L’argot n’est considéré, dans son ensemble, que comme une création langagière rendue possible et stimulée par un phénomène de marginalisation sociale. Voulant être fidèle aux principes de la sociolinguistique, nous nous fixons comme tâche de faire apparaître, dans la mesure du possible, la co-variance des phénomènes linguistiques et sociaux, d’une part, et d’établir éventuellement une relation de cause à effet, de l’autre. Cette étude n’entend pas faire ressortir les répercussions linguistiques des clivages sociaux. Elle procède néanmoins des descriptions parallèles des structures sociologiques et/ou linguistiques. Par là-même, ce travail de recherche considère la situation de l’émetteur comme une donnée sociale, prenant en compte son niveau de vie, le degré de sa culture et son cadre socioprofessionnel. Tout au long de notre étude, nous avons pour préoccupation majeure la clarification d’un lexique argotique. C’est une entreprise particulièrement difficile, du fait que les études littéraires en font peu de cas. Ce projet serait, dans ce cas, taxé de vaine prétention, tellement le problème à l’étude s’avère vaste. Il importe de noter que nous omettons le côté «grossier» de l’argot dans cette étude. Le choix de ce sujet n’est pas fortuit. Nous avons pris conscience de la valeur et de la richesse de l’argot au cours de nos recherches sur le contact de langues. Nous avons découvert aussi que l’argot possède des similitudes avec la langue française que ce soit au niveau lexical que syntaxique. Nous avons pensé comme tout le monde que l’argot est un parler grossier, maudit et vulgaire. Contrairement à nos préjugés, nous constatons, dans l’argot, un parler ludique, humoristique et aussi poétique. Il s’agit, pour nous, de réaliser un rêve qui pourrait paraître de quelque utilité pour une meilleure appréhension du langage humain. Et en dépit des erreurs qui ne peuvent manquer de se glisser dans ce travail de recherche, nous nous sommes efforcée de faire apparaître l’unité de l’argot grâce à sa technique langagière.
HISTORIQUE DE L’ARGOT
Depuis la création de l’argot, personne n’est au courant de la date exacte de son apparition dans le temps et dans l’espace. Par opposition à cela, le contexte socioculturel dans lequel vivent les argotiers peut expliquer l’origine historique de ce parler : né dans un milieu marginalisé pour manifester l’indépendance, l’identité et la révolte des argotiers, l’argot devient un parler opaque car le secret en demeure la règle. Plus tard, l’expansion de l’argot transparaît en dehors du «milieu». Cette situation est due surtout à l’action des chercheurs en linguistique et des enquêteurs policiers qui ont consacré des études au système de ce parler. Notre étude veut explorer encore plus cet univers argotique. Dans ce chapitre sur l’historique de l’argot, nous allons examiner l’étymologie, la délimitation de l’argot et les différentes sortes d’argot.
Une étymologie controversée
De l’avis de Pierre Larousse , le mot argot vient de ar-go et a une des étymologies les plus disputées. Suivant Antoine Furetière , ce mot provient du nom de la ville d’Argos . Mais cette étymologie n’a pas été prise au sérieux par Le Duchat qui a fait dériver le terme argot de ragot (fameux bélître) ayant vécu à l’époque de Louis XII. Toutefois, cette explication ne paraît pas plus acceptable que la précédente, du fait que le mot ragot (bavardage) ne présente aucun lien avec argot, lequel constitue en effet un langage mystérieux utilisé par une certaine classe sociale. On le rattache également à l’ancien français harigoter (déchiqueter).
le terme Argutie (subtilité de langage) suivant Cousin-Montauban . De là, on pose la question de savoir, comme le pense également Francisque Michel , si l’argot résulte d’argus (surveillant, espion), symbole de vigilance que les malfaiteurs tendent à mettre en défaut. Génin propose une étymologie qui semblerait s’adapter au sens même du mot argot : une altération du mot jargon (en italien gergo). A la suite de son argument, gergo est un dérivé du grec ièros (sacré). En ce sens, ce mot implique une langue sacrée, uniquement connue des initiés, incompréhensibles aux profanes. Par conséquent, gergo désigne un langage particulier aux malfaiteurs et à tous ceux qui veulent se communiquer leurs pensées sans être compris par ceux qu’ils redoutent.
Délimitation de l’argot
Dans son livre intitulé L’argot français, Louis-Jean Calvet mentionne qu’on a trouvé, dès le XIVè siècle, des textes relatifs aux prisons. A cette époque, des associations de vagabonds et de malfaiteurs infestaient Paris . Ces derniers utilisaient des termes n’appartenant pas au français commun comme barbane, beaumont, beauvoir, boucherie, borsueil, gloriette, gourdaine, griesche, oubliette. Tous ces termes traduisent l’idée de (prison). Sans doute, y-a-t-il d’autres mots argotiques qui remontent plus loin dans le temps : au XIIè siècle, par exemple, on a déjà découvert les mots gergo, gargon, jargon. D’après le dictionnaire argotique de Jean-Paul Colin et de Jean-Pierre Mével , certains auteurs prétendent que le langage argotique n’a pas existé avant l’année 1427, époque de la première apparition des bohémiens à Paris. D’autres estiment néanmoins que ce langage était employé à cette même époque par les marchands colporteurs qui couraient les foires du Poitou. Ce
eux. Ce système de communication était certes usité dans le langage courant. Mais c’est surtout au XV è siècle que nous avons des témoignages écrits sur l’argot. Le procès des Coquillards nous en fournit, ainsi que les premières sources authentiques que l’on retrouve dans un document inestimable pour l’histoire de l’argot et dont voici un passage :
«Les dessus nommez et les aultres qui sont de la compaignie des Coquillards en leur langaige divers noms et ne scevent pas tous toutes les sciences ou tromperies dans oud-cas est faite mencion. Mais sont les ung habiles a faire une chose et les aultres a faire aultre chose ; et quand ils se debatent l’ung contre l’aultre, chacun reprouche a son compaignon de ce quoy in scet servir en la science et se appellent :
Crocheteurs
Desrocheurs
Bazisseurs
Vendengeurs
Planteurs
Desbochilleurs
Beffleurs
Fourbes
Blancs coulons
Envoyeurs
Dessarqueurs
Baladeurs
Pipeurs
Gascatres
Bretons
Esteveurs
Ung crocheteur c’est celluy qui scet crocheter serrures.
Ung vendengeur c’est ung coppeur de bourses.
Ung beffleur c’est ung larron qui attrait les simples (compaignons) a jouer.
Ung envoyeur c’est ung muldrier.
Ung desrocheur c’est celluy qui ne laisse rien a celluy qu’il desrobe.
Ung planteur c’est celluy qui baille des faulx lingos, les faulses chainnes et les faulses pierres.
Les différentes sortes d’argot et l’extension de son emploi
On constate que l’argot apparaît, depuis le Moyen-Age, dans tous les milieux fermés. Il comporte un certain nombre de termes de métiers. Avec le développement de l’industrie, ces derniers s’élargissent, incorporant divers domaines de l’expérience professionnelle. Cette extension permet la connaissance d’un grand nombre de termes particuliers introduits dans certaines activités de la vie quotidienne et socioprofessionnelle. Par là-même, cette langue de métier a toujours été populaire à l’instar de li yu ou de li yan chez les Chinois. Ceux qui l’ont pratiquée occupent des métiers fermés sur eux-mêmes. Ce sont les argotiers des ramoneurs, des merciers, des forains, des rempailleurs de chaises. D’autres milieux n’échappent pas à l’intrusion de l’argot depuis cette époque. On y rencontre les argots des Faubourgs, des théâtres appelés plus communément par l’argot des coulisses. Les collégiens, les chiffonniers, les bouchers et les polytechniciens ne sont pas épargnés à ses attraits.
A l’argot du «milieu», s’ajoute un autre type d’argot dont on peut relever les différents aspects sous lesquels il se présente. Tous les métiers, toutes les professions, toutes les formes de l’intelligence ont leur argot au pluriel : les argots. Quoiqu’on puisse dire, ce transfert de domaine dans l’usage de l’argot nous conduit à creuser davantage son extension de sens. Il n’est pas étonnant qu’on retrouve l’emploi des termes argotiques dans divers groupes sociaux qui les utilisent différemment. On parle ainsi de l’argot du curé ou du médecin pour dire tout simplement des jargons propres à des domaines particuliers des activités humaines. Une confusion apparaît donc ici dans l’emploi du terme argot. Cette situation explique le fait que dans des dictionnaires et certains ouvrages littéraires, on utilise les termes baragouin, patois ou jargon à la place de l’argot. Et l’on classe généralement un mot ou une expression incompréhensibles dans ces catégories de phénomènes linguistiques.
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Table des matières
Introduction
Première partie
1. – LA NATURE DE L’ARGOT
1.1. – Historique de l’argot
1.1.1. – Une étymologie controversée
1.1.2. – La délimitation de l’argot
1.1.3. – Les différentes sortes d’argot et l’extension de son emploi
1.2. – Caractéristiques et fonctions de l’argot
1.3. – Statut et niveau de langue
1.3.1. – Statut de l’argot
1.3.2. – Niveau de langue
Deuxième partie
2. – LES PROCEDES DE CREATION ARGOTIQUE
2.1. – Le domaine du signifiant
2.1.1. – Les procédés touchant les formes de mot
2.1.1.1. – Le phénomène de troncation
2.1.1.2. – D’autres cas de transformation du signifiant
2.1.1.2.1. – Le redoublement lexical et le télescopage
2.1.1.2.2. – L’agglutination et la déglutination
2.1.1.2.3. – Les séries pronominales composées
2.1.1.3. – Les argots à clef
2.1.1.3.1. – Le largonji
2.1.1.3.2. – Le verlan
2.2. – Le domaine du signifié
2.2.1. – Les procédés sémantiques de création argotique
2.2.2. – L’évolution sémantique
Troisième partie
3. – LA MANIFESTATION DE L’ARGOT
3.1. – L’argot et la littérature
3.1.1. – François Villon
3.1.2. – Victor Hugo
3.2. – L’argot à travers la chanson
3.2.1. – La chanson
3.3. – L’argot et les média
3.3.1. – La presse orale : radio et télévision
3.3.2. – La presse écrite : publicité et presse écrite
Conclusion
Bibliographie
Appendice