Exerçant depuis six ans la fonction d’Infirmière Diplômée d’État Coordinatrice (IDEC) en Établissement d’Hébergement pour Personnes Âgées Dépendantes (EHPAD), je constate combien l’équipe et les résidents sont pris dans une injonction contradictoire. D’un côté, en EHPAD, l’ensemble de l’équipe est tourné vers la vie. Toutes nos actions en témoignent : la rédaction du projet de vie personnalisé, la stimulation permanente des personnes âgées pour qu’elles participent aux animations, la lutte contre l’isolement, le combat quotidien pour que les repas soient avalés, la prévention de la dépression… On le dit bien d’ailleurs, l’EHPAD est un lieu de vie. De l’autre, la mort est omniprésente car « l’EHPAD voit mourir la totalité de sa population. » ou presque. Les résidents l’ont bien à l’esprit quand ils arrivent : « Je suis venu ici pour mourir, c’est ma dernière demeure, je repartirai les pieds devant. » Or, si la mort est une réalité de l’EHPAD, elle semble cachée et bannie des conversations. Nicole Croyère explique ce phénomène : « Ce sont les progrès médicaux et scientifiques au cours du XXème siècle qui ont pour beaucoup contribué à faire reculer l’échéance de la mort, mais aussi la difficulté à l’envisager. » « La mort demeurant, pour tout vivant, terrifiante, cet EHPAD détourne la tête pour valoriser au mieux sa fonction de vie et ne peut, ni visàvis de luimême ni visàvis de la société glorifier sa fonction spécifique : la dignité du mouroir. » C’est ainsi que nous ne parlons pas de leur mort avec les résidents alors qu’ils ont 88 ans en moyenne , qu’ils sont polypathologiques, vulnérables et pour certains, atteints de maladies neurodégénératives chroniques incurables. Donc, « Il leur faut [ces établissements] « tricoter, « tresser », le fil de la vie et celui de la mort, remplir, si on ose dire, la fonction « vivoir » et la fonction « mouroir » en même temps. » Or, pour pour remplir correctement cette fonction « mouroir », nous devons parler de leur mort avec les résidents. Pour illustrer cette thèse, j’ai choisi de raconter la fin de la vie de Mme S., résidente dans l’EHPAD où je travaille. Dans un premier temps, je ferai le récit de la fin de la vie de Mme S. et j’analyserai tous les problèmes que Mme S. et l’équipe ont rencontrés. Je me concentrerai ensuite sur le problème qui m’intéresse : parler de sa mort avec un résident en EHPAD. Je commencerai en expliquant les termes de mon sujet puis, grâce à la littérature et à mon expérience professionnelle, je répondrai à plusieurs questions : pourquoi parler de sa mort avec un résident ? Avec quel résident peuton en parler ? Quand le faire ? Quel professionnel peut en parler et comment ? Je terminerai en exposant les obstacles et les difficultés de cette démarche. Après une brève synthèse de mes recherches, je conclurai ce travail en revenant à la situation de Mme S.
Narration
Pour illustrer mon propos, j’ai choisi de vous présenter le cas de Mme Alegra S..
Elle est née le 01/12/1925 et elle est arrivée à l’EHPAD en 2012, comme moi, à l’âge de 86 ans pour « perte d’autonomie dans son appartement ». C’est une vieille dame très petite, aux cheveux courts d’un beau blanc. Elle parle toujours très fort et aime se mêler de tout. La mère de Mme S. est décédée à Auschwitz à l’âge de 39 ans et son père est mort peu après d’un cancer. Elle s’est retrouvée orpheline à l’âge de 14 ans, en pleine Seconde Guerre Mondiale. Juive par sa mère, elle a du fuir seule et s’est réfugiée en Espagne. Elle s’est mariée et elle a eu une fille. Après son divorce, Mme S. s’est installée en SeineetMarne où elle a élevé seule sa fille.
A son arrivée à l’EHPAD où je travaille comme IDEC, Mme S. souffre de :
﹣ arthrose de l’épaule,
﹣ bronchite à répétition,
﹣ dégénérescence maculaire liée à l’âge,
﹣ hypothyroïdie,
﹣ insuffisance respiratoire,
﹣ insuffisance veineuse périphérique chronique,
﹣ notion de psychose maniacodépressive selon la famille non traitée .
A la Résidence, Mme S. est très active, elle a un bon cercle d’amis et elle aime participer aux activités. Elle a des capacités cognitives préservées et elle est autonome pour tous les gestes de la vie quotidienne. Elle est très entourée par sa fille, son gendre et ses petitsenfants qui habitent en face. Son gendre est également son médecin traitant. Mme S. et moi nous connaissons bien, elle m’appelle toujours « Madame Anne ». Comme sa chambre est à côté de mon bureau, nous échangeons souvent quelques mots sur la Résidence ou sur ses voisins, ses sujets de prédilection.
En mars 2016, sa fille découvre par hasard une masse sur son sein gauche. Après plusieurs examens, l’oncologue diagnostique une volumineuse tumeur polylobée associée à des adénopathies axillaires. En Réunion de Concertation Pluridisciplinaire, il est décidé de faire un traitement par hormonothérapie exclusive. Il prescrit du Tamoxifène. A la fin de l’année 2017, Mme S. commence à ressentir de la fatigue, à moins participer aux activités et à refuser certains soins. Elle se plaint de douleurs généralisées, elle gémit beaucoup, elle crie, malgré le Paracétamol. Son médecin lui prescrit d’abord de l’Atarax, puis du Biodalgic. Mme S. dit qu’elle se sent très soulagée mais les cris et les gémissements reviennent périodiquement. Elle a moins d’appétit et elle tombe à plusieurs reprises le soir dans sa chambre. En février 2018, son état général de dégrade. L’asthénie et la perte d’autonomie s’accentuent. L’équipe de nuit entend Mme S. crier, appeler, gémir. Mme S. se plaint de ne pas être bien et ne quitte presque plus sa chambre car elle a peur que les autres résidents la jugent. Comme elle ne mange quasiment plus, sa fille vient « l’aider » tous les jours au moment des repas. Sur le plan cutané, une escarre stade 1 apparaît au niveau de la colonne vertébrale et Mme S. est gênée par l’écoulement de son sein gauche. Un matelas à air et un fauteuil roulant sont installés pour elle à ma demande.
Le 12 mars, je rencontre la fille et le gendre de Mme S. pour évoquer la complexité de la situation. Comme je les connais depuis longtemps, je me sens à l’aise pour parler avec eux, même si le sujet est douloureux. Je leur explique les différents problèmes que nous rencontrons avec Mme S. : l’anorexie, la douleur, les troubles du comportement, l’asthénie, les chutes, l’altération de l’état général… Nous faisons ensemble le constat que le cancer de Mme S. progresse. Sa fille et son gendre sont conscients de la situation palliative et c’est un soulagement pour moi qu’ils l’expriment car cela signifie que nous avançons sur « le même chemin ». Je leur demande s’ils souhaitent plutôt un accompagnement à la Résidence ou bien une hospitalisation : ils ne veulent pas d’hospitalisation. Je leur propose donc de faire appel au Réseau de Soins Palliatifs de notre secteur. Ils sont d’accord pour qu’il intervienne ainsi que l’HAD si nécessaire. Ils aimeraient être présents au RDV avec le Réseau. Quand nous nous séparons, je les sens plus rassurés et je suis moi même fière et satisfaite d’avoir parlé honnêtement avec eux et de leur avoir proposé quelque chose d’utile. J’espère également, comme tous mes collègues, que l’équipe du Réseau nous aidera à prendre en charge la douleur et l’angoisse de Mme S. et à convaincre sa fille d’arrêter l’alimentation forcée.
Problèmes posés par la situation de Mme S.
Dans le cas de la fin de vie de Mme S., j’ai relevé plusieurs problèmes.
Problèmes médicaux
Les premiers sont d’ordre médical : Mme S. souffre en premier lieu d’un cancer du sein diagnostiqué en mars 2016. Il s’agit d’une volumineuse tumeur polylobée du sein gauche associée à des adénopathies axillaires. Étant donnée la vulnérabilité de Mme S. (son très grand âge et ses polypathologies), il est décidé à cette époque, lors d’une RCP, de faire un traitement par hormonothérapie exclusive. Nous sommes donc dans un contexte de maladie grave, incurable et évolutive. Mme S. souffre également d’une probable psychose maniacodépressive. Cette pathologie est qualifiée par sa famille de très ancienne mais elle n’a jamais été ni explorée, ni traitée. Cette suspicion de psychose constitue un problème pour l’équipe soignante de l’EHPAD qui se trouve en difficulté pour comprendre et interpréter certains symptômes comme les cris, les épisodes d’agitation…
Symptômes inconfortables
Les problèmes suivants sont des symptômes inconfortables ressentis par Mme S. en phase palliative puis en phase terminale. Je les ai réparti en symptômes physiques et symptômes psychologiques.
Les symptômes d’inconfort physique :
L’asthénie est le premier problème physique dont se plaint Mme S.. Cette asthénie se traduit par un refus inhabituel de participer aux animations, de faire certains soins comme les aérosols puis de descendre prendre ses repas en salle de restauration. La fatigue croissante de Mme S. s’accompagne d’une perte progressive d’autonomie. L’équipe fait son possible pour s’adapter à cette fatigue en multipliant les visites dans sa chambre, en proposant des plateaux repas, en aidant Mme S. pour sa toilette, pour se coucher… Le deuxième problème physique concerne les douleurs de Mme S.. Elle commence à les ressentir plusieurs mois avant son décès. Elle se plaint d’abord de douleurs généralisées en criant et en gémissant. Comme elle prend déjà du Paracétamol, son médecin lui prescrit un antalgique de pallier II, du Biodalgic, qui la soulage bien. Mais les gémissements et les cris reprennent, surtout la nuit. Pourtant, à plusieurs reprises, quand on interroge Mme S., elle nous répond qu’elle n’a pas mal. L’équipe du Réseau de Soins Palliatifs le confirme le 23 mars. L’anorexie de Mme S. constitue un troisième problème physique. Pendant les derniers mois de sa vie, elle perd l’appétit. L’alimentation est tour à tour proposée par les soignants, imposée par sa fille, adaptée à ses goûts, refusée par Mme S., partagée avec ses voisins, vomie dans son lit… On sent dans les transmissions que l’alimentation est une préoccupation pour tous, équipe et famille. Les soignants de nuit décrivent un quatrième symptôme gênant : il s’agit d’un épisode de constipation. Ce problème est très inconfortable pour Mme S. à la fin de sa vie. Elle appelle l’équipe à l’aide et en dernier recours, elle entreprend d’extraire ellemême ses selles. Ses troubles digestifs sont associés également à des vomissements alimentaires fréquents. Deux mois avant le décès de Mme S., les chutes se multiplient en posant un cinquième problème. Mme S. tombe le plus souvent de sa hauteur, le soir, dans sa chambre en se préparant pour se coucher. Les soignantes modifient son plan de soins pour ajouter un accompagnement au coucher. Progressivement, Mme S. accepte de l’aide pour ses déplacements et je commande finalement un fauteuil roulant pour limiter le risque de chute et pallier à l’asthénie croissante de Mme S. Le cancer de Mme S. évolue jusqu’à l’apparition d’une plaie exsudative au sein gauche. Cette plaie incommode Mme S. et constitue un sixième problème. En accord avec le médecin traitant et le médecin coordinateur, les IDE font des pansements de protection. L’objectif n’est pas la cicatrisation mais le confort (pansements rapides, espacés, le moins douloureux possible, suffisamment absorbants pour que l’écoulement ne gêne pas Mme S.). Le septième problème est l’altération de l’état cutané de Mme S.. Une première escarre de la colonne vertébrale de stade 1 est repérée par une AS en février. Grâce au matelas à air installé et à la prévention des soignants, cette escarre ne s’aggrave pas malgré l’asthénie et l’anorexie de Mme S.. Quelques jours avant son décès, une seconde escarre stade 1 apparaît au sacrum. Les marbrures et la cyanose des extrémités constituent un huitième problème physique. Elles apparaissent une semaine avant le décès de Mme S. et témoignent d’un état de choc. Son médecin lui prescrit de l’oxygène et sa saturation remonte à 95 %. Les consignes du médecin, approuvées par le Réseau de Soins Palliatifs, sont de lui laisser l’oxygène tant qu’elle la supporte. La veille de sa mort, Mme S. est vue par son médecin pour un dernier problème : l’encombrement bronchique. Elle est installée en position demiassise dans son lit et un patch de Scopoderm est posé à la demande du médecin.
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Table des matières
Introduction
Narration
Problèmes posés par la situation
Problèmes que me pose la situation
Exposition de la problématique
Parler de sa mort
Résident
EHPAD
Quels objectifs poursuiton en parlant de sa mort avec un résident d’EHPAD ?
Avec quels résidents en parler ?
Quand en parler ?
Qui peut en parler avec le résident ?
Comment le faire ?
Quelles difficultés rencontreton ?
Conclusion
Bibliographie
Annexe I Glossaire
Annexe II Questionnaire à l’adresse des résidents
Annexe III Conte « Le jeune homme et la Mort »
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