamner » Machiavel, loin d’être un admirateur des tyrans, s’inscrivait en faux contre la tyrannie. Si l’usage de la force est inévitable, donc nécessaire ; le florentin ne défend pas pour autant l’exercice de la violence pure. Il est plutôt partisan de la violence mesurée, calculée. La conception machiavélienne de la nécessité réside sans conteste dans son point de chute pour ainsi dire. La nécessité doit être paraphée par l’Etat ou un représentant de l’Etat ayant comme lettre de mission le salut public. Dans la foulée, nous allons devoir ouvrir une brèche nous permettant de définir les concepts comme moralisation, le politique moraliste et le moraliste politique. Nous entendons par moralisation, le fait de rendre morale une action. Et par extension, c’est déceler une empreinte morale dans une action dictée par la nécessité.
Nous faisons ici allusion à la morale qui vise l’efficacité pratique différente de la morale ordinaire. Sur ce nous allons invoquer ce que Pascal disait en substance, la vraie morale se moque de la morale. A notre sens la vraie morale c’est la morale pratique axée sur le bien général. Et la morale dont elle se moque n’est rien d’autre que l’ensemble des règles de conduite de la morale traditionnelle c’est-à-dire judéo-chrétienne.
Nous entendons par politique moraliste, un homme d’Etat qui n’admet d’autres principes que ceux exigés par la morale. Autrement dit il prône un respect scrupuleux des règles édictées par la morale. Par contre un moraliste politique est celui qui se forge une morale d’après les intérêts de l’Etat, c’est-à-dire celui qui considère comme morale toute action qui épouse les préoccupations du peuple, le bien commun pour ainsi dire. Ce concept de moralisation contribue à entretenir une profonde suspicion autour de celui-ci susceptible de légitimer des dérives qui peuvent engendrer non seulement l’échec d’une quête de stabilité et de sécurité au sein de l’Etat, mais surtout le déclenchement d’une guerre fratricide. Faudrait-il tirer la sonnette d’alarme pour circonscrire le champ d’action de ce concept et qui plus est de définir ses prérogatives. Dans ce monde qui n’est plus gouverné par la transcendance par le biais du décret divin, la référence à la morale judéo-chrétienne n’est plus de mise car Machiavel procède à un travestissement de la morale traditionnelle en une morale qui n’a de répondant réel que dans la sphère politique. En d’autres termes, il forge une morale politique. La notion de la nécessité de l’Etat apparaît dans un contexte de guerres d’invasion et d’effervescence de l’action, temps de grands déséquilibres et de mobilité des frontières sociales et de l’établissement d’un fossé entre les états en vue de la réalisation du bien commun.
La nécessité de l’Etat est en passe d’être une légitimation de la violence du commandement, comme celle du coup d’Etat de la Saint-Barthélemy. Le traitement de la notion épouse le mouvement historique et immortalise ses temps forts. Elle s’identifie à une politique de conquête, de paix civile et d’équilibre entre les états. Même si la réalisation de celle-ci peut exiger dans certaines circonstances une guerre fratricide désastreuse. C’est seulement à partir de ces points de repères que l’on pourrait comprendre les différents enjeux politiques auxquels le champ du concept de la nécessité de l’Etat est attaché. Avec le déploiement de la nécessité de l’Etat, de ses mystérieux pouvoirs et de ses machinations secrètes, naît une certaine disposition d’esprit ou attitude individuelle et sociale, une nouvelle sensibilité, qui représente une mutation profonde des moeurs de la civilité, c’est-à-dire une reformation de l’homme pollué par la morale traditionnelle.
On assiste à une émancipation des formes dissimulatrices du cadre étatique de la nécessité de l’Etat. Elle est un principe de dérogation par rapport à toutes les normes légales et morales exclusivement en raison de l’intérêt public, et concerne les gouvernants à la différence des gouvernés. L’existence de la nécessité de l’Etat fait disparaître du coup la certitude d’une loi naturelle et divine. L’homme d’Etat conquiert désormais une autonomie de ses initiatives par rapport aux pouvoirs religieux. La nécessité paraît constituer de plus en plus une norme spécifique. Le surgissement de la nécessité de l’Etat signe sans conteste l’acte de naissance de l’Etat moderne. La nécessité de l’Etat est, d’abord et avant tout, la revendication d’indépendance de l’Etat à l’égard du pouvoir du Clergé et de l’existence de l’intérêt supérieur de l’Etat. Les notions d’intérêt commun et d’intérêt de l’Etat commencent à prendre sens lorsqu’ils prennent le dessus sur les enjeux de la foi. La naissance de l’intérêt de l’Etat est le vrai mobile des pratiques de l’exception et de l’extraordinaire. A l’aune de l’intérêt commun, le sujet politique trouve un critère de certitude de son action et le moyen de décrypter l’action des hommes de façon prévisible. A la lumière de ces considérations, Machiavel cautionne toute action dont la finalité est au bénéfice de l’Etat.
C’est dans ce même esprit qu’il affirme dans les Discours : «[…] Un habile législateur qui entend servir l’intérêt commun et celui de la patrie plutôt que le sien propre et celui de ses héritiers, doit employer toute son industrie pour attirer à soi tout le pouvoir.» Pour Machiavel, un homme d’Etat, qui se propose d’œuvrer pour l’intérêt général et non pour ses propres intérêts, doit aller au bout de sa logique, en usant de tous les moyens dont il dispose pour mener à bien son entreprise. Au-delà de tout cynisme, Machiavel est un farouche défenseur de l’Etat. C’est pourquoi il n’admet pas la condamnation d’une action dictée par la nécessité. « Un esprit sage ne condamnera jamais quelqu’un pour avoir usé d’un moyen hors des règles ordinaires pour régler une monarchie ou fonder une république. » .
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Table des matières
INTRODUCTION
PREMIERE PARTIE : La nécessité : figure ancienne ou moderne de la politique?
CHAPITRE 1 : Machiavel et l’apologie de la nécessité
1.1 – L’approche machiavélienne de la nécessité
1.2 – La nécessité rationnelle et raisonnable
CHAPITRE 2 : Les dérives de la nécessité
2.1 – L’invocation de la nécessité de l’Etat
2.2 – Les limites de la nécessité
DEUXIEME PARTIE : L’alibi du bien commun et du mal commun
CHAPITRE 1 : La stratégie utilitariste de l’homme d’Etat 34
1.1 – L’alibi du bien commun
1.2 – L’alibi du mal commun
CHAPITRE 2 : L’érection de la violence en méthode de conquête et de conservation du pouvoir
2.1 – De la violence aveugle à la violence consciente
2.2 – La violence utile au service de l’Etat
TROISIEME PARTIE : Du désordre moral à un nouvel ordre moral
CHAPITRE 1 : De la morale vulgaire à la morale pratique
1.1 – La morale comme entrave à la liberté de l’homme
1.2 – La morale comme connaissance de l’intérêt général
CHAPITRE 2 : La moralité de Machiavel
2.1 – La morale d’Etat
2.2 – De la dépénalisation à la moralisation
CONCLUSION
LISTE DES REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES
BIBLIOGRAPHIE