30 Janvier 2011, Malmö (Suède), l’équipe de France de hand-ball remporte un second titre mondial sous la houlette de son sélectionneur national Claude Onesta. En dix ans à la tête de l’équipe de France, ce dernier a obtenu un palmarès inégalé dans son sport (1 sacre olympique, 2 titres mondiaux et 1 titre européen). Il reçoit officieusement le titre de meilleur entraîneur de hand-ball de tous les temps, et la presse fait les louanges du plus grand « technicien » français. Constat paradoxal avec la réalité des choses, car celui-ci déclare dans un entretien paru le 27 août 2011 dans « l’Équipe mag » qu’il ne dirige pas la moindre séance d’entraînement (c’est son adjoint Sylvain Nouet qui s’en charge), et qu’il se « fout royalement » du « fameux fond de jeu », lui-même mis en place par ses deux joueurs emblématiques que sont Nikola Karabatic et Didier Dinard. Claude Onesta est convaincu que c’est sur les hommes qu’il faut miser, et met en avant ses qualités de manager, sa capacité à sonder et à guider ses joueurs. Il déclare d’ailleurs que « le cœur et l’engagement que les hommes vont mettre est plus important que ce qu’ils vont faire techniquement, surtout en sélection où on n’a pas le temps de trouver des réglages fins ». Pour lui, sa mission principale est de suggérer ses idées pour qu’au final les joueurs se les approprient, et de tirer les ficelles dans l’ombre, pour que les relations entre égos restent au beau fixe.
La naissance d’une « fonction » : des origines jusqu’à la fin du XVIIIe siècle
L’antiquité : genèse de l’entraîneur
Pendant longtemps, l’entraîneur demeure une figure indistincte, son statut n’est pas bien défini, et son activité très polymorphe. Son origine est aussi vieille que la prise de conscience de l’utilité de l’activité physique chez l’homme (on apprenait à chasser et à se battre pour assurer sa sécurité et sa subsistance). Dans les civilisations égyptienne, assyrienne ou perse, l’encadrement de l’activité physique s’était transformé en un entraînement militaire.Ces peuples ont eu de puissantes armées, qui ont reconnu la valeur de l’exercice musculaire commandé, et en ont fait l’application. Comme le note Robert Parienté (2008),Il faudra des millénaires pour passer de l’effort entièrement consacré à la discipline militaire « que pratiquaient les Égyptiens ou les Chinois », à celui effectué pour « une activité sportive autonome et individualisée ». Et l’auteur d’ajouter que « les traces palpables les plus anciennes que nous possédions », représentant « des hommes effectuant des exercices de course et de saut et pratiquant la natation et l’équitation », remontent à 3500 avant J.-C. des bas-reliefs de la vallée du Nil.
Le sport (qui étymologiquement trouve son origine dans le vieux français «desport» de l’ancien verbe se déporter qui signifiait se divertir, s’amuser, s’ébattre) (Larousse, 1991, p. 1782), encadré et pratiqué pour lui-même, est apparu dès que la notion de jeu s’intégra à l’activité quotidienne et se dégagea progressivement des contraintes et des difficultés matérielles. C’est dans la Grèce antique que « développer le sport » est perçu comme à la fois un bienfait physique, un moyen d’honorer les dieux mais aussi comme une promotion possible d’un système politique contribuant au rayonnement des cités. Qu’il ait pour origine des causes sanitaires, éducatives, militaires, religieuses, politiques ou autres, le sport archaïque grec est un « tout » social qui rythme et assure la régulation de la vie sociale. En conclusion de son ouvrage « La Grèce antique contre la violence », Jacqueline de Romilly (2000) montre comment la Grèce antique a inventé le principe et l’organisation des sports afin d’assurer la cohésion, le contrôle et la paix sociale. On peut noter ici que c’est dans une même visée que les combats de gladiateurs seront plus tard mis en place dans la Rome antique. Il existe alors « des entraîneurs » d’un triptyque « gymnastique » militaire, médicale et sportive, dont les fonctions semblent se distinguer progressivement les unes des autres : L’agonistarque ou directeur des concours publics qui était aussi « l’entraîneur de tous les citoyens », l’alipte, l’entraîneur de l’élite, « qui instruisait les athlètes et les lutteurs, et les frottait d’huile avant le combat, était aussi celui qui pansait les chevaux ». Le pédotribe (de « pais » l’enfant et « tribo » exercer) souvent décrit comme vêtu d’un manteau pourpre et armé d’un long bâton fourchu qui lui sert à corriger les « élèves » récalcitrants. Il présidait aux lieux d’exercices notamment dans la «palestre » (lieu de la lutte) et aux exercices mêmes : il était à la fois chargé de l’entraînement des enfants et de la formation des « corps des futurs soldats ». Enfin, le gymnaste était l’officier préposé pour accommoder les différentes espèces d’exercices d’usage dans les gymnases, aux diverses complexions des athlètes, pour les élever dans ces exercices. Les gymnastes étaient quelquefois chargés à la place des agonothètes (Présidents des jeux publics chez les Grecs) d’encourager les athlètes avant le combat, et de les animer par les motifs les plus pressants pour remporter la victoire(Diderot, 1757). Déjà à cette époque, on voit naître, preuve s’il en faut, l’existence d’une division du travail dans l’encadrement sportif, qui se manifeste notamment à travers une certaine rivalité entre le gymnaste et le pédotribe, tous deux en quête de la reconnaissance sociale suprême au niveau de l’entraînement sportif.
Pour Galien (médecin grec considéré comme l’un des pères de la pharmacie) la différence entre le gymnaste et le pédotribe est considérable. Elle consiste selon lui, en ce que le gymnaste joignait à la science des exercices, un discernement exact de tous leurs avantages par rapport à la santé, au lieu que le pédotribe ou prevôt de salle, peu inquiet sur ce dernier point, bornait ses lumières au détail mécanique de ces mêmes exercices, et ses soins à former de bons athlètes.C’est pourquoi Galien compare le gymnaste à un médecin ou à un général qui prescrit en connaissance de cause, et le pédotribe à un cuisinier, ou à un simple officier, qui se contente d’exécuter. Galien, en juge et partie, se place résolument en faveur des gymnastes comme seuls garants d’un véritable savoir en termes d’encadrement de l’activité physique. Sa position est représentative d’une époque où la médecine ne veut pas perdre la main sur tout ce qui a rapport de près ou de loin au corps humain, et l’entraînement en fait partie. Mais fort de reconnaître que le pédotribe en tant que technicien du sport semble plus l’ancêtre désigné de l’entraîneur d’aujourd’hui. De plus, en faisant référence à cette époque, Diderot fait le constat que :
« on ne doit pas même s’imaginer qu’il fût nécessaire pour être un bon gymnaste, ou pour être un bon pédotribe, d’avoir brillé dans les jeux publics; l’on en trouvait quantité de cette dernière procession au rapport de Galien, qui n’étaient que de très médiocres athlètes, et que nulle victoire n’avait jamais illustrés. Nous voyons de même parmi nous, divers maîtres d’exercice très capables de former d’excellents disciples, mais qui cependant soutiendraient mal leur réputation, s’il était question pour eux de se donner en spectacle au public »(Diderot, 1757).
Du Moyen Âge à la fin du XVIIIe siècle : le polymorphisme de l’entraîneur
Si l’activité des entraîneurs s’est inscrit dans un continuum des jeux et des pratiques corporelles en vigueur depuis l’origine jusqu’au XVIIIe siècle, se rattachant aux divers jeux de la Grèce antique mais également à la « soule », aux tournois et aux joutes du Moyen Âge et de la Renaissance, elle a mis en valeur un certain polymorphisme (pris ici au sens de se présenter sous diverses fonctions et appellations) d’entraîneur. Lemieux et Mignon (2006, p.29) nous rappellent que la fonction d’entraîneur a, au cours de l’histoire, de multiples composantes. Les termes employés et les contenus d’activité restent très incertains. On voit apparaître les vocables de « maître d’armes », de « coach », de « capitaine », d’ « instructeur », de « manager », de « soigneur » ou d’autres encore :
« certains termes désignent ceux qui assurent l’acquisition d’une compétence technique spécifique (savoir nager, apprendre l’escrime) et sont bien distinctes des sportifs, et d’autres désignent autant un animateur, issu du groupe des sportifs, qu’un maître tacticien ou qu’un spécialiste du mouvement athlétique. Ainsi, certaines activités nécessitent historiquement un encadrement très précoce: c’est le cas du maître d’armes en escrime, en équitation ou en savate » (Lemieux, Mignon, 2006, p.29).
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Table des matières
Introduction
Chapitre 1 : La figure de l’entraîneur et son évolution socio- historique
1.1 La naissance d’une « fonction » : des origines jusqu’à la fin du XVIIIe siècle
1.1.1L’antiquité : genèse de l’entraîneur
1.1.2Du Moyen Âge à la fin du XVIIIe siècle : le polymorphisme de l’entraîneur
1.2 L’entraîneur : une fonction qui se développe progressivement par la naissance du sport moderne à partir de la fin du XVIIIe siècle
1.2.1 Une rupture dans la conception et l’organisation du sport
1.2.2 Une reconnaissance sociale difficile à trouver
1.2.3 Les différents facteurs de reconnaissance justifiant l’utilité de l’entraîneur
1.3 La relation sport – entraîneur- positivisme scientifique-politique
1.3.1 Une époque influencée par le positivisme
1.3.2 L’imbrication du politique
1.4 L’entraîneur dans la première moitié du XXe siècle en France: la « figure » polymorphe d’une fonction en cours légitimation
1.4.1 Une fonction en cours de légitimation
1.4.2 L’entraîneur, une figure polymorphe
1.5 L’évolution du modèle professionnel de l’entraîneur jusqu’à la création du brevet d’état (1963)
1.5.1 Jusqu’au XIXe siècle : l’entraîneur comme contrôleur et développeur « physique »
1.5.2 A partir de la fin du XIXe siècle : un « glissement » vers l’entraîneur « technique »
1.5.3 Baigné dans l’idéologie du progrès, l’entraîneur reste un technicien plus techniciste que scientifique
1.5.3.1 L’idéologie du progrès
1.5.3.2 Les sciences du sport laissent l’entraîneur sportif technicien plus techniciste que scientifique
1.5.4 Les techniques : l’entraîneur comme innovateur ; la science comme précisionniste
1.6 L’entraînement technique a longtemps vécu sans la science
1.6.1 Technique, sport et entraîneur : les raisons d’un long cloisonnement vis-à-vis de la science
1.6.2 Quel mode d’expression pour la technique de l’entraîneur ?
1.7 L’intrusion des sciences dans l’entraînement sportif
1.7.1 Le contexte d’émergence : le primat de l’intervention étatique
1.7.2 Apport des sciences du sport sur les techniques et sur Les méthodes de l’entraîneur sportif
1.7.3 Le problème de l’exportation « in situ » des modèles scientifiques
Conclusion du chapitre I
Chapitre 2 : L’entraîneur sportif technicien sous influence socioculturelle occidentale
2.1 L’image du corps
2.2 Technique et culture sportive : une question de représentations idéologiques
2.3 Le rapport entre la technique et le social dans les pratiques sportives
2.4 Le rapport entre la culture et la technique dans les pratiques sportives
2.4.1 La notion de culture sportive
2.4.2 La notion de technique sportive
2.4.3 Culture et technique : une relation complexe
2.4.4 Technique et culture scientifique : les raisons du malaise chez les entraîneurs sportifs
2.4.5 Pour une réappropriation culturelle de la technique
2.4.6 Manifestation et intégration de la culture dans la technique sportive
2.4.7 La résistance au changement de la technique sportive : objet « d’intemporalité » et raisons particulières du XXe siècle
Conclusion du chapitre II
Chapitre 3 : La professionnalisation des entraîneurs sportifs
3.1 Spécialisation et groupement en métier : phénomène anthropologique universel
3.1.1 Les origines de la division du travail
3.1.2 Le modèle catholique des corps d’états : La profession-corps
3.1.3 Le modèle collégial germanique et l’éthique puritaine : la profession-confrérie
3.1.4 Le modèle libéral : la profession-illégitime
3.2 Métier et profession
3.2.1 Métier et profession : Points communs et distinguos
3.2.2 Le métier : étymologie et définitions
3.2.3 Le métier sous l’éclairage de la sociologie
3.2.4 La profession : étymologie et définition
3.2.5 Les critères qui différencient la profession du métier : ou la genèse du terme « profession »
3.3. Les différentes théories émises par la sociologie des professions et leurs pertinences pour les entraîneurs
3.3.1. La théorie fonctionnaliste
3.3.1.1 Analyse des critères de définition des professions dans la tradition fonctionnaliste
3.3.1.2 Les « critiques » adressées au fonctionnalisme
3.3.2 La théorie interactionniste
3.3.2.1 Analyse des critères de définition des professions dans la tradition interactionniste
3.3.3 L’« acception » des professions dans les approches contemporaines
3.3.3.1 La perspective néo-marxiste
3.3.3.2 Le primat à la perspective wébérienne
3.3.3.2.1 La perspective néo-wébérienne
3.3.3.2.2 Les différentes notions néo-wébériennes mis en avant par quelques sociologues qui y sont rattachés
3.3.4 La vision francophone du terme profession
3.4 La notion de professionnalisation
3.4.1 Étymologie, définitions, sens
3.4.2 Les enjeux de la professionnalisation suivant les différents acteurs qui se l’approprient
3.4.2.1 La professionnalisation pour l’organisation
3.4.2.2 La professionnalisation pour l’acteur
3.4.2.3 La professionnalisation des groupes sociaux
3.4.2.4 La professionnalisation des activités
3.4.3 Quelques appréhensions possibles de la notion (théorique) de professionnalisation
3.5 Le processus de professionnalisation des entraîneurs sportifs
3.5.1 Les raisons de la professionnalisation du mouvement sportif
3.5.2 Les différentes dimensions du processus de professionnalisation
3.5.3 La professionnalisation des entraîneurs sportifs
3.5.3.1 Analyse de la professionnalisation des entraîneurs sportifs en termes de statut (comme légitimation sociale et professionnelle)
3.5.3.2 Analyse de la professionnalisation des entraîneurs sportifs en termes de compétences
3.5.3.2.1 La notion de compétence pour les entraîneurs sportifs
3.5.3.2.2 Analyses des formations proposées par le ministère chargé des sports et de la jeunesse
3.5.3.2.3 Analyse des formations proposées par le ministère chargé de l’enseignement supérieur
3.5.3.2.4 Bilan et réflexion sur les formations proposées
Conclusion du chapitre III
Chapitre 4 : Cadre méthodologique et conduite de la recherche
4.1 Une humilité nécessaire
4.2 L’état des lieux
4.2.1 Problématique de ma « posture » vis à vis de notre sujet de recherche
4.3 Utilité et méthodologie de la pré-enquête
4.3.1 Le travail documentaire
4.3.2 L’enquête exploratoire
4.3.2.1 Le recueil de matériaux en situation d’observation
4.3.2.1.1 Des enregistrements à la fois vidéo et audio
4.3.2.1.2 Des notes manuscrites relatives à la situation observée
4.3.2.1.3 Les limites de l’enquête « exploratoire »
4.4 L’enquête « qualitative » par entretien
4.4.1 L’entretien semi directif
4.4.2 Le choix des entraîneurs sportifs interviewés
4.4.3 Le canevas ou guide d’entretien
4.4.4 La méthode d’analyse qualitative des entretiens
4.4.4.1 Analyse des discours de l’entretien
4.4.4.2 Le tableau de classement des énoncés par l’utilisation des « modalités » pour l’étude des référents
4.4.4.3 Les référents ou thèmes choisis
4.4.4.4 Les modalités
4.4.4.4.1 Intérêt particulier des modalités (telles que présentées par Bernard Pottier)
4.4.4.5 La méthode d’exploitation des données classées
Conclusion du chapitre IV
Conclusion