La naissance de la tragédie électronique
La société de consommation occidentale a atteint un niveau d’opulence tel que ses besoins menacent aujourd’hui dangereusement la préservation de nos ressources naturelles et conduisent à une situation critique d’accumulation exponentielle de nos déchets. Les ressources naturelles sont largement surexploitées ; à l’inverse les déchets sont sousexploités (en Europe 65% des DEEE échappe à la filière de traitement [HUISMAN et collab., 2015]) quand bien même ce sont des ressources secondaires à haut potentiel .
En particulier, la société moderne est confrontée à la tragédie électronique (DANNORITZER, 2014). Les Déchets d’Équipements Électriques et Électroniques (DEEE) ne cessent de croître et leur gestion est devenue un véritable enjeu à la fois environnemental, économique et sanitaire. En effet, les DEEE contiennent des substances polluantes et dangereuses (plastiques contenant des retardateurs de flamme et métaux lourds). Dans le même temps, ces équipements de hautes technologies utilisent des métaux stratégiques (indium dans les écrans plats, lithium dans les batteries, terres rares dans les diverses technologies du renouvelable, etc.) et précieux (or, argent, palladium, etc. dans les cartes électroniques) donnant aux déchets une certaine valeur économique et géostratégique (la Chine produit plus de 80% de la production mondiale de terres rares). Cette richesse économique contenue dans les DEEE alimente des filières illégales par lesquelles les déchets sont exportés des pays riches vers l’Afrique ou l’Asie. Dans certains villages d’Asie dédiés au recyclage des DEEE, les métaux précieux et stratégiques sont extraits par des méthodes artisanales néfastes pour la santé et l’environnement (bains d’acide déversés dans les rivières, fumées toxiques émanant des composants brûlés). Une autre partie des DEEE se retrouve dans des décharges à ciel ouvert en Afrique dans lesquelles des enfants désossent les appareils électroniques au milieu de fumées toxiques afin d’en retirer les composants pouvant être revendus. Certains déchets qu’ils manipulent contiennent des substances cancérigènes comme les tubes cathodiques, les écrans liquides et les interrupteurs au mercure.
Cette tragédie de la société de consommation est le revers d’un système capitaliste mondialisé dont le développement s’est accéléré depuis la fin du siècle dernier. Dans ce nouveau monde moderne, la libre concurrence est devenue une règle d’or soutenant une éternelle course au prix bas, les marges se réduisent accentuant la surproduction, la désindustrialisation et le chômage deviennent choses communes dans les pays développés où la production est moins compétitive, et le dumping social et environnemental vers les pays pauvres s’accélère.
Toutefois, la maîtrise dans les technologies n’a jamais été aussi importante. La révolution numérique a bouleversé de nombreux secteurs introduisant de nouvelles formes de communication et de partage des connaissances, la décentralisation et la rapidité de l’information, l’intelligence artificielle, la robotique et l’internet des objets, etc. Mais, tant que cette révolution ne fera que soutenir la surconsommation, nos déchets ne feront que croître. « Face au problème des ressources et de leurs limites [. . . ], force est ainsi de constater que les technologies ne détiennent pas à elles seules la solution : soit elles intensifient les difficultés, soit les solutions qu’elles apportent ne sont que partielles ». Pour le philosophe D. Bourg, « seules des politiques publiques peuvent assurer in fine l’efficacité environnementale de certains choix technologiques » (BOURG, 2009).
Ainsi, alors que l’exploitation minière soulève des préoccupations environnementales et sanitaires, les « mines urbaines », composées de l’ensemble des DEEE, sont une réelle alternative stratégique à la matière première car riches en métaux de valeur. Orienter les choix technologiques vers l’exploitation des mines urbaines s’inscrit dans la double promesse de l’économie circulaire : création de valeur économique et réduction des impacts environnementaux. S’ajoute à cela la promesse de création d’emplois locaux non délocalisables.
De politiques publiques basées sur la contrainte à une orientation nouvelle basée sur la responsabilisation
Les politiques environnementales modernes se sont développées dans les pays développés à partir des années 70. Très tôt, face à l’engorgement des décharges et à la multiplication des décharges sauvages, des lois et des réglementations en matière de gestion des déchets ont été promulguées. En 1975, une loi-cadre sur les déchets est introduite en France (loi n° 75-633 du 15 juillet 1975) qui vise à dégager des principes fondateurs : la hiérarchie de traitements des déchets (privilégiant le réemploi au recyclage et le recours en dernier lieu à l’élimination) et le principe « pollueur-payeur » (consistant à faire internaliser par chaque acteur économique les externalités négatives de leur activité). Cependant, il s’est avéré que cette loi n’a pas eu les effets attendus. Le fait est que les dispositions reposaient davantage sur une logique de contrainte et ciblaient plutôt les acteurs détenteurs des déchets que ceux en amont de la chaîne. En vérité, la gestion des déchets est un de ces enjeux environnementaux à long terme qui nécessite une action solidaire organisée afin d’encourager des démarches innovantes et collectives qui vont au-delà de simples traitements en bout de chaîne.
À côté des politiques publiques classiques, qui sont fondées sur des instruments économiques ou sur une action régalienne, une autre approche a émergé dans les années 90, fondée sur un principe de responsabilisation des acteurs industriels face aux impacts de leur activité. Cette voie alternative permettait de dépasser les limites des modes de régulation classiques (manque de connaissance de l’État, non alignement des lois du marché à l’intérêt général). Mais, alors que la responsabilité renvoie de manière courante à la notion juridique de l’imputation individuelle d’une faute à un coupable (NEUBERG et collab., 1997), qu’est-ce qu’une responsabilité collective dans le cas où une dépersonnalisation des faits s’observe ? Plus encore, pour faire de la responsabilisation une technique politique de gouvernement, quels processus, savoirs et instruments s’agit-il de mobiliser pour rendre alors des acteurs, à l’origine indifférents, collectivement responsables et solidaires ? La difficulté est que dans un marché mondialisé les chaînes de valeurs sont largement « éclatées », c’est-à-dire composées de différentes entreprises juridiquement indépendantes, ce qui rend leur responsabilisation complexe (ACQUIER et collab., 2011).
L’émergence du concept de Responsabilité Élargie du Producteur
Le principe de Responsabilité Élargie du Producteur (REP) (théorisé par Lindhqvist [2000]) a émergé de cette nouvelle doctrine au niveau européen dans le but de soulager financièrement les collectivités de la gestion des déchets en engageant un transfert des coûts du secteur public au privé par la responsabilisation ciblée d’acteurs de la chaîne de valeur, que sont les producteurs. L’idée était de remonter à la source de la pollution en internalisant le coût de gestion des déchets dans le prix des produits afin que les producteurs améliorent, dès la conception, la recyclabilité des produits qu’ils mettent sur le marché.
Alors que dans sa conception initiale le principe de REP se fondait sur une logique de responsabilité individuelle, il s’est avéré que, dans la plupart des pays, les producteurs se sont regroupés de manière à répondre collectivement à leurs nouveaux objectifs de collecte et de traitement.
Une mise en œuvre collective mettant en difficulté la responsabilité individuelle
Après plus de dix années de mise en œuvre, le principe de REP a prouvé son efficacité quant à la structuration d’un système de gestion des déchets conforme aux normes environnementales. Toutefois, l’efficacité de l’organisation collective se heurte à l’objectif d’éco-conception (i.e. concevoir les produits de manière à limiter les impacts environnementaux). En effet, la collecte des déchets en mélange a pour revers une désincitation des producteurs à agir sur la conception de leurs propres produits ne pouvant bénéficier directement de cet effort (MAYERS et collab., 2013). La difficulté de la responsabilisation collective se révèle ainsi au grand jour : la responsabilité collective entraîne-t-elle inévitablement une déresponsabilisation individuelle ? Comment articuler responsabilité individuelle et collective ? La responsabilisation collective est-elle limitée à une organisation de mutualisation ?
Le cas original de la France
Dans la pratique, le modèle de REP tel qu’appliqué en France expose un processus de responsabilisation singulier révélant une nouvelle forme de co-régulation, c’est-à-dire une forme d’action collective et de confiance réciproque entre acteurs publics et privés où l’État co-construit un agenda commun avec les producteurs.
Cette forme d’organisation, où les règles sont collectivement négociées, rappelle les principes de gouvernances traitées dans la littérature sur les ressources communes (notamment les travaux du prix Nobel en économie Elinor Ostrom [1990]) et plus récemment sur les communs (Dardot et Laval, 2015; Coriat, 2015) à travers lesquels des acteurs revendiquent le droit d’occuper un espace public ou une ressource commune et d’y instaurer leurs propres règles issues d’un processus de démocratie participative. Ces actions engagées ont conduit à la construction de dispositifs de gestion de communs par des communautés (gestion de l’eau à Naples, du parc éolien de Béganne ou solaire de Casalecchio di Reno en Italie, etc.).
La ressemblance de ces formes collectives avec le modèle de REP reste toutefois partielle. Contrairement à ces communautés qui s’engagent spontanément pour défendre leur cause, dans la problématique des déchets, il s’agit ici de responsabiliser des acteurs qui ne se reconnaissent pas naturellement comme appartenant à un même commun. En réalité, rendre un collectif responsable implique de susciter une volonté d’engagement dans un agenda commun permettant de guider la responsabilité individuelle. Dès lors, il s’agit de rendre compte comment le mode d’engagement collectif par le commun peut être suscité par l’action publique.
En ce sens, cette thèse cherche à théoriser le principe de la responsabilité collective en tant que technique politique de gouvernement ramenant le commun au cœur de l’action publique à travers la logique de la responsabilisation. Pour cela, nous avons étudié en détail un cas particulier : celui de la filière des Déchets d’Équipements Électriques et Électroniques en France et le modèle de gouvernance associé. Cette filière est particulièrement pertinente du fait de la complexité des enjeux liés aux DEEE (forte cause de pollution, difficultés techniques de traitement, évolution technologique rapide des EEE, présence de matières stratégiques à haute valeur ajoutée attisant les comportements opportunistes, etc.).
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Table des matières
INTRODUCTION
.1 Introduction générale : La responsabilité collective face à la tragédie électronique
.1.1 La naissance de la tragédie électronique
.1.2 De politiques publiques basées sur la contrainte à une orientation nouvelle basée sur la responsabilisation
.1.3 L’émergence du concept de Responsabilité Élargie du Producteur
.1.3.1 Une mise en œuvre collective mettant en difficulté la responsabilité individuelle
.1.3.2 Le cas original de la France
.1.4 Synopsis de la thèse
.1.4.1 Partie 1
.1.4.2 Partie 2
.1.4.3 Partie 3
.1.4.4 Partie 4
.1.4.5 Partie 5
.1.4.6 Conclusion générale
.2 Méthodologie
.2.1 Synthèse de la méthodologie
.2.2 Choix de la démarche méthodologique
.2.2.1 Origine de la thèse
.2.2.2 Une méthode compréhensive
.2.2.3 Une approche exploratoire
.2.3 Collecte et analyse des données
.2.3.1 La collecte des données primaires et secondaires
.2.3.2 Méthode d’analyse des données
.2.4 La validité de la recherche
.2.4.1 La validité interne
.2.4.2 La validité externe
.2.5 Le cheminement de la réflexion
.2.5.1 Année 1 : la question des métaux stratégiques et des plastiques
.2.5.2 Année 2 : les questions de la responsabilité, de la régulation et du commun
.2.5.3 Année 3 : les BMC et comparaison au niveau européen
I Cadrage théorique
I.1 Limites des théories classiques de la régulation
I.1.1 Limites des mesures régaliennes face à l’incertitude
I.1.2 Limites des mécanismes de marché face au besoin d’engagements de long terme
I.1.3 Hégémonie de la pensée individualiste au détriment de l’action collective
I.2 Les théories institutionnelles et la nouvelle gouvernance
I.2.1 Une littérature riche
I.2.2 Les différentes formes de co-régulation
I.2.2.1 Forme de privatisation
I.2.2.2 Forme de délégation
I.2.2.3 Forme de co-régulation responsabilisante
I.3 La responsabilité
I.3.1 Évolution de la notion de responsabilité : de l’imputation individuelle à une forme de socialisation
I.3.2 La responsabilité dans le domaine de l’environnement
I.3.3 La responsabilité environnementale institutionnalisée par un processus de responsabilisation
I.3.4 Le processus de responsabilisation au-delà d’un simple mouvement d’individualisation
I.3.5 Lien entre responsabilités individuelle et collective
I.3.6 Relations concurrentes entre responsabilités individuelle et collective en situation complexe : importance du common purpose
I.3.7 La responsabilité collective en pratique
I.3.8 Quelques points clés afin d’aborder la pratique de la responsabilité collective
I.3.9 Les risques potentiels et difficultés de la co-régulation en pratique
I.4 Théories des communs
I.4.1 Petite histoire des ressources communes
I.4.2 Les différentes terminologies relatives aux communs
I.4.3 Les différentes approches des communs
I.4.4 Les travaux d’Elinor Ostrom
I.4.5 Limites de l’analyse institutionnelle des communs
I.4.6 Particularités des « maux communs »
I.4.7 La renaissance des communs
I.4.7.1 Les communs informationnels
I.4.7.2 Nouveaux sens du commun comme pratique politique
I.4.7.3 Le commun dans la loi
I.4.7.4 Des communs, au commun singulier
I.4.8 La question de l’identification des communs
I.4.9 Les biens tutélaires et la responsabilisation
I.4.10 Caractéristiques des communs
I.5 La création du commun et le processus de responsabilisation
I.5.1 L’activité de conception du commun : une littérature à compléter
I.5.2 Un processus de responsabilisation au service du commun
I.5.2.1 Les temps de la création et du processus
I.5.2.2 Les enjeux de soutenabilité des communs orphelins
I.5.2.3 La confiance, un facteur clé
I.5.2.4 Le rôle des intermédiaires dans la cohésion
I.5.2.5 Les « méta-organisations », des formes d’intermédiaires dans le domaine de l’environnement
Conclusion de la partie 1
II Émergence d’un « problème commun »
II.1 Histoire du déchet
II.1.1 De l’antiquité à l’urbanisation
II.1.2 1790-1870 : Un cycle de la matière ville/industrie/agriculture
II.1.3 1880-1970 : La séparation
II.1.4 Mise en politique de la problématique déchet (1950 – 1990)
II.1.4.1 Un contexte d’urgence environnementale
II.1.4.2 Un début de mise en politique à travers un régime « confiné »
II.2 Nouvelle orientation : responsabilisation et innovation
II.2.1 Naissance du concept de Responsabilité Élargie du Producteur
II.2.1.1 Une doctrine émergente à partir de premières expériences
II.2.1.2 Les premières applications du principe de REP en Europe
II.2.2 Un début de doctrine
II.2.3 Le cas de la politique des REP en France
II.2.3.1 Un principe visant une variété de flux de déchets et qui s’est largement diffusé
II.2.3.2 Une approche collective du principe de REP
II.2.3.3 Les choix techniques de mise en œuvre
II.3 Régimes de gouvernementalité des déchets
II.3.1 L’évolution de la valeur des déchets
II.3.2 Émergence d’une politique de filière et de valorisation des déchets
II.4 Justification d’une approche par les communs
II.4.1 La question du déchet en tant que commun
II.4.2 Littérature sur le principe de REP : deux approches
II.4.2.1 Une approche instrumentale
II.4.2.1.1 La question du partage des responsabilités
II.4.2.1.2 Le débat entre système individuel ou collectif
II.4.2.1.3 L’enjeu du mécanisme de financement
II.4.2.2 Une approche institutionnelle
II.4.3 Rapprochement entre les deux littératures : les communs et la REP
II.4.4 La littérature sur les organismes de producteurs
II.4.4.1 L’approche instrumentale et économique
II.4.4.2 La contribution des organismes de producteurs : un sujet controversé Transition : L’intérêt de l’étude de la filière DEEE
Conclusion de la partie 2
Encadré : Les enjeux de la valorisation des Déchets d’Équipements Électriques et Électroniques
III Le processus de responsabilisation en pratique
III.1 Histoire de la création de la filière DEEE
III.1.1 Prémices réglementaires de la filière DEEE
III.1.2 Expérimentation sur la communauté urbaine de Nantes
III.1.3 Phase de regroupement (2003-2005)
III.1.4 Phase de structuration chez Eco-systèmes (sept. 2005-nov. 2006)
III.2 Le modèle retenu pour la filière DEEE
III.2.1 Mécanismes des flux matières et financiers
III.2.2 Le statut juridique original des éco-organismes
III.2.3 Le cahier des charges des éco-organismes, le fondement du dispositif opérationnel
III.2.3.1 L’agrément
III.2.3.2 L’éco-organisme, un contractant au coeur des relations entre les parties prenantes
III.2.3.3 La concertation, au fondement de l’élaboration du cahier des charges
III.2.4 La régulation par l’État
III.3 Montée en puissance de la filière DEEE
III.3.1 Première période d’agrément (2005-2009)
III.3.1.1 La structuration d’un réseau auparavant inexistant
III.3.1.2 Premières critiques et renforts réglementaires
III.3.2 Deuxième période d’agrément (2010-2014)
III.3.2.1 Révisions du cahier des charges suite aux leçons tirées de la première période d’agrément
III.3.2.2 Renforcement du principe de prévention
III.3.2.3 De nouveaux objectifs plus ambitieux
III.3.2.3.1 L’enjeu de la collecte
III.3.2.3.2 La lutte contre les filières parallèles
III.3.2.4 Durcir la réglementation pour sécuriser la collecte
III.3.2.4.1 Des mesures nationales
III.3.2.4.2 …mais également européennes à travers le WEEE Forum
III.3.2.5 Développement d’autres canaux de collecte
III.3.2.5.1 Un nouveau réseau de collecte via les opérateurs de broyage et les ferrailleurs
III.3.2.5.2 Les collectes de proximité
III.3.2.6 L’incitation à l’éco-conception renforcée par le dispositif d’écomodulation
III.3.2.6.1 Les critères de modulation
III.3.2.6.2 La première phase d’un dispositif amené à évoluer
III.3.2.6.3 Des résultats encore insuffisants
III.3.2.6.3.1 La priorité des producteurs dans l’éco-conception diffère de celle environnementale
III.3.2.6.3.2 Un dispositif difficilement approprié par les producteurs
III.3.2.6.3.3 Un dispositif qui encourage un soutien supplémentaire des éco-organismes
CONCLUSION
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