Comme Christian Bobin l’exprime si bien dans L’homme joie, le poème est « un cercle de silence aux pierres brûlantes » (2012:86). On a du mal à y entrer, et si, d’aventure, on y arrive, c’est pour irrémédiablement faire face à ce silence qu’évoque Bobin et qui image le manque de réponses que le poème apporte aux questions qu’on lui pose. En effet, et comme nous le verrons, la poésie étant plus souvent attachée à dire quelque chose qu’à raconter une histoire, les narratologues ont progressivement délaissé son étude au point de la mettre en marge de la narratologie. Ainsi, le langage poétique est devenu une entité à part, une île coupée du continent de la littérature.
Les notions d’auteur et de narrateur, ainsi que les relations difficiles qu’ils peuvent entretenir au sein du poème, seront au centre de notre attention dans ce mémoire. Comment se fait-il que l’on soit si hésitant à les séparer lorsqu’il s’agit de poésie ? Certains parlent de « voix », refusant de parler de narrateur, trop effrayés à l’idée de placer une entité, un corps abstrait, entre le poète et son poème. Les mots seraient ainsi suspendus dans le vide entre la main de l’auteur qui les a écrits et les yeux du lecteur qui les lira. Serait-ce donc toujours l’auteur qui s’adresse à nous ? Quand bien même il serait mort et enterré; quand bien même les idées ou les sentiments exprimés dans le poème semblent entrer en contradiction avec l’idée que l’on se fait de ce même auteur ?
Cadre théorique
Quand auteur et narrateur se confondent
Depuis Figures III (1972) de Gérard Genette, nous savons qu’auteur et narrateur ne doivent pas être confondus. En ouvrant un livre, un mécanisme inconscient nous autorise à considérer, et ce sans faire le moindre effort, que tout ce qui va être lu devra être placé sous le sceau de la fiction, et que l’histoire racontée n’est pas «vraie». Le narrateur, chef d’orchestre de la diégèse, nous narre l’histoire en déplaçant la relation physique et réelle auteur/lecteur, située à l’extérieur du livre, par une relation fictive narrateur/narrataire située à l’intérieur de celui-ci. Certains textes arrivent, néanmoins, à s’affranchir de cette présomption de fictionnalité et affichent la prétention de narrer au lecteur une histoire censée représenter un vécu réel. Il s’agit par exemple des genres biographique et autobiographique. Philippe Lejeune, dans son livre fondateur Le pacte autobiographique (1975), explique les conditions nécessaires à l’instauration d’une confiance entre auteur et lecteur quant à la réalité des faits présentés dans le livre. Ces conditions sont de natures différentes pour les genres biographique et autobiographique et sont à la base, selon lui, de la séparation fondamentale entre ces deux genres. Pour Lejeune, la biographie doit se soumettre facilement à l’épreuve de vérification, qui n’est autre que la confrontation des faits narrés avec la réalité (1975:36). Ceux-ci servent de référents et doivent être vérifiables, car c’est cette épreuve de vérification qui fait de ces faits, relatés dans le texte, des liens indispensables avec la réalité. C’est également sur cette épreuve de vérification que repose la légitimité de l’auteur, qui s’est donné pour objectif de raconter le vécu d’un autre et qui n’est donc pas, nous rappelle Lejeune, le personnage principal de son histoire (1975:36). La légitimité du récit est ainsi jugée à l’aune de la véracité des faits et des évènements qu’il présente. C’est ce point et ce point seulement, insiste Lejeune, qui permet de définir et caractériser le genre biographique.
L’autobiographie, en revanche, fait du narrateur l’objet de son propre récit; le « je » qui parle étant à la fois sujet de l’énonciation et sujet de l’énoncé. Celle-ci a, par conséquent, traditionnellement été considérée comme étant est la biographie d’une personne écrite par elle-même. Or, cette définition n’est pas suffisante, nous dit-Lejeune (1975:15). En effet, celui-ci insiste sur le fait que, la narration autobiographique étant enrichie de faits et de pensées que seul l’auteur sait être vrais, celle-ci repose sur un contrat moral entre un auteur, qui s’engage à dire la vérité, et un lecteur qui s’engage à la recevoir comme telle (1975:38). Alors, selon Lejeune toujours, ce qui sépare le plus fondamentalement les genres biographique et autobiographique est que, dans ce dernier, le pacte conclu entre auteur et lecteur est moins basé sur la réalité du fait narré que sur la vérité que l’auteur prétend livrer à son lecteur (1975:24). Pour qu’il y ait autobiographie, il faut que l’auteur se raconte, au mieux de ses souvenirs et sans s’inventer; le genre autobiographique supposant, selon Lejeune, une démarche, et cette démarche se fondant sur une honnêteté affichée. L’épreuve de vérification n’a donc plus lieu d’être puisque l’auteur s’engage, moralement, à dire la vérité (1975:26). Alors, si certains faits devaient ne pas coïncider avec la réalité, ces différences seraient mises sur le compte d’une mémoire défaillante de l’auteur et n’entacheraient pas de nullité, comme cela serait le cas pour une biographie, la légitimité de la démarche (1975:26). Lejeune entend néanmoins soumettre la validité de ce pacte à deux conditions sine qua non à remplir pour pouvoir y prétendre. Le premier élément indispensable est, selon lui, la nécessaire réalité du personnage principal, celui-ci devant être clairement identifiable dans le texte (1975:15). En second lieu, Lejeune conditionne le genre autobiographique à l’impérativité qu’auteur, narrateur et personnage principal soient la même personne et qu’ils partagent la même identité (1975:15) ; les deux derniers étant, nous l’avons vu, sujet de l’énonciation et sujet de l’énoncé, tandis que le premier est leur référent commun en dehors du texte (1975:35). Ainsi, pour Lejeune, il faut que l’identité soit assumée et c’est ce point fondamental qui scelle l’expression aujourd’hui consacrée de pacte autobiographique. De ce fait, selon l’auteur, rien n’empêche une autobiographie d’être écrite à la troisième personne, pour peu qu’elle remplisse les critères essentiels susnommés, à savoir une identité commune entre auteur, narrateur et personnage principal, ainsi que le caractère clairement identifiable de celle-ci (1975:16). Le pronom personnel « je » n’étant, au final, qu’un référant qui renvoie à un nom propre, facilement remplaçable par un autre pronom du moment que celui-ci présente, lui aussi, pour fonction de renvoyer à un nom propre clairement identifié.
La théorie du pacte autobiographique est intéressante dans le cas qui nous concerne car il semble qu’on met ici le doigt sur un point essentiel quant à la difficulté d’appréhender la place, ou l’identité pour rester fidèle à la terminologie lejeunienne, du narrateur en poésie. En effet, le poème étant généralement économe en mots et dont le sens de ceux-ci peut se révéler parfois obscur, le narrateur est rarement nommé et il appartient au lecteur, le plus souvent, de décider (ou non) de son identité. Ainsi, la théorie lejeunienne, qui conditionne la mise en place du pacte autobiographique à la nécessité pour l’auteur d’assumer être le narrateur ainsi que le personnage principal de sa propre histoire, s’avère quasi-impossible à appliquer, à l’intérieur du texte au moins, à la poésie. Si l’on considère, en revanche, la condition que Lejeune estime nécessaire à la mise en place d’un pacte biographique (à savoir la possibilité de soumettre le texte à une épreuve de vérification), celle-ci semble fonctionner pour le genre poétique. Il suffirait, alors, de confronter les éléments du texte avec la biographie de l’auteur pour juger de la potentielle réalité du récit. De cette épreuve de vérification, on déduirait ensuite si le narrateur partage, ou non, la même identité que l’auteur. Force est d’admettre que c’est la méthode généralement appliquée à l’analyse du poème. En effet, si l’on prend pour exemple le célèbre poème « Demain, dès l’aube » de Victor Hugo, il apparaît évident que ces vers font écho à la perte de sa fille, Léopoldine, ainsi qu’au pèlerinage qu’il effectue chaque année en sa mémoire ; et ce, alors même qu’Hugo n’identifie ni le narrateur, ni le narrataire dans le poème. C’est en tout cas l’analyse qu’en fait Jean-Michel Adam, dans son article « De la théorie linguistique au texte littéraire : relecture de Demain dès l’aube de Victor Hugo » publié dans la revue Français Moderne (1973). Or, une telle lecture du texte poétique semble problématique car il apparaît rapidement qu’en s’y prenant de la sorte on est confronté à un double paradoxe. Premièrement, cette méthode amène à considérer que d’une présomption de fictionnalité, qui caractérise le texte littéraire faisant intervenir un narrateur non-identifié, on passe dès lors à une présomption de réalité lorsque ce même narrateur non-identifié apparaît dans un texte poétique. En effet, la condition du pacte ne se situant plus dans les marqueurs textuels -identité partagée entre auteur, narrateur et personnage principal- mais dans la plausibilité du récit, il faudrait pouvoir apporter la preuve que le poème ne décrit pas une occurrence réelle pour juger qu’il ne contient pas d’éléments autobiographiques. Il y aurait donc un retournement de situation, à savoir qu’on demanderait désormais d’apporter une preuve qui infirme l’identité partagée de l’auteur et du narrateur, là où la théorie lejeunienne demande d’apporter une preuve qui affirme cette même unité. Et de juger qu’en l’absence de preuve infirmante, tout poème qui paraît plausible se verrait alors qualifié d’autobiographique. Or, la poésie étant généralement plus attachée à décrire des phénomènes psychologiques et des émotions, il s’avérerait quasiment impossible dans la plupart des cas de soumettre le poème à l’épreuve de vérification et de prouver quoi que ce soit. La distinction auteur/narrateur, à la base de la narratologie, semble ici trouver ses limites : le pacte autobiographique de Lejeune étant en poésie inopérant, jusqu’à preuve du contraire auteur et narrateur partagent la même identité.
Deuxièmement, une telle application de la théorie lejeunienne tend à rendre possible l’existence d’un texte qui serait la biographie d’une personne écrite par elle-sans être, sticto sensu, une autobiographie. En effet, en conditionnant à l’épreuve de vérification le lien du texte à la réalité, alors même qu’on le soupçonne de porter les traces d’éléments autobiographiques, on entrerait, de fait, en contradiction avec la théorie du pacte qui invite le lecteur à accepter la vérité que l’auteur lui livre sans mettre en doute certains éléments de son autobiographie. Ainsi, l’impossibilité d’identifier la démarche de l’auteur par des traces textuelles, couplée au refus de considérer cette absence de marqueurs textuels disqualifiant en soi, place l’analyste dans une position intenable à l’aune de la théorie lejeunienne. D’un côté nous avons un pacte autobiographique inapplicable et, d’un autre, un pacte biographique illogique. C’est, semble-t-il, ces raisons qui ont poussé Lejeune à ne pas inclure la poésie dans son analyse, perpétuant ainsi la tradition d’isoler la poésie au sein de la narratologie.
Narratologie et poésie
Dans l’article « Beginning to Think about Narrative in Poetry », paru dans la revue Narrative (2009), Brian McHale donne un aperçu général sur les relations difficiles qu’ont pu entretenir narratologie et poésie et propose une approche méthodique censée les réconcilier : la segmentation . Selon McHale, de tous temps, lorsque les narratologues se sont intéressés au texte poétique, ceux-ci ont privilégié l’étude de la poésie lyrique, considérée comme narrative, et ont attaché l’objet de leur étude à son lyrisme plutôt qu’à son caractère poétique. Ainsi, selon lui, les théoriciens se sont systématiquement détournés de la poésie non-narrative et, n’ayant jamais étudié la spécificité poétique à la lumière de la narratologie, ceux-ci n’ont pas été capables d’élaborer une théorie spécifique au texte poétique (2009 :12). Cette différence de traitement entre poésie et reste de la littérature s’explique, selon McHale, par le fait que, si les théoriciens sont compétents dans leurs domaines respectifs, ils disposent en général d’une compétence unique, or ce champ d’analyse requiert une double compétence afin d’appréhender le problème dans son ensemble : « Contemporary narrative theory’s blind spot with respect to poetry is partly to be explained in institutional terms, as an artifact of specialization. Some scholars specialize in narrative; others specialize in poetry; few specialize in both. » (2009:12). McHale explique également que, lorsque les théoriciens, à l’image de James Phelan et Peter Hühn, ont essayé d’embrasser le champ d’analyse dans son ensemble, ils se sont, eux aussi, limités à l’étude de la poésie lyrique et ont tiré des conclusions censées définir la poésie, mais qui, selon McHale toujours, n’ont fait que définir le lyrisme (2009:12). En effet, la poésie lyrique étant traditionnellement vue comme narrative, Phelan et Hühn ont cru toucher à la spécificité poétique en entrevoyant une différence entre littérature narrative (en prose) et poésie lyrique. Ainsi, leurs travaux se sont basés sur une classification dichotomique simple, à savoir que nous aurions, d’un côté, un champ narratif attaché à raconter ce qu’il s’est passé, et, d’un autre, une poésie lyrique tendant à dire ce qui est (2009:12). De plus, continue McHale, pour Phelan et Hühn la spécificité de texte narratif tient au fait qu’il présente des évènements, les lie entre eux, et relate au lecteur une progression dans leur occurrence. Or ceux-ci, voyant dans la poésie lyrique une propension à faire part de phénomènes mentaux et psychologiques et à faire fi de ces mêmes évènements, pensent avoir réussi à identifier la spécificité poétique, n’ayant pas conscience de n’avoir fait que définir le lyrisme (2009:13). Et McHale de nous rappeler que le lyrisme peut très bien apparaître dans la littérature classique et que, de plus, toute poésie n’est pas lyrique (2009:14). Néanmoins si, pour McHale, la spécificité poétique ne peut pas s’analyser à la lumière des travaux de Phelan et Hühn, celui-ci juge que la narratologie aurait tort de s’en désintéresser.
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Table des matières
1. Introduction
1.1But et méthode
2. Cadre théorique
2.1 Quand auteur et narrateur se confondent
2.2 Narratologie et poésie
2.2 Narration, poésie et intermédialité
3. Analyse du narrateur et du processus narratif dans
3.1 La poésie narrative
3.2 La poésie lyrique
3.3 La poésie visuelle
4. Conclusion
Références