La carence de données quantitatives
Indépendamment du fait que chaque jour à N’Djamena peut voir naître ou disparaître un de ces ciné-clubs, il est impossible de quantifier le phénomène ; ni l’autorité de tutelle supposée ni les services fiscaux ne sont à même de le faire et le chercheur solitaire n’est évidemment pas en mesure de se substituer à eux. Toute tentative de dénombrement est donc impossible. Les estimations parfois fantaisistes qui peuvent émaner de sources diverses et que nous citons avec précaution ne sauraient remplacer des chiffres officiels qui font défaut. Dans le même ordre d’idées, le mode de diffusion des films (support DVD piratés) rend impossible une approche par les circuits de distribution comme c’est le cas du 35 mm qui permet de connaître le nombre de copies d’un film et leur destination. Ici, les opérateurs privés ne disposent d’aucune trace de leur activité et lorsque de telles données existent, comme c’est le cas de la télévision nationale, les gestionnaires refusent de les communiquer au chercheur qui en fait la demande . Nous sommes bien conscients que ce phénomène n’est pas propre à notre contexte, ainsi Emmanuel ETHIS évoquant le Festival Off d’Avignon et son expérience de chercheur sur le terrain parle d’économie informelle, de comptabilité opaque souvent non fournie au chercheur, d’une billetterie non fiable et de l’impossibilité de connaître les retombées directes de cette économie. Disons seulement qu’au Tchad le phénomène est généralisé et d’une toute autre ampleur.
Ainsi, sur un point qui était à nos yeux important, à savoir la place accordée aux films tchadiens dans l’offre cinématographique, cette absence de données a été particulièrement pénalisante : A la question : combien de ces établissements ont diffusé des films tchadiens, quelle proportion de leur programmation représentaient ils ou encore combien de spectateurs ont vu ces films, il ne peut être fourni de réponse autre qu’estimative. Il faut toutefois apporter un correctif à ce propos et établir une distinction entre le cas des ciné-clubs que nous venons d’évoquer et celui des centres culturels. En effet, même si l’absence de données publiées (ou même produites) par ces établissements et accessibles au chercheur est la même que pour les ciné-clubs, le nombre relativement réduit de ces structures, leur mode de gestion et la totale bonne volonté de leurs responsables nous ont permis de recueillir certaines de ces données par une démarche volontariste. Ainsi le contenu des fonds de supports (DVD) existants dans les centres culturels religieux et au centre culturel Baba Moustapha nous a été communiqué, ce qui nous a permis, sur ce point au moins, d’appuyer notre analyse sur des données objectives. Une telle démarche aurait été inconcevable avec les ciné-clubs : en effet, ces établissements n’archivent pas systématiquement les DVD piratés qu’ils diffusent ; ils les achètent à vil prix et ceux-ci perdent toute valeur à leurs yeux dès lors qu’ils ont été diffusés. Là même où ces supports existent et sont conservés, le chercheur pouvait difficilement demander accès à ces copies illégales sans risquer de compromettre la relation de confiance nécessaire au recueil des informations détenues par les gestionnaires de ces établissements. Enfin, cette carence de données quantitatives revêt également une dimension historique notamment pour ce qui concerne l’évolution des structures de diffusion cinématographiques dans les salles traditionnelles jusqu’à leur fermeture. Ainsi, les ouvrages généraux traitant du phénomène en Afrique font souvent silence sur le Tchad. Il est fréquent dans les statistiques internationales de trouver un vide ou l’expression « non communiqué » dans la colonne consacrée au Tchad, ce qui prive le chercheur d’éléments comparatifs lorsqu’il cherche à déterminer la spécificité tchadienne dans le contexte plus large de l’Afrique de l’Ouest, à moins de se livrer à des compilations hasardeuses de données issues de sources différentes. Ces contraintes ont sans doute été un élément déterminant dans les choix méthodologiques que nous avons faits. En effet, lorsqu’on mène une recherche en milieu urbain en Afrique et au Tchad en particulier, une des principales difficultés d’ordre méthodologique tient au caractère spécifique de l’informel : la majeure partie de la population doit, pour survivre, se livrer à une économie de débrouillardise qui, le plus souvent, échappe au cadre institutionnel ou légal. Et si l’on veut tenter de mieux comprendre le fonctionnement de ces activités et de ces modes de vie, les limites du questionnaire classique apparaissent très clairement : le recours à ce type d’outil a une forte chance d’occulter la réalité, c’est-à-dire les stratégies plus ou moins clandestines, les pratiques quotidiennes plus ou moins masquées de ces populations. C’est à ce titre que nous avons privilégié une démarche qualitative fondée sur l’enquête de terrain en nous appuyant à la fois sur l’observation directe et sur la conduite d’entretiens semi-directifs.
La conduite des entretiens : problèmes généraux
Dans une telle configuration, le chercheur est amené à être le producteur des données qu’il traite, sans toujours être en mesure de comparer ces informations recueillies auprès des enquêtés (et qui sont susceptibles de contenir toutes les distorsions que nous allons analyser plus loin) avec un corpus d’informations avérées, scientifiquement produites. Ce dernier point est à nos yeux capital et, même s’il est inégalement pertinent selon que nos interlocuteurs étaient des responsables administratifs, des gestionnaires d’établissements, des créateurs, ou des membres du public, il nous semble nécessaire de le développer ici. En effet, cette situation nous a amené à faire jouer aux entretiens un rôle hybride car il s’agissait à la fois de recueillir auprès des sujets des informations factuelles impossibles à obtenir par d’autres sources, autrement dit de les traiter comme des informateurs au sens qu’emploie Kaufmann :
« L’informateur (…) n’est pas interrogé sur son opinion, mais parce qu’il possède un savoir, précieux. » (Kaufmann, 1996 : 48)
Mais aussi de faire émerger à travers leurs discours des représentations, des affects, des appréciations dont la subjectivité même était par nous recherchée. Les grilles d’entretien que nous avons élaborées pour chaque catégorie d’acteurs et que nous avons testées auprès de quelques personnes puis remaniées portent toutes à des degrés divers les marques de cette double fonction. Bien que nous ayons systématiquement réduit le nombre des questions et opté pour des formulations plus souples destinées à libérer la parole, la longueur même de ces grilles trahit cette ambiguïté. Avec le recul, il nous semble que cette double fonction accordée aux entretiens leur donne encore trop volontiers le statut de questionnaire déguisé et a sans doute pu nuire à l’émergence d’une parole plus intime et plus profonde. Dans un autre contexte, les deux démarches auraient pu être disjointes et nous aurions pu, selon les catégories d’acteurs, faire jouer à un questionnaire administré le recueil d’informations factuelles pour alléger l’entretien, lui donner plus de profondeur et de richesse ; en l’occurrence, cette démarche sociologique était inenvisageable en raison du rapport difficile avec l’écrit de la majorité des sujets, un point sur lequel nous reviendrons.
On peut dire pour simplifier le propos que notre démarche a été plus anthropologique que proprement sociologique, avec toutefois une spécificité : notre terrain d’études était un milieu urbain familier dont nous faisons partie. Cette appartenance doit sans doute être relativisée : au Tchad, on appartient toujours à un groupe ethnique, à une communauté linguistique. Dès lors que nous nous présentons, nous sommes identifié comme francophone « du Sud », ce qui peut, en termes de représentations sociales, faciliter ou gêner la relation d’entretien. Il n’en reste pas moins que nous bénéficions d’une maîtrise des codes linguistiques et comportementaux propres à la société tchadienne urbaine qui permet d’éviter les pièges les plus évidents.
La conduite des entretiens : problèmes spécifiques liés aux types d’acteurs
Au-delà des aspects généraux que nous venons d’évoquer concernant la conduite et l’exploitation des entretiens, il en est d’autres qui sont liés à certains types d’acteurs et qui méritent une analyse spécifique. Tout d’abord, le cas des exploitants de ciné-club présentait plusieurs problèmes résultant à la fois du nombre d’établissements et de la nature des informations que nous souhaitions recueillir. La question du nombre posait d’entrée de jeu celle du choix des structures, de la taille de l’échantillon et de sa représentativité. Nous nous sommes appuyé sur la géographie urbaine en sélectionnant des établissements dans différents arrondissements, ce qui permettait de rendre compte d’une éventuelle diversité des situations, notamment liées aux dominantes ethniques de certains quartiers. Nous avons aussi fait le choix, sans doute contestable, de privilégier des ciné-clubs ayant une certaine importance en termes de jauge, donc fréquentés par un large public. Idéalement, nous aurions souhaité panacher davantage l’échantillon et y inclure de petites structures, mais cela ne pouvait se faire qu’aux dépens de la diversité géographique étant donné le temps dont nous disposions.
Avec ces gérants ou propriétaires de ciné-clubs, nous avons à dessein limité la souplesse de notre grille d’entretien car nous souhaitions constituer un corpus identique d’information pour tous les établissements. En recueillant ainsi individuellement les mêmes informations auprès des opérateurs eux-mêmes, nous pouvions croiser les réponses, les recouper et construire ainsi un tableau global aussi fiable que le permettait la taille de l’échantillon. Dans la mesure où ces professionnels étaient les acteurs majeurs de notre étude, notre questionnement a été détaillé et cherchait, à travers les quelque 37 questions que nous leur avons posées, à atteindre plusieurs objectifs. Tout d’abord, nous voulions analyser ces établissements à la fois comme des entreprises culturelles du point de vue des investissements, du fonctionnement, des ressources humaines, mais nous cherchions aussi à mettre à jour à travers les propos recueillis les maillons d’une filière d’approvisionnement, la circulation des supports, à repérer, en particulier, leurs logiques de programmation afin de mieux comprendre les caractéristiques de l’offre cinématographique proposée par ces établissements.
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Table des matières
Introduction
Chapitre 1 : L’objet et la méthode
1.1 La carence de données quantitatives
1.2 La conduite des entretiens : problèmes généraux
1.3 La conduite des entretiens : problèmes spécifiques liés aux types d’acteurs
1.4 Le cas des entretiens avec les spectateurs
1.5 De l’usage modéré du questionnaire
1.6 L’observation des pratiques et des comportements
Chapitre 2 : La mort lente des salles obscures : un phénomène endémique en Afrique noire
2.1 Etat des lieux des années 1960 à 1980
2.1.1 Nombre de salles
2.1.2 Distribution et exploitation
2.1.3 Programmation
2.1.4 Les prix d’entrée
2.1.5 Nationalisation des salles et difficultés d’exploitation
2.1.6 Fermeture et destinée des salles en Afrique noire
2.2 Initiatives nouvelles et projets de réhabilitation
2.2.1 Initiatives nouvelles : le cinéma autrement
2.2.2 Projets de réhabilitation
Chapitre 3 : La Spécificité tchadienne : 1960 – 1979
3.1 Abéché
3.2 Fort-Archambault (Sarh)
3.3 Moundou
3.4 Fort-Lamy (N’Djaména)
3.4.1 La ville européenne
3.4.2 La ville africaine
3.5 La guerre civile de 1979 et la fermeture des salles de cinéma
3.6 Le devenir des salles de cinéma au Tchad
3.7 Le cas du Normandie
3.7.1 Projet de réhabilitation
3.7.2 Inauguration officielle de la salle
3.7.3 Réouverture de la salle : source d’interrogations
3.7.4 Des mesures prévisionnelles
3.7.5 Politique de programmation
3.7.6 Fonctionnement de la salle
3.7.7 Rentabilité de la salle
Chapitre 4 : Les maisons de la culture : des salles de cinéma par substitution
4.1 L’Institut Français du Tchad : origine, statut et missions
4.1.1 Politique de programmation et place du cinéma à l’IFT
4.1.2 L’IFT : lieu de culture populaire ou élitiste ?
4.2 Les centres culturels religieux
4.2.1 La mission éducative
4.2.2 La place du cinéma
4.2.3 La programmation des films
4.2.4 Le SAVE
4.2.5 Thèmes abordés par les films diffusés
4.3 Le réseau de l’Etat : La Maison de la Culture Baba Moustapha
4.3.1 Origine, statut et missions
4.3.2 Programmation des activités culturelles : la place du cinéma
4.3.3 Le réseau des provinces
4.3.4 La place effective du cinéma dans ce qu’il reste du réseau
Chapitre 5 : La télévision, vecteur d’une culture cinématographique au Tchad ?
Chapitre 6 : Vidéo-clubs et ciné-clubs : nouvelles formes de salles de cinéma au Tchad
Chapitre 7 : Construction d’une culture cinématographique au Tchad
Conclusion
Bibliographie
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