La notion d’universalité concrète
Chaque réalisation historique de la liberté constituera un moment à la fois nécessaire et partiel du devenir de la liberté (de même que chaque catégorie logique est une réalisation partielle de la logique elle-même). Du coup, il y aura une correspondance de principe entre les moments logiques et les moments historiques (comme pour la phénoménologie, l’esthétique, etc.). Mais l’effectuation matérielle, historique, de par sa contingence ne pourra pas présenter un développement aussi fluide. Le développement historique présente des « scories », des retardements, des recouvrements, des anticipations, et ainsi de suite. Tous les éléments exposés ont toujours-déjà été là, mais pas avec le même degré de développement (autrement dit, ils n’ont pas nécessairement eu le même degré de « visibilité » pour la conscience, aux différentes époques : le Moyen-âge, par exemple, connaît l’homme comme agent libre, mais ultimement, c’est toujours Dieu qui aura décidé du cours des évènements, de toute éternité).
La structure de ce devenir, la réalisation du concept, aura une structure logique, et plus exactement syllogistique, y compris dans le domaine de l’esprit objectif, et conditionne le développement de l’action libre. Du côté de la moralité, dans l’idée du bien par exemple, le concept est donné à la subjectivité qui cherche à le réaliser effectivement. Dans une perspective logique, on part ainsi de la libre activité d’un sujet (moment de l’universalité), on passe à sa particularisation dans la position d’un contenu déterminé (moment de la particularité), et enfin, le mouvement s’achève dans la réalisation d’une réalité extérieure objective, libérée du sujet (moment de la singularité). Transposé du côté des catégories de la modalité, il s’agit alors aussi bien d’un passage du possible (futur) au réel (présent), puis au nécessaire (passé). Possibilité, réalité et nécessité ne sont séparables que par abstraction. La nécessité se définit par la possibilité (ce qui ne peut pas ne pas être), c’est une possibilité réalisée, dont la réalité s’explique par une cause. La réalité consiste à envisager un objet uniquement du point de vue du présent, la possibilité, uniquement du point de vue du futur, la nécessité, uniquement du point de vue du passé.
L’universalité a la plus grande extension, mais la singularité est la conjonction des deux moments précédents : un triangle que l’on trace par exemple, est toujours particulier,mais en même temps, il comporte toujours toutes les propriétés universelles du triangle. C’est littéralement un universel particularisé, un universel concret (par opposition à l’ « universel abstrait » que serait le triangle en soi). Le rapport de l’universalité abstraite à l’univers alité concrète jouera un rôle tout particulier dans le passage de la conscience morale à la morale vivante. Il faut aussi noter que dans la logique kantienne, le moment de la singularité correspond à la catégorie de la totalité : en effet, une totalité est toujours l’unité (universel) d’une pluralité (particulier). Tous ces points, pour éloignés qu’ils paraissent du propos général, auront une importance : la morale vivante est littéralement un universel concret, particularisé ; l’Etat, lui, sera la totalité éthique, la cause finale de l’action humaine : « (…) toute cité est naturelle puisque les premières communautés le sont aussi. Car elle est leur fin, et la nature est fin : ce que chaque chose, en effet, est une fois que sa genèse est complètement achevée, c’est cela que nous disons être la nature de cette chose, par exemple la nature d’un humain, d’un cheval, d’une famille».
La totalité est donc toujours un système organique (attention, Hegel, n’a pas une vision organiciste de l’Etat au sens classique, comme nous le verrons dans le chapitre 5). Le système, l’organisme, c’est la totalité où les parties se différencient les unes des autres dans une forme d’autonomie relative, mais dans le même temps, concourent ensemble à l’effectivité du tout. Les parties ne peuvent être détachées du tout que par abstraction, de sorte que l’organisme vivant est l’illustration parfaite de l’idéalisme. Nous avons vu d’autre part que ce processus de différenciation était logique, de sorte que l’organique, le logique, et l’idéal sont fondamentalement équivalents. Le processus ou l’acte téléologique a une structure syllogistique (que nous étudierons d’une manière plus détaillée dans le chapitre 5) .
Ultimement, puisque la pensée a une consistance objective, l’entreprise hégélienne consiste à dépasser la compréhension exclusivement psychologique de la subjectivité et de l’objectivité, dépassement qui aura son rôle à jouer dans la réflexion pratique.
Subjectivité et objectivité
La structure de la raison et la doctrine des idées no us donne en réalité la structure de l’action, de sorte que la sphère pratique obtient eo ipso une véritable consistance ontologique (nous y reviendrons dans le prochain chapitre) du fait de son insertion dans un cadre conceptuel plus ample. Le développement de l’Idée logique correspond à un passage de l’intérieur vers l’extérieur, de la subjectivité d’un projet à l’objectivité d’un accomplissement. Rien n’est sans devenir ce qu’il est, et rien ne persiste dans un état sans passer à un autre.
L’entendement, lorsqu’il veut rendre compte du fait de la connaissance, présuppose ordinairement un sujet en face d’un objet, sans jamais expliquer ces deux concepts, comme s’ils allaient de soi. Conséquemment, l’entendement naïf en vient à se demander si l’ordre est situé objectivement dans les choses, ou si la pensée du sujet est au principe de l’ordonnancement des phénomènes. Y – a –t’il un ordre objectif du monde (réalisme) ou bien cet ordre n’est-il qu’un produit de l’esprit (idéalisme) ? L’exclusion d’un terme au profit de l’autre pèchera évidemment par unilatéralisme, attitude non-philosophique par excellence. Hegel donnera la solution la plus aboutie à ce problème, car elle intègre toute la tradition philosophique qui la précède. Sa grande originalité est qu’elle conditionnera également la description de la morale vivante.
En français, le mot raison peut s’entendre en deux sens : c’est à la fois une faculté et un principe d’explication ou de justification. L’homme est par exemple traditionnellement défini comme animal raisonnable (zoon logikon). La raison est alors faculté ordonnatrice, elle permet d’expliquer les phénomènes et d’extorquer l’unité à la diversité bigarrée de la nature.
En ce sens, on pourrait parler d’un héroïsme de la raison. Mais à l’inverse, je pourrais tout aussi bien dire que le monde s’offre à moi comme un ensemble ordonné, une totalité organisée et sensée par elle-même, où mon intervention semble compter pour rien : il suffit pour ainsi dire d’ouvrir les yeux pour que les évènements et les sensations s’enchaînent selon un dharma ou une logique que je ne maîtrise pas, et dont je pressens qu’elle est indifférente à ma présence ou mon vouloir. La raison est donc tantôt identifiée à la raison subjective, faculté du genre humain, tantôt à la raison objective, ordre transcendant du monde. Dès lors, le problème philosophique fondamental est celui de l’articulation de ces deux sphères.
Ainsi, chez Hegel (qui emprunte alors à Fichte), les notions d’objectivité et de subjectivité ne vont pas de soi, elles ne sont pas « fixes », leur opposition a une genèse et un devenir. Puisque la substance est sujet, la pensée n’est plus envisagée du point de vue d’un sujet (le « Je » transcendantal), mais c’est bien plutôt l’inverse qui se produit, à savoir, c’est la pensée qui produit la détermination de la subjectivité. L’idée de subjectivité que l’on attache spontanément à l’homme moderne ne va pas de soi, n’a pas toujours existé (dans le monde antique par exemple). Ultimement, c’est dans l’Etat moderne que la réconciliation du sujet et de l’objet pourra être assumée.
Le droit comme seconde nature
Le projet critique de Kant, surtout en son troisième moment, a toujours eu pour tâche de réunir raison théorique et raison pratique, liberté et nécessité. Ce qui, chez Kant, permet d’opérer la jonction entre l’entendement (pouvoir de connaître) et la raison (pouvoir de désirer), c’est la faculté de juger, qui doit contenir, elle aussi, des principes a priori. Du côté du jugement réfléchissant, le principe de la faculté de juger est l’idée d’une finalité de la nature. Le jugement déterminant n’a guère besoin de ce principe, qui nous amène à penser la nature comme finalisée. Penser, comprendre, revient toujours à élucider un sens, or, le sens ne peut être pensé que sur le mode de la finalité. Pour connaître la nature, nous sommes bien obligés de postuler qu’elle est connaissable – pourtant, rien ne me garantit que ce soit réellement le cas : si la diversité du donné naturel se prête aux principes universels de l’entendement, c’est vraisemblablement parce qu’ « il y a dans la nature une subordination qui nous est compréhensible des genres et des espèces ». Après tout, rien n’empêche d’imaginer un monde entropique (ou isotropique, ce qui revient strictement au même), où l’hétérogénéité d’un phénomène à un autre soit si grande que l’unité y soit proprement impensable. Il n’y a aucune raison de penser qu’il existe réellement un accord entre la diversité des phénomènes naturels et le besoin qu’a l’esprit d’en soustraire des principes universels. Pourtant, il existe de facto un phénomène d’appariement (ce que Kant nomme une « loi de spécification ») dont il résulte que la nature ne peut être pensée que comme une totalité sensée. Quoique ce fait soit contingent , il est irréductible. Il n’en reste pas moins que pour Kant, nous devons nous contenter de faire comme si ce jugement avait une valeur objective, quoiqu’il ne soit en réalité que subjectif.
Fichte (comme Hegel) ne peut se satisfaire d’une solution qui consiste à feindre l’appariement de l’esprit et de la nature, de la raison subjective et de la raison objective, de l’être et de la pensée. Comme nous venons de le voir, chez Kant, la conciliation est purement formelle. La raison théorique ne peut que constater la nécessité sans faille qui s’exprime dans les phénomènes naturels, tandis que la raison pratique n’est soumise qu’à la législation de la liberté. Le jugement réfléchissant nous permet de penser certains phénomènes naturels comme produits de la liberté, sans pour autant acquérir de valeur objective. Pour Kant, tout se passe comme si la nature était un produit de la liberté. Parler d’un phénomène de la liberté est une contradiction dans les termes. Au-delà de la philosophie de la nature, c’est la philosophie de l’histoire qui constitue pour Kant un prolongement de la réflexion sur la finalité (avec l’Idée d’une histoire universelle). Fichte en revanche reprendra le problème sous la forme d’une philosophie du droit.
Fichte part d’un phénomène dont on est absolument certain qu’il est issu de la liberté mais qui s’impose à nous avec la même nécessité que le mécanisme naturel. Ce phénomène, ce n’est ni plus ni moins que le droit. « La tâche de cette doctrine [i.e. la science du droit] est la suivante : placer les volontés libres dans une certaine connexion mécanique déterminée et une action réciproque ; or, il n’existe pas en soi de tel mécanisme naturel, il dépend donc en partie de la liberté. C’est par la réunion de l’efficience de la nature et de la raison que cet état peut être produit ». Le droit est donc une réalité fondamentalement amphibologique, un produit de la liberté vécu avec la même nécessité que les lois naturelles ; « le droit n’est pas un mécanisme humain que l’on peut problématiquement rapporter à une volonté de la nature et que l’on ne peut donc subsumer sous l’Idée de liberté que de manière réfléchissante, c’est au contraire un produit de la volonté humaine à laquelle les hommes donnent par liberté la forme d’un mécanisme naturel ». Le droit est une manifestation objective de la liberté, de sorte que la morale, la politique, le droit, en un mot, ce qui relève de la praxis, sont comme des condensations, concrétions ou sédimentations de l’esprit. L’esprit objectif est l’institution d’un monde intelligible dans le sensible, c’est l’analogon de la nature. Du coup, le droit, pris dans l’extension que lui donne Hegel, n’est rien d’autre que la volonté qui se donne une assise objective, et non pas simplement le système positif du droit.
Pris à la lettre, le droit, compris dans l’extension maximale que lui donne Hegel, est alors fondamentalement une seconde nature . Cette idée sera d’une importance fondamentale pour tout le développement de la philosophie du droit hégélienne. En dernière instance, c’est la morale vivante qui est vécue comme une seconde nature. Pour Hegel, la vie éthique est une réalité ambivalente. Il suffit de naître pour se retrouver immédiatement inséré dans une certaine réalité morale, un ensemble de lois, de dispositions et de coutumes, mais cette réalité qui a tout d’une seconde nature exige tout aussi bien l’adhésion individuelle. « La religion, la vie éthique, tout autant qu’elles sont une croyance, un savoir immédiat, sont absolument conditionnés par la médiation, qui s’appelle développement, éducation, culture ». Comme on l’a souligné avec Fichte, le domaine du droit, et plus généralement, le domaine de la praxis, relève à la fois du donné immédiat et de l’élaboration médiatisée par le collectif (par exemple, la délibération entre citoyens d’un Etat) et l’adhésion (volontaire ou passive) de chaque conscience particulière. Comme dans le développement de l’idée logique, l’immédiation est produite/reconquise à travers le travail de la médiation.
Du côté de la Sittlichkeit, il s’agit de comprendre l’interaction de la morale formelle avec la morale vivant e, de la personne au système abstrait du droit, de l’individu à la famille et à la société, et du citoyen à l’Etat. Les principes de la philosophie du droit montrent que le développement du droit est en réalité celui de la liberté. Or, le développement de la liberté nous donne tout aussi bien celui de la morale vivante. En effet, chaque morale vivante répond à la question « quel usage concret dois-je faire de ma liberté ? » en un temps et un lieu déterminés.
Pensée et volonté
L’introduction des Principes donne le positionnement conceptuel décisif de Hegel, positionnement qui structure l’ensemble de l’ouvrage. Hegel y distingue la liberté de l’arbitraire.
La liberté, puisqu’elle n’est pas une faculté (comme nous l’avons vu plus haut avec Spinoza), n’est pas séparée de son exercice réel . Vouloir, au sens fort, c’est toujours vouloir quelque chose. D’autre part, le langage est trompeur. En effet, parler de « volonté libre » implique que la liberté soit pensée comme prédicat. De même que la liberté n’est pas une faculté, la volonté s’identifie à la pensée. Hegel se détache radicalement de Descartes. La volonté et la pensée sont définies relativement l’une à l’autre : la volonté est le désir de s’extérioriser dans le monde, et puisque l’essence de l’homme est, comme chez Aristote, l’intellect, la différence de la volonté et de la pensée doit être envisagée d’un point de vue purement fonctionnel. La pensée est une première sortie de la conscience hors de l’aliénation de la nature : elle permet à l’homme de s’ext raire de son rapport immédiat au monde, qui est fondamentalement un rapport d’étrangeté, qui faisait du Moi une enclave ou un poste clos qui s’éprouvait comme séparé du Non-Moi, vu depuis une sorte de bastion intérieur. C’est de nouveau la pensée qui aura pour tâche de rendre sensée la seconde nature que constitue la Sittlichkeit. Mais il y a une équivocité qui ne sera jamais levée : une fois la médiation surmontée, l’esprit « s’immédiatise », et se présente comme nature à celui qui ne saisit pas le processus qui l’a engendré. Pour Hegel, d’une manière générale, la pensée est primitivement une « domestication » de l’extériorité : extériorité spatiale de la nature, extériorité ontologique de la seconde nature. C’est l’activité de la pensée qui constitue le monde en un tout homogène, de sorte que l’action présuppose la communauté d’une cause agissante et d’une substance à transformer. Ainsi, agir, au sens fort du terme, revient à réaliser la pensée (consciemment ou inconsciemment). C’est d’ailleurs, semble -t-il, la seule définition possible de l’action. Le passage de l’universalité de la pensée à l’action particulière, si les termes ne sont pas pris abstraitement, permet alors de penser l’universalité concrète, et eo ipso la réconciliation de la conscience avec le monde. Le droit en reçoit une définition stricte, qui donne en même temps au concept son extension maximale : le droit, n’est rien d’autre que le vouloir objectivé dans les choses.
L’analyse précédente permet alors de décomposer les différents moments de la volonté . Le premier moment est celui de l’universalité, de la pure pensée (qui peut aussi, si elle refuse de s’effectuer, devenir une obsession fanatique de pureté : c’est la tentation de l’idéalisme moral, que Hegel illustre par la Terreur). Ensuit e, la volonté se particularise: c’est le passage du Moi pur (pure négativité) au Moi empirique (position concrète de la volonté). Se décider à agir, c’est donc accepter implicitement la finitude de la volonté : Hegel reprend la formule spinoziste « omnis determinatio-negatio est», sans tenir compte, il est vrai, de son contexte. Enfin, on aboutit à la définition proprement dite de la volonté , qui n’est rien d’autre que l’unité des deux moments précédents : l’universel concret est effectué dans la singularité. La volonté est alors comprise comme processus logique de particularisation de l’universel.
Les trois moments de la volonté
La volonté naturelle constitue la première manifestation de la volonté. Elle est naturelle parce qu’elle est guidée par la passion. Il n’y a donc pas chez Hegel comme nous l’avons dit, de condamnation de la passion, qui constitue en réalité le mobile nécessaire de toute action humaine. Hegel dénonce la schizophrénie morale qui consiste à affirmer qu’une action est accomplie par devoir, tandis que les mobiles proprement dit sont laissés dans l’ombre. Toute action comporte son côté subjectif (particulier) et son côté objectif (universel).
L’individu se choisit un contenu empirique contingent, quel qu’il soit. Le point important n’est pas dans le choix du contenu, mais dans le fait qu’il choisisse, et que l’action ait lieu. Le choix coupe l’homme de la totalité des possibles ( omnis determinatio negatio est). La donnée empirique est indifférente : c’est l’homme qui se choisit lui-même dans son acte, par le fait qu’il se détermine à quelque chose. C’est l’arbitraire (Wilkür), qui constitue le second moment de la volonté, et qui définit ce passage de l’action « aliénée » par la passion, à sa réalisation consciente. On choisit tel contenu, alors qu’on aurait pu tout aussi indifféremment choisir tel autre. Le poncif le plus ordinaire au sujet de la liberté et de dire que l’on est libre lorsque l’on peut faire tout ce que l’on veut. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la croyance ordinaire fait de la volonté une faculté ; puisque je peux choisir n’import e quoi, la détermination particulière sera toujours vu comme hétérogène relativement à ma volonté. Or, une volonté libre, c’est une volonté qui réalise la liberté, qui veut la liberté de la volonté.
C’est ici que se manifeste le plus l’originalité de la doctrine hégélienne. Si l’on reste sur le plan de l’arbitraire, le déterminisme est vrai. Mais la liberté n’est pas un choix entre des données qui se présentent à l’homme, elle constitue au contraire la création de quelque chose qui n’est pas donné (comme nous l’avons vu plus haut avec la position du droit chez Fichte).
L’Etat sera la réalité objective de la liberté, alors que la société civile constitue la réalité de l’arbitraire (si tout le monde peut faire ce qu’il veut, personne ne fait réellement ce qu’i l veut, de sorte que la société civile peut faire l’objet d’une science comme l’économie, qui va expliquer tous ses phénomènes par des lois mécanistes et déterministes).
En agissant arbitrairement je crois manifester ma liberté alors que je ne manifeste que ma particularité . D’autre part, rien ne commence que ce qui a continué : si je ne cesse de passer d’une détermination à une autre, je ne commence rien à proprement parler, puisque je n’aurais rien réalisé. La réalisation de la liberté exige la durée : du même coup, on comprend que la réalisation politique de la liberté soit solidaire d’une ontologie du temps et d’une philosophie de l’histoire ; ultimement, les principes de la philosophie du droit constituent une anthropologie concrète (à la manière des Politiques d’Aristote). Ces quelques remarques permettent alors d’écarter d’un même mouvement l’hédonisme et l’utilitarisme, le pessimisme et l’optimisme anthropologique (l’homme sera dit tantôt bon, tantôt mauvais par nature), l’idée d’une purification des désirs , la morale de la félicité. Cette « épuration » permet à Hegel d’aboutir à une définition de la volonté libre. L’essence de la liberté n’est pas la réalisation de la contingence particulière qui fait l’originalité ineffable de chaque individu, mais la réalisation du contentement raisonnable pour tous les hommes – dans la mesure où ceux-ci sont raisonnables. C’est la liberté qui se veut elle-même : le contenu d’une volonté libre est la liberté de la volont é. Le point de départ choisi par Hegel est donc purement formel, et consiste en une reformulation de l’impératif catégorique kantien.
Toutefois, Kant envisage la volonté comme postulat, et non comme une réalisation objective (même Fichte considère le droit comme la restriction d’une liberté originaire).
Conséquemment, la liberté objective est alors appréhendée comme l’autre de la liberté subjective, sa limitation.
Du coup, on comprend que l’entendement est incapable de saisir la liberté dans son universalité et sa réalité : pour comprendre l’idé e d’universel concret, il faut concevoir la liberté non plus comme faculté mais comme processus, toujours -déjà partiellement réalisée dans les institutions réelles, dans une unité de l’objectif et du subjectif : l’exigence subjective s’incarne dans les institutions, et les institutions ne sont libres que dans la mesure où elles sont satisfaisantes pour la conscience raisonnable du citoyen. L’expression concrète de la liberté, c’est le droit.
Or, il est clair qu’exiger un droit revient aussi en même temps à exiger un devoir (du moins, tant qu’on est du côté de la raison qui se veut raisonnable, ce qui est précisément la perspective hégélienne). Les lois accordent une objectivité à la liberté des hommes, précisément dans la mesure où elles leur donnent des responsabilités, qui les manifestent alors comme êtres autonomes. Dans le même temps, elles donnent un contenu concret aux obligations qui constituent la liberté et les droits des citoyens. Par conséquent, l’Etat injuste sera celui où l’individu sera soumis à davantage d’obligations qu’il n’a de droits, et inversement. Le droit positif constitue une médiation objective des droits et des devoirs, tandis que la moralité est leur médiation subjective. Ce sera seulement dans la morale réalisée, vivante, que droits et devoirs sont médiatisés objectivement d’une manière juste (alors que le droit abstrait seul est efficace sans être juste par lui-même).
A chaque époque correspond un degré de la liberté, exprimé dans une morale vivante. Ultimement, chaque règne historique majeur (et Hegel en distingue quatre) configure un rapport à autrui, si bien que ces règnes historiques constituent un pas de plus dans le développement de l’intersubjectivité, par ordre d’universalisation croissante. Chez les Babyloniens par exemple, les individus se comprennent comme esclaves du roi, lequel est à son tour l’esclave des dieux. Finalement, on aboutira avec le christianisme (et pour Hegel, sa version luthérienne) à l’idée d’égalité de tous les hommes sans distinction. C’est pourquoi, pour Hegel, il n’y a pas de règne après le christianisme : on ne peut pas aller « plus loin » en termes de principes universels (ce qui ne signifie pas qu’il n’y aura plus rien au -delà).
Conclusion
La philosophie du droit n’est rien d’autre que l’étude du droit dans son effectuation concrète ; avec ce qui a été dit précédemment, il est donc clair que l’objet de cette étude est l’idée du droit. Pour Hegel, il ne s’agit ni plus ni moins que de l’effectuation de la liberté.
Le droit est la volonté libre raisonnable, une manifestation de la négativité. Comme nous l’avons dit, le droit correspond à une seconde nature, qui est la réalisation concrète et objective de la liberté : l’esprit objectif. La liberté dispose donc toujours d’une orientation concrète, la Sittlichkeit. De sorte, que l’esprit relève toujours chez Hegel de la médiation, tandis que la nature relève de l’immédiation. D’une manière générale, le processus éducatif et l’humanisation de l’individu (son « désensauvagement », pourrait-on dire) consiste à différer la satisfaction, à médiatiser les pulsions immédiates à travers un ensemble de pratiques collectives. Par exemple, l’individu s’engage librement à fonder une famille, mais pas de n’importe quelle manière. De même, lorsqu’il participe à la divis ion du travail en société, il se soumet à un principe de compétition, or, là encore, on n’accepte la compétition que dans la mesure où l’égalité dans la lutte est garantie par un ensemble de règles (aucun athlète n’accepterait de participer à une course si l’égalité des participants n’était pas assurée), et ainsi de suite.
Par conséquent, « la « nature » de l’esprit est d’être toujours seconde, médiatisée par sa propre objectivation dans les institutions juridiques, sociales et politiques ». L’esprit subjectif se reflète lui-même, se pense lui-même, à travers les structures objectives de la Sittlichkeit. Si l’individu ne reconnaît pas sa propre volonté dans les structures raisonnables de sa communauté, sa morale abstraite se situera dans un rapport de confrontation à la morale vivante. Autrement, le rapport ordinaire de l’individu aux structures objectives doit être celui d’une actualisation : il ne s’agit jamais, chez Hegel, d’une adhésion aveugle aux normes (juridiques, etc.) dont on ne trouvera nulle trace dans le texte. Tout au contraire, l’action individuelle à un rôle à jouer dans l’Etat moderne (même si du point de vue de Hegel, il s’agit essentiellement des fonctionnaires). L’action subjective raisonnable, par les protestations qu’elle élève à l’encontre des « restes » irrationnels qui grèvent encore les structures de l’Etat, permet de rendre la Sittlichkeit toujours plus rationnelle et raisonnable. La morale subjective abstraite a donc un rôle essentiellement critique, préparatoire, tandis que l’orie ntation concrète de l’action sera toujours donnée par la morale vivante, et l’esprit objectif s’effectue par l’action humaine. La compréhension du statut que Hegel reconnaît à la liberté joue donc un rôle essentiel : la liberté n’est pas l’arbitraire.
Chaque réalisation historique de la liberté en représente un développement à la fois nécessaire et partiel, et ses institutions objectives constituent le thème de la philosophie du droit. La loi est la forme objective prise par la coutume ( ethos), tandis que la coutume proprement dite est intériorisée comme disposition subjective (hexis). Il s’agit de la raison réalisée dans l’objectivité des conditions historiques concrètes. La morale vivante permet pour ainsi dire d’effectuer la synthèse du point de vue subjectif (moralité formelle) et objectif (droit abstrait). La famille, la société et l’Etat représentent autant de déclinaisons de la morale vivante, et sont autant de formes de la vie en commun. Chaque entité est un engagement libre à des obligations qui sont autant de droits : l’individu y adopte librement des règles de conduite universelles pour son cas particulier, et renonce à la satisfaction immédiate et à l’arbitraire abstrait des désirs naturels.
Du droit abstrait à la moralité abstraite
Le mouvement de la pensée est intrinsèquement celui d’une libération, d’une réduction de l’étrangeté du monde. Deux moda lités de cette libération nous intéressent ici. Nous passerons brièvement sur le droit abstrait, où la conscience surmonte son aliénation par l’appropriation de la nature, alors insérée dans un système de déterminations juridiques . Dans la moralité, elle cherche à transposer ses exigences morales dans le réel, à les reconnaître dans le monde : c’est le « droit de la volonté subjective » (la manière dont la subjectivité se donne une assise objective). La subjectivité se « naturalise », en déployant une seconde nature objective.
Avant de passer à la moralité, il convient donc de rappeler brièvement le développement du droit abstrait, et comment ce développement débouche sur la réflexion morale. Ce développement nous permettra également d’amorcer une réponse aux questions suivantes : pourquoi la théorie de l’esprit objectif contient une étude de la subjectivité morale ? Sous quelle modalité la moralité y est-elle étudiée ? Enfin, quel statut ou fonction la Sittlichkeit accorde-t-elle à ce « droit de la volonté subjective» ?
Il convient de noter que le passage de l’Introduction au Droit abstrait correspond à une réduction de l’extension du champ du droit : deux définitions du droit cohabitent. La définition maximaliste de l’introduction (le droit comme objectivation de la volonté) fait place à une définition plus classique, proprement juridique. Dès lors, le droit des juristes figure comme un moment du déploiement du droit en son extension maximale, un cas particulier. Le droit abstrait se fonde sur la propriété. Dans la Doctrine du droit de Kant, il correspond grosso modo au droit privé. Il nous manifeste tout d’abord l’irréductibilité de l’homme à une pure donnée naturelle : l’homme y est pris comme personne, notion abstraite par excellence. Le droit abstrait s’occupe de ce à quoi tout homme pourrait prétendre en qualité d’individu libre, de personne : mais paradoxalement, ce droit a aussi pour effet d’isoler les individus, parce qu’il fonctionne d’une manière à la fois mécanique et réactive (il se contente de réparer le tort causé). Cependant, cet aspect ne doit par faire oublier que le droit abstrait représente la première forme de l’objectivation du droit, son abstraction conditionne une première forme d’universalité. Le concept de personne fonde l’égalité for melle de tous les individus, concept dégagé dans sa pureté par la modernité (alors que le droit romain se structure autour d’une différence de statut entre les hommes : dignitas évoque le prestige attaché à telle ou telle fonction, et non la valeur infinie de l’individu ; la personnalité y relève plus d’une situation que d’un caractère inaliénable de la subjectivité). Une personne, ce n’est personne en particulier, c’est quelqu’un, n’importe qui. Le moment du droit abstrait est une première étape qui permet à la conscience de se déprendre de sa subjectivité. D’une manière générale, le concept de personne fonde la capacité juridique (c’est -à-dire le fait de pouvoir faire valoir ses droits et ses obligations) : tout homme peut en droit figurer dans un acte juridique. La personne, c’est le pouvoir qu’a l’individu de se rapporter à soi comme à un universel. Ce moi
abstrait n’a de réalité que s’il s’inscrit dans les choses, à travers la possession juridiquement établie, l’appropriation de l’extériorité naturelle.
L’individu, en tant que personne, est irréductible aux choses. Toutefois, il s’extériorise dans les choses par l’appropriation. On comprend ainsi que ce n’est pas le besoin naturel qui est à l’origine de la propriété, mais l’affirmation de la volonté individuelle, d’ordre purement spirituel. Anthropologiquement, la thèse est forte : le plus grand désir de l’homme est de marquer l’objectivité du monde du sceau de sa subjectivité. Tout ce qui peut être marqué d’une manière personnelle est susceptible d’appropriation, et devient comme une manifestation de mon vouloir particulier. Par conséquent, tout ce qui n’est pas une personne peut être détruit, consommé, utilisé par la volonté en vue de sa conservation et de son bien être.
Du coup, la propriété n’est pas à entendre uniquement au sens juridique restreint qu’on lui prête habituellement, mais dans son extension maximale, comme lorsque l’on parle des propriétés d’un triangle. Je suis, par exemple, dans l’obligation de m’approprier mon corps,puisqu’il est l’incarnation de ma volonté particulière. Or, cette expression de la liberté reste tributaire de l’extériorité des choses. Ce sont encore les choses qui médiatisent les relations interpersonnelles, par le biais du contrat.
Le droit de la propriété privée est coextensif au concept de personne. Le rapport qui médiatise l’homme et les choses est la propriété, tandis que les rapports entre personnes juridiques sont médiatisés par le contrat. Le contrat me permet d’aliéner une propriété ou d’en acquérir une autre. Le contrat matérialise une forme de volonté commune, et non une volonté universelle, parce qu’il s’agit d’une convention entre plusieurs volontés particulières, et en tant que telles, arbitraires . C’est une unité de volontés distinctes qui est en jeu, mais cette unité est purement formelle, car chacun veut le contrat pour des raisons différentes. Il faut aussi souligner de nouveau le fait que la personne a une dignité sans commune mesure avec le prix des choses. C’est pourquoi, la personne ne peut pas aliéner par un contrat tout ce qui la distingue comme personne. Autrement dit, celle-ci ne peut pas aliéner sa liberté (il s’ensuit alors l’absurdité de l’esclavage). D’autre part, l’incommensurabilité de la personne et de la chose pose le problème du critère de la proportionnalité de la peine en cas de déni du droit. Le droit abstrait, comme le droit privé chez Kant, se fonde sur une conception rétributive de la justice . Le sentiment d’injustice nous fera alors passer à l’analyse de la conscience morale.
Le crime est caractérisé logiquement comme jugement négatif infini . Il nie le particulier (comme le « déni du droit sans parti pris », où était niée la subsomption d’une chose sous ma propriété), mais aussi l’universel (ma capacité juridique, comme dans le cas de la fraude). Le crime est purement négatif, il n’a pas d’existence positive en tant que telle. Ce point aura d’importantes conséquences quant au statut du mal. Il faut admettre que le criminel, en tant que volonté libre, rationnelle, veut sa propre peine. La sanction du crime devient alors une rétribution . Mais Hegel ne promeut pas une doctrine rétrograde, il ne s’agit pas d’une rétribution « à l’ancienne », entendue en un sens littéral (ce que Hegel nomme une « égalité spécifique » : œil pour œil… ; à l’inverse de Kant qui présente la loi du talion pure comme une exigence de la raison ), mais symbolique . Dans le droit pénal, le déclenchement de la peine ne dépend pas du bon vouloir de la victime. Alors que la vengeance est le fait d’une volonté particulière , et enclenche un processus de vendetta, un mauvais infini de la surenchère (comme le crime lui-même était un jugement négatif infini, on n’en finira jamais de nier une-à-une toutes les déterminations du droit) Le cercle ne peut être brisé que par une justice libérée de la subjectivité . On aboutit alors au concept même de la moralité : une volonté subjective qui veut la réalisation de l’universel. La transition qui s’effectue est celle de la personne du droit (qui est encore une volonté attaché à l’extérioritéde la propriété, une volonté pour laquelle l’universalité du droit est le moyen de réalisation de son arbitraire, et non une fin en soi) au sujet de la morale (une volonté individuelle qui veut l’universel). Le droit abstrait est fondamentalement caractérisé comme un droit de coercition: chez Fichte et Kant, l’ensemble du droit est fondamentalement coercitif, c’est même la différence qui distingue primitivement le droit de la morale. Le droit se fonde alors sur une limitation réciproque des arbitres individuels. Pour Hegel, cette définition coercitive du droit ne vaut que pour le droit abstrait, parce qu’elle suppose une séparation des droits et des devoirs. C’est au fond, une conception naïve et spontanée du droit. On a coutume de dire « mes droits sont vos devoirs », et inversement. Pour Hegel, ce type de propositions ne fonctionne que dans la perspective du droit abstrait. Droit et devoir ne sont pas, comme l’huile et l’eau, deux milieux non-miscibles. La définition du droit que configurent la contrainte et la punition deviendra inopérante sitôt que l’on sera passé à la description de la vie éthique, étant donné que cette dernière se fonde sur une identité des droits et des devoirs . L’écueil du juridisme consiste à donner une extension maximale aux déterminations du droit abstrait/privé, à transférer ces déterminations au tout du droit (de même que Rousseau, Kant et tant d’autres transféraient les déterminations du contrat, notion du droit privé, à la constitution de l’Etat).
Pour Hegel, le droit, lorsqu’il est envisagé comme contrainte sur l’individu , ne constitue que sa partie abstraite, et non le tout du droit. Au fond, on peut dire que les rapports réglés par le droit privé demeurent injustes. Ce droit n’est pas moral, et n’a pas à l e devenir : puisque le droit abstrait est fondé sur l’appropriation de la nature par les hommes, et la mise en rapport des individus par la médiation des choses, il est indifférent aux questions morales.
Il est la fois nécessaire en son lieu, et insuffisant, et appelle, pour cette raison, à un dépassement qui l’intègre dans une totalité éthique. Le droit abstrait est un droit réactif, quantitatif, et comme nous l’avons souligné, purement juridique. Il ne vise qu’une forme d’homéostasie dans la société civile (dont il constitue par ailleurs l’armature fondamentale), parce qu’il n’a pour vocation que la correction des déséquilibres : à la rigueur, il peut être pensé sur un modèle purement mécaniste, car il oppose la force à la force (le rétablissement du droit est « une négation de la négation », il nie le méfait du criminel). L’objectivité du droit n’est qu’une affaire d’entendement : comme le soulignait Kant dans sa doctrine du droit, un peuple de démons peut bien concevoir la nécessité d’une administration du droit, par pur calcul ; en effet, les rapports réglés par l’entendement sont parfaitement réversibles, car ce ne sont que de pures relations logiques. L’entendement est essentiellement isotropique : le paradoxe se manifeste lorsque l’on se rend compte que dans une perspective purement rationnelle et calculatrice, rendre le bien par le mal et rendre le bien pour le mal sont des expressions strictement équivalentes. Les réalités morales, elles, sont pour ainsi dire plus « rigides », et n’admettent pas cette absence d’orientation (et donc de sens) . Il n’y a pas de place en morale pour la réversibilité des purs rapports logiques, parce que cette rationalité d’entendement ne peut pas satisfaire l’exigence morale infinie (comme nous le verrons) de la volonté subjective. La décision de justice par exemple, doit faire sens pour le sujet de la morale, autant qu’elle répare le tort causé à la personne du droit.
On voit par là que les rapports configurés par le droit abstrait sont purement formels. Structuré autour de la propriété, ce droit s’effectue avec et contre les autres « personnes » selon le mot de François Châtelet. Par exemple, le droit abstrait ne s’occupe pas de l’origine morale de la possession. Dès lors, ce que je m’approprie relève de la pure contingence juridique. Les insuffisances du droit abstrait appellent un dépassement à partir du point de vue moral. Nous verrons aussi que dans la vie éthique, les normes objectives seront médiatisées par la subjectivité d’un sujet moral agissant, si bien que la mo ralité nous expose une théorie de l’action (Handlung), par le constat des apories auxquelles aboutit le point de vue de la raison pratique kantienne. Il ne s’agit donc pas de n’importe quelle action, mais précisément de l’action morale.
Un point de départ kantien
La grande idée de Hegel, qu’il nous faudra développer et justifier, est que la volonté subjective est le principe d’effectuation de l’esprit objectif . Dans la logique subjective (Doctrine du concept), le concept s’extériorise dans le monde, se do nne une assise objective.
Du côté de l’esprit objectif, le processus est symétriquement inverse . L’objectivité du droit exige l’intégration d’un moment subjectif, sans pour autant effectuer une pure répétition de l’esprit subjectif (l’analyse de la raison pratique), et qui lui permettra dans le même temps de dépasser les limitations inhérentes à un traitement purement objectif du droit (dépassement nécessaire pour adopter le point de vue de la Sittlichkeit).
Le point de vue moral n’est autre que celui de la volonté autonome, dégagé dans sa pureté par la philosophie kantienne. Kant met fin à la vision eudémoniste de la morale, en refusant de donner un principe matériel à l’action. La Critique de la raison pratique démontrait que la morale ne pouvait pas avoir de fondement matériel. Prendre comme point de départ la matière des devoirs débouche sur l’hétéronomie de la volonté. Or, seul le pur respect du devoir est en mesure de fonder la morale (l’inconditionnalité du devoir est absolument indépendante de sa matière, et le fait que la règle pratique soit inconditionnée entraîne – du moins en principe – l’éviction de toute casuistique ). Son principe est donc nécessairement formel. On voit bien que le formalisme du principe moral s’ensuit de l’inconditionnalité du devoir. Ce formalisme est aussi celui du principe de non-contradiction, critère formel de l’universalité en moral. En ce qui concerne l’application de la loi morale, Kant montre qu’un acte ne peut être universalisable qu’à condition de ne pas être contrad ictoire (la volonté sainte par exemple, est incapable d’aucune maxime contradictoire avec la loi morale).
Par conséquent, en fondant la morale sur le principe de l’autonomie de la volonté, Kant aboutit à un formalisme qu’il revendique expressément. Hegel concentre sa critique sur ce point précis, qui constitue pour lui tout à la fois la limite du raisonnement kantien, et son originalité. Pourtant, nous avons vu que le point de départ choisi par Hegel dans l’introduction des Principes était explicitement formel ! Comment rendre compte de ce paradoxe apparent ?
Le formalisme hégélien se présentait de la manière suivante. Le vouloir de l’homme est libre. Il peut refuser le donné immédiat, et se résoudre à n’importe quelle détermination particulière.
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Table des matières
Introduction
Chapitre 1 : des prémisses métaphysiques à la philosophie pratique
1) Le cadre général de la pensée hégélienne
2) La place de l’esprit objectif dans le système
3) Une perspective téléologique
4) La notion d’universalité concrète
5) Subjectivité et objectivité
6) Le droit comme seconde nature
7) Pensée et volonté
8) Les trois moments de la volonté
9) Conclusion
Chapitre 2 : la moralité abstraite, « droit de la volonté subjective »
1) Du droit abstrait à la moralité abstraite
2) Un point de départ kantien
3) L’imputabilité de l’action morale et sa description
4) L’idée du Bien et la conscience morale
5) La moralité comme théorie de l’action
6) La place du jugement moral
7) De la moralité abstraite à la vie éthique
Chapitre 3 : le paradoxe de la seconde nature et la famille
1) La vie éthique comme « Bien vivant »
2) La seconde nature
3) La famille
4) L’identité des droits et des devoirs
Chapitre 4 : la société moderne
1) L’autonomie comme fondement de la société moderne
2) La division sociale du travail : Platon, Hegel, Marx
3) La création de la populace
4) La régulation de la société
5) La disposition éthique
Chapitre 5 : l’Etat moderne et les limites de la vie éthique
1) La nature du lien politique
2) La structure syllogistique de l’Etat
3) Le constitutionnalisme hégélien
4) L’accusation d’étatisme
5) La disposition d’esprit politique
6) La fonction de la guerre
7) La relativisation de la vie éthique par l’histoire
8) La décadence de la vie éthique : l’esprit absolu
Conclusion
Bibliographie
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