La musique à l’image dans l’essence perceptive de l’Homme : sémantique sensible et réception
Dans l’obscurité la plus totale, deux premières notes résonnent. Aucune image du film n’est encore apparue, et pourtant le spectateur est déjà en alerte. Les deux notes sont répétées sont formes de motif qui survient trois fois encore, toujours sans image, et cettefois la peur s’installe chez le spectateur. Le récit du film n’a pas encore commencé, il n’y a pas d’informations visuelles, et pas de mots mais une réaction émotionnelle a lieu.
Pour comprendre comment cette première scène des Dents de la Mer a un effet si puissant sur le spectateur, il nous faut étudier comment ce qui l’introduit, donc la musique, engage cette accès privilégié avec son intériorité ; quelles sont les prédispositions sensibles de l’Homme à la réception de la musique puisque un effet se produisant par la musique épurée/dénuée de tout soutien visuel ou narratif met donc en exergue son accès privilégié aux émotions de l’Homme. Tout comme Psychosed’Alfred Hitchcock (1960) ou 2001 : L’Odyssée de l’Espace de Stanley Kubrick (1968), les premières notes sont introduites avant l’image et deviennent une annonce du ton du film. Pour Psychosepar exemple, « Au moment où la musique a commencé, avec sa dissonance tranchante et son rythme fou, le public savait qu’il était prêt à vivre une descente de montagne-russe à retourner l’estomac duquel il ne pourrait pas descendre sauf en quittant la salle de cinéma. »
Ainsi, les premières notes des Dents de la Mer sur fond noir deviennent l’annonce terrible de ce qui va s’ensuivre. L’impression qu’elles créent sonnent comme un présage tragique. La musique en elle-même devient un procédé dont la capacité affective introduit une forme de communication. Cette notion de communication induit l’idée d’un langage, non pas sur le plan verbal mais sur le plan émotionnel, c’est-à-dire qu’il touche à l’intériorité la plus primaire de l’Homme, celle qui dans son évolution même s’apparente à l’état pré-verbal, et résonne puissamment en nous dans cette toute première minute.
Un premier langage
De la découverte d’une signification mélodique
Dans ses recherches sur la perception du langage du nourrisson, le Dr. Stern suggère une sensibilité naturelle à la musique, le son s’inscrivant comme une de nos premières relations avec le monde. L’idée de son et de rythme, ce qui constituent la structure musicale, est au centre notamment du rapport entre la mère et son enfant. C’est par ce rapport sonore que va s’initier la reconnaissance d’un langage pour l’enfant ; par exemple, si la mère pose une question au nourrisson, la tonie de la phrase pourra finir par une note montante semblable à l’inflexion d’une mélodie. Le nourrisson sera capable, sanscomprendre la signification verbale de la phrase, de saisir la particularité montante de la mélodie et ainsi en ayant progressivement une connaissance des différentes intonations, de reconnaître ce type particulier de phrase. La mélodie s’installe donc comme la première reconnaissance d’un langage de la part de l’Homme. Le stade suivant est celui d’un échange sonore entre la mère et l’enfant ; les travaux du Dr. Stern l’ont conduit à effectuer des études d’observation sur différents sujets, tous menant au même résultat : lorsque le nourrisson (émetteur) émet un son ou produit un geste adressé ou partiellement adressé à son parent (destinataire), ce destinataire tend à répondre par un son, un geste ou un rythme correspondant en durée et en intensité à ce son. « Un petite fille de neuf mois s’extasie devant un jouet et s’en approche. Tandis qu’elle l’attrape, elle laisse échapper un exubérant « aaaah ! » et regarde sa mère. Sa mère la regarde en retour, incline ses épaules, et réalise un formidable mouvement de danse en secouant le haut de son corps, comme une danseuse burlesque. Le mouvement dure juste aussi longtemps que le « aaah ! » de sa fille mais est aussi extasié, joyeux et intense. »
Ces échanges fonctionnent exclusivement sur une structure musicale, rythme, son, intensité… en sont au centre et installe un processus de communication. A cette étape de la formation de l’enfant, la reconnaissance du langage est donc dépassée pour atteindre une entrée même dans le langage. Cette place importance que la musique a pris dans notre processus de communication s’illustre ensuite dans son rapport au langage verbal ; « Parfois, la mère dirait : « Ne fais pas ça. », une excellente formulation de l’interdiction d’un point de vue linguistique, mais elle le dirait dans le ton le plus doux, le plus joueur et avec un sourire. Etait-ce une interdiction ? Une autre fois, elle dirait simplement le nom du bébé ou demanderait : « Veux-tu faire ça ? » et nous serions tous d’accord, par rapport au ton de sa voix et à son expression faciale, qu’il s’agit d’un interdiction, même si linguistiquement ce n’en était pas une. » . Dans cet exemple, le formulation de la mère tend à une signification verbale en désaccord avec la signification mélodique par son intonation ; le destinataire de ce processus de communication (l’enfant) se retrouve confronté à une contradiction qui, si les deux significations opposées étaient égales, donnerait lieu à une aporie et les deux sens s’opposant s’annuleraient, l’idée même de signification ne pourrait plus avoir lieu.
Pourtant, le premier apprentissage du langage de l’enfant s’étant effectué par une reconnaissance des intonations, c’est à cette intonation qu’il va donner une signification supérieure. A juste titre, puisque l’adulte lui-même ayant découvert le langage par la mélodie des phrases dans son état pré-verbal de nourrisson accorde aussi un sens supérieur à l’intonation (comme le souligne par ailleurs ses expressions faciales accompagnant les interdictions mélodiques de l’exemple du Dr. Stern, le mouvement du visage étant intrinsèquement lié à la production de sons).Face aux mots, la signification finale de la phrase réside donc dans sa musicalité. Le langage musical est perçu par le nourrisson quand il est encore au stade de sa perception amodale, c’est-à-dire à la première étape de perception du monde où ce qui l’entoure et son apprentissage sont traités par la sensation, dont les émotions. La formulation d’un langage mélodique est reçue et assimilée au stade de cette perception, ainsi directement au contact de l’émotion.
Lors de l’étape de la croissance donnant lieu à l’appropriation du langage verbal par l’enfant, la musicalité démontre un pouvoir particulièrement important sur ses états émotionnels, toujours au-delà des mots. Une petite fille, étudiée par le Dr. Stern, essaie de retarder le moment d’aller se coucher en discourant vivement. Une fois que son père lui a souhaité bonne nuit et a quitté la chambre, elle continue pourtant à discourir, seule, et différemment. La petite fille emploie le son du langage pour combler sa solitude dans sa chambre, et parle en réutilisant les intonations et mots de son père pour recréer sa présence réconfortante ; le son devient un moyen matérialisant. Les intonations, donc la musique, l’affectent émotionnellement comme le fait la présence de son père, elles deviennent une personnification qui remplie l’absence par l’existence sonore. Cet exemple s’inscrit dans un but similaire à celui de notre requin des Dents de la Mer, mais il s’agit ici d’une intonation que la petite fille connaît, la matérialisation fonctionne alors dans le souvenir et l’imitation, mais soulève le pouvoir de création, de personnification de la musique ; sa place privilégiée dans la perception humaine se manifeste dès la plus petite enfance au-delà des mots. Le motif du requin n’est peut-être pas alors une imitation due à notre expérience consciente, il peut être le souvenir de quelque chose qui n’est pas défini, qui finalement remonterait à une perception encore plus ancienne que celle de notre propre expérience, et nous pousse ainsi à en chercher la signification.
Dans sa situation, la petite fille est productrice et réceptrice du son (émetteurdestinataire), il ne s’inscrit pas dans une communication à autrui et sa production lui est entièrement personnelle. Mais lorsque le son intervient dans l’espace d’échange social, que Yuri Lotman désigne sous le nom de sémiosphère , il devient qualifiable par l’intériorité d’autrui. L’Homme ne s’arrête pas à une réception émotionnelle ; la communication induit la nécessité de compréhension, et entraîne ainsi avec elle la volonté d’une signification. Le sens même est au centre de notre contact avec le monde, la compréhension permet l’évolution dans un monde social, ainsi l’Homme a un intrinsèque besoin de conférer un sens aux choses, c’est l’intentionnalité.
Paréidolie sonore : les dents du son
Nous pouvons employer un autre terme, visuel et auditif cette fois, qui s’intègre dans la dimension narrative : la paréidolie. Visuellement, une paréidolie correspond à une illusion d’optique qui identifie dans quelque chose (objet, paysage…) une forme qui nous semble familière, par exemple voir un éléphant dans la forme d’un nuage, ou un visage dans une tâche d’encre… Adaptée au son, la paréidolie permet de susciter des images par des associations auditives et visuelles. Les icônes sonores obtenues participent à la protonarration et, dans le medium filmique, s’inscrivent dans le contexte du récit (et ainsi soutiennent ou contredisent l’image) pour former leur propre proto-narration Une des plus célèbres et effectives paréidolie sonore se retrouve dans Psychose, lors de la scène de la douche. Tandis que Marion Crane est assassinée sous la douche, la musique de Bernard Herrmann fait entendre des notes stridentes aux violons, coupantes comme le couteau de l’assassin.
Accès à l’émotion
Par la sensation que produisent en nous les premières notes du motif, avant même l’ostinato, l’émotion ressentie est projetée dans la réflexion du spectateur qui qualifie ainsi le sens que prennent les notes contextualisées dans une situation narrative. Ainsi, le sens naît d’abord de l’émotion, que la construction de la scène orchestre, et renverse. La décomposition de la perception de la musique passe par la réception de la sensation qu’elle induit, convertie ensuite en émotion que le spectateur va traduire et dont la signification (par l’intentionnalité) va s’inscrire dans la narration pour contextualiser le sens.
Accéder à l’émotion, c’est obtenir la vulnérabilité du spectateur, son désir de ressentir. C’est pour cette raison que la vigilance installée par la première occurrence du motif obtient immédiatement l’attention du spectateur. La scène dans son ensemble même ne présente pas de prime abord un important contenu visuel et narratif ; il n’y a pas d’acteurs à l’image, pas de dialogue, un seul plan sous-marin en mouvement et de la musique. Pourtant, elle obtient ce désir de voir, et de ressentir, par ce qu’elle éveille en nous.
Renverser la hiérarchie des sens
« Je ne pense pas que l’on dise aux spectateurs de pleurer, je pense qu’on leur offre la possibilité de pleurer. » souligne James Cameron quant à James Horner et à la composition de musique de film . Le spectateur, en choisissant de regarder l’écran, devient complice de l’éveil de ses propres émotions ; il y a la volonté d’une réaction émotionnelle. Ainsi, il accepte, en suivant l’histoire, de s’y rendre sensible et se dispose à recevoir ce que le film induit. Tandis que le conscient est concentré sur l’histoire, la musique et les mouvements du cœur qu’elle infère peuvent toucher à l’inconscient : l’effet n’en est que plus puissant. De ce fait, l’interaction de la musique avec l’inconscient permet un éveil des émotions qui s’élaborent dans le conscient. Leibniz, dans ses Nouveaux Essais sur l’entendement humain, établit un état de perception qu’il associe dans son exemple à la douleur et au plaisir; pour lui, il existe des douleurs presque imperceptibles, l’Homme souffre donc avant de ressentir véritablement la douleur, et c’est quand elle devient suffisamment forte qu’elle passe dans sa perception (que nous associons au conscient). Nous pouvons adapter cette échelle de perception aux émotions.
Notre capacité émotionnelle est déjà en nous, que des éléments éveillent en obtenant une réaction plus ou moins importante ; ainsi la musique et l’image les rendent plus ou moins conscientes en fonction de leur force. En réaction, le spectateur peut recevoir et accepter ces émotions ou choisir de sortir du récit du film et de le repousser au rang de medium filmique : « Ce n’est qu’un film », qui agit finalement comme un mécanisme de défense contre le déclenchement d’une émotion trop forte et le refus de la réaction émotionnelle par une réduction de ce qui la déclenche. Devant un film d’horreur, cette réaction de rejet pourra se présenter par un spectateur se cachant les yeux, mais si cet acte de protection ne suffit pas, il fermera les yeux puis se bouchera les oreilles. Sa concentration première sur l’image s’explique par sa place dominante dans la hiérarchie de l’attention que l’Homme accorde à ses sens , la vision devient notre premier élément de perception consciente du monde, notre éveil commence par elle et se termine par elle quand les autres sens fonctionnent de façon continue en arrière-plan de la conscience, tout comme notre concentration et notre désignation des choses se fait par le regard. C’est cette hiérarchie des sens queLes Dents de la Merparvient justement à bousculer. Les sons marins sont les premiers éléments du film reçus par le spectateur, le fond noir le force à non seulement les entendre, mais à les écouter. Si l’attention consciente du spectateur est sur le son, la musique est perçue et prend une ampleur différente ; quand l’image arrive, la musique a hiérarchiquement atteint dans la perception un plan supérieur. Miguel Mera étudie ce procédé à partir du travail de Julian Henriques et suggère que « la qualité viscérale du son se traduit en une organisation hiérarchique des sens où le son bloque nos processus rationnels. [Henriques] décrit ce procédé en tant que dominance sonore, qui se produit lorsque et quand le medium sonore destitue l’habituelle ou normale dominance du medium visuel. Avec une dominance sonore, le son a le quasi-monopole de l’attention. La modalité sensorielle-auditive devient la modalité de la sensation plutôt qu’une parmi les autres voir, sentir, toucher et goûter. »
Même si notre attention dérive ensuite peu à peu sur l’image à la recherche, pour cette introduction si particulière, d’une explication, d’une signification toujours, nous avons une conscience active de la musique et de son rapport à l’image. La musique interagit ici avec notre conscient (Que se passe-t-il ?) et réceptionne l’émotion qui dérive de l’inconscient (Quel est le danger ?).
Rythme
Le contact physique avec le spectateur s’effectue aussi par le rythme de la musique. Le morceau est très rythmé parce qu’il est construit sur un ostinato qui, rythmique dans sa définition même, permet de faire entendre tous les temps. En conséquence, il participe à la création de l’atmosphère anxiogène en battant le mouvement d’un danger physique en approche. L’art musical se structurant sur une temporalité, les effets de mouvement peuvent être aisément écrits en pliant le rythme à la narration, c’està-dire par des accelerando ou ralentendo. Ici, John Williams crée l’impression d’un accelerando ; le danger se met en route progressivement puis accélère avec le démarrage de l’ostinato doublant le nombre de notes par mesure.
La constance des 8 notes installée, c’est l’augmentation des harmonies par mesure qui participe à la progression de la vitesse avec, enfin, le crescendo que nous avons précédemment évoqué pour créer le mouvement dans l’espace. L’effet rythmique de la scansion génère un phénomène d’induction motrice qui touche au rythme cardiaque. Une accélération ou une décélération (ou l’impression que nous pouvons en avoir) induisent donc une accélération ou un ralentissement cardiaque, et par là même affecte la tension musculaire. Le rythme génère toujours une réaction physique, qu’elle soit intérieure comme la réaction du cœur et des muscles, ou extérieure en tapant du pied ou en frappant des mains, nous vivons par la constance d’un rythme en nous ce qui nous amène à un rapport physique et émotionnel étroit avec le rythme. Le rythme participe au plaisir du spectateur, ce qui introduit un contraste dans la tension de notre scène ; ainsi, l’ostinato est plaisant dans sa constance tout en étant paradoxalement angoissant dans son intention.
L’Homme a le besoin d’avoir des repères dans la musique pour comprendre sa construction et ainsi ses directions, nous l’avons illustré avec la composition sans isotopies du mathématicien Scott Rickard. A chaque note de son morceau sans isotopies, le cerveau y cherche une répétition, la formation d’un motif pour obtenir le plaisir lié à l’écoute, qu’il ne trouve pas. Cette répétition est essentielle, ainsi, même une forme musicale angoissante permet au spectateur d’obtenir un plaisir dans le rythme. Un autre paradoxe réside dans la rythmique de la scène, puisque cette rythmique est aussi complice de la montée de la peur. Tout d’abord, le morceau est assez rapide avec un battement de 120 à la noire, ce qui entraîne une augmentation du rythme cardiaque. De plus, la construction rythmique des motifs joués au-dessus de l’ostinato interagit avec la constance, John Williams fait plusieurs fois partir ces motifs jouant sur l’ostinato à contretemps, par exemple lors de l’intervention des vents qui ponctue le motif apparaissant sur le titre, puis lors de la reprise de ce motif sur la quarte augmentée avant la montée de la quinte diminuée.
Le monstre sous le lit
Nous sentons la présence de quelque chose de terrifiant, certes. Pourtant aucun indice visuel (forme, silhouette) ou auditif (cri animal, s’il s’agit d’un animal) ne nous laisse entrevoir ce qu’est la menace dans la scène. La vigilance, l’angoisse, la peur étant instaurées, nous cherchons à savoir ce qui incarne le danger, et plus encore, nous cherchons à le voir. Tous les éléments mis à la disposition du spectateur deviennent des pistes pour visualiser ce que le récit ne nous donne pas à voir. Une partie de la force de la scène réside dans le fait que la présence invisible n’est pas enfermée dans une énonciation verbale, ni précédant la scène (étant la toute première scène du film), ni durant la scène.
Les impressions que nous communiquent la musique et l’image libérées du langage sont pré-réflectives, c’est-à-dire qu’elles ne sont pas enfermées dans les frontières que des mots et des raisonnements pourraient formuler, les délimitant pour mieux les comprendre.
Mettre un mot sur une impression créerait un cadre qui induit dans sa structure des limites précises à une signification. Ainsi, leur absence de délinéation leur confère une dimension indicible, et donc infinie. Cette liberté des impressions dirigées par l’invisible permet donc au spectateur de compléter ce qu’il ne voit pas avec son propre pouvoir narratif, l’imagination.
L’absence de limites conduit l’imagination à créer dans les extrêmes ; quelque chose de nommé perd de sa puissance parce que le processus linguistique le délimite pour que sa signification devienne communicable à autrui. Or, l’imagination peut se passer de l’enfermement verbal (en opposition à la réflexion) et fonctionne sur des impressions qui peuvent être indicibles. Cet aspect la rend donc propice aux extrêmes, et lui confère notamment une tendance à imaginer le meilleur, et surtout le pire. L’extensivité de l’imagination s’adapte à la personne, mais par rapport à un récit la situation diffère ; le contexte de la scène, visuel et auditif, est donné, la peur est dominante, l’imagination s’articule sur des impressions pour formuler l’invisible : l’imagination est dirigée. Elle conserve bien évidemment sa capacité à former l’indicible mais tombe dans l’extrême soumis par le récit. Pour notre menace invisible, elle se tourne alors vers le pire. La menace que nous ne voyons pas n’étant pas enfermée dans une identité et une nomination, elle prend une dimension immortelle, surpuissante, surnaturelle ; elle incarne la peur.
Projeter la peur par l’imagination sur ce que nous ne voyons pas et dont nous avons la sensation de la présence sans la preuve de l’existence remonte à nos peurs irrationnelles d’enfant. Il ne s’agit plus d’imaginer dans le sens de voir des images intérieures qui ne sont que des impressions conscientes que nous savons ne pas être réelles ; l’imagination dans son extrême induit une conviction que quelque chose de dangereux est près de nous.
Nous avons choisi de qualifier ces peurs d’irrationnelles, mais il nous faut nuancer ce terme et l’entendre comme des peurs qui n’ont pas leur place dans la réalité puisqu’un raisonnement inscrit dans cette réalité devrait les désamorcer. Illustrons la situation avec un exemple ; un enfant est dans son lit, et redoute de laisser son pied ou sa main dépasser pour que le monstre sous son lit ne puisse pas s’en saisir. Il a peur, allume la lumière, et courageusement regarde sous son lit : il n’y a rien. Il éteint la lumière, mais garde ses pieds et ses mains loin du bord du lit. L’enfant a pourtant vu, assimilé l’information qu’aucun monstre ne se cachait sous son lit, sa raison le lui assure. En vérifiant, l’absence de monstre s’est inscrite dans la réalité car c’est un fait. Pourtant, la peur est toujours là ; l’absence du monstre ne s’est pas inscrite dans son imagination. Pour ainsi dire, ce n’est pas parce que le monstre n’est pas réellement sous le lit qu’il en est absent. Dans l’imagination de l’enfant, la menace existe, elle est proche et sa peur est réelle. S’il ressent la peur cela signifie que la menace existe, mais pas dans notre réalité commune. Dans sa propre intériorité le danger est là et l’affecte parce qu’il en est convaincu. Pouvons-nous toujours convenir que la peur de l’enfant est irrationnelle ? Si une menace existe, qu’elle soit inscrite dans notre réalité ou dans notre imagination, la réaction de la peur est un phénomène logique et adéquat ; dans le monde de l’imagination, la peur est donc tout à fait rationnelle puisqu’elle réagit à un danger. Cette capacité de conviction de l’imagination est finalement très proche du rêve (et du cauchemar) qui s’exerce dans une réalité qui nous est propre et à laquelle on croit. La peur dans un cauchemar est réelle parce que l’on croit en la réalité de ce que nous voyons, et la proximité de l’extensivité entre imagination et rêve permet d’y figurer le pire : « Avec l’émotion comme avec la foi , le contrôle du rêveur est mince. Il ne peut pas détourner le regard du monstrueux camion qui s’abat sur lui ou de l’abîme qui bâille sous lui. Sa terreur ne peut pas être atténuée par une action évasive. »
Dans notre scène des Dents de la Mer, nous avons conscience qu’il s’agit d’un film, que l’écran ne représente pas une menace réelle, mais en choisissant de recevoir le récit nous acceptons de croire, et la place laissée à l’imagination nous confère la conviction de l’existence de cette menace.
L’impossible catharsis
La projection dans le récit fonctionne par une résonance moteur chez le spectateur qui entraîne, par la reconnaissance des actions représentées, leur compréhension. Cette résonance moteur prend le terme de « système miroir » qui inclue dans son nœud frontal l’Aire de Broca qui se trouve être l’aire du système cérébrale activée conjointement par le langage et la musique. Un neurone miroir, en voyant un comportement (incluant la représentation d’un comportement) va s’activer pour imiter ce comportement comme s’il le réalisait lui-même. Il s’agit de trouver dans la représentation un écho de sa propre intériorité et expérience. De sa définition découle l’importance de ce système dans la représentation, puisque participant à la projection du spectateur dans la narration il entraîne ainsi les similis d’émotions. Le fonctionnement de notre système miroir est ici perturbé, le personnage n’étant pas devant notre regard mais autour de notre regard ; en conséquence du fait que nous ne pouvons pas réagir à ses émotions et réactions affectives, une barrière se crée entre lui et le spectateur : il nous devient émotionnellement hermétique. Nous sommes alors au centre du paradoxe de proximité physique, propice à la catharsis, et de distanciation émotionnelle, paradoxe important notamment puisque le spectateur n’est pas en apathie dans cette scène, la peur lui est communiquée. L’émotion plonge le spectateur dans le récit, et induit en lui la catharsis, qui par sa centralité dans la représentation entraîne justement la purification de ses émotions. « Et, en représentant la pitié et la frayeur, elle (la représentation) réalise une épuration (catharsis) de ce genre d’émotions. »
Sans représentation, est-ce que cette émotion s’inscrit encore dans une forme de catharsis ? Peut-il y avoir finalement une estimation de l’hôte de notre regard comme semblable émotionnel ? Dans cette unique phrase d’Aristote introduisant la catharsis, le philosophe met en exergue deux émotions : la pitié et la peur. La pitié engendre une reconnaissance de l’autre comme étant son semblable, elle s’applique par un processus d’identification et une acception du malheur de l’autre comme pouvant potentiellement être le nôtre. Sans ce processus d’identification et de reconnaissance, le phénomène d’empathie n’a pas lieu tout comme l’effet purificateur de la vision (et ainsi de l’emprunt et du partage des émotions similis « Les émotions que vous ressentez ne vous appartiennent pas. » (Madeline’s Madeline)) par la représentation des émotions d’un personnage qui est le but de la catharsis. La peur est la seconde émotion participative, selon Aristote, de la représentation pour introduire la catharsis, et c’est justement l’émotion centrale de la scène. Cependant, Aristote avance que la peur, puisque inscrite dans la catharsis c’est-à-dire induisant un phénomène de représentation, doit être dirigée au bénéfice d’autrui ; nous devons avoir peur pour un personnage.
La proximité avec le requin par le partage de son regard pourrait instaurer les fondations de cette peur pour autrui. Cependant, au-delà de la distanciation émotionnelle, quelque chose de son intériorité est communiqué au spectateur, et c’est par la musique voix-Je évoquée précédemment.
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Table des matières
INTRODUCTION
I. LA MUSIQUE A L’IMAGE DANS L’ESSENCE PERCEPTIVE DE L’HOMME : SEMANTIQUE SENSIBLE ET RECEPTION
1. Un premier langage
1.1 De la découverte d’une signification mélodique
1.2 Et de la nécessité du sens
1.2.1 Isotopie musicale
1.2.2 Paréidolie sonore : les dents du son
2. Accès à l’émotion
2.1 Renverser la hiérarchie des sens
2.2 Direction et niveaux d’intensité de la peur
3. L’Homme musical
3.1 Associations et réalité de l’invisible
3.1.1 Synesthésie
3.1.2 Cénesthésie
3.1.3 Rythme
3.2 Le monstre sous le lit
II. LE SPECTATEUR, SECOND ECRAN DU FILM
1. Place sensible du spectateur
1.1 Etre à l’intérieur du chat
1.2 L’impossible catharsis
2. Identifier l’invisible
2.1 Intériorité
2.2 Extériorité
2.3 Symbole
2.3.1 Et la mer a des dents
2.3.2 Présage funèbre
3. La peur de l’insaisissable
3.1 Une spatialisation angoissante
3.1.1 Assombrir la lumière
3.1.2 Plongée dans l’inconnu
3.2 Paranoïa dirigée
3.2.1 Suspense rythmique
3.2.2 Le récit parallèle
III. L’INTERDIEGETIQUE
1. Suspendre l’horreur
2. Une participation extrême
3. La contemplation paradoxale
CONCLUSION
Bibliographie
Annexe
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