La montée des enjeux globaux, 1945-1970

Dans le cadre de notre travail de doctorat, nous avons commencé à travailler sur le rapport des « limites à la croissance » et sur le débat suscité par ce rapport, sans questionner, dans un premier temps, l’émergence préalable du paradigme qui en constituait le cœur, ainsi que son appropriation par un groupe représentatif de l’élite technocrate et industrielle de l’époque, le Club de Rome. Les grandes lignes de ce paradigme sont les suivantes : l’humanité posséderait un avenir commun, qu’il serait pertinent d’examiner, dans une visée prospective ; la dimension centrale de cet avenir concernerait les relations entretenues entre l’humanité et son « environnement » ; enfin, cet avenir serait menacé par la pression des activités humaines sur des « limites » inhérentes à cet environnement.

Les histoires de l’écologie – essentiellement françaises – que nous avons consultées dans une première phase de travail ne nous ont guère aidée à discerner les racines de ce paradigme dans la période antérieure à la publication du rapport des Limites : soit ces histoires se focalisaient sur le développement de l’écologie comme discipline scientifique, davantage que comme mouvement culturel et politique, et passaient assez rapidement sur la période de l’après-1945 ; soit elles s’intéressaient aux caractéristiques sociales et culturelles du mouvement écologiste, mais sans enquêter de manière approfondie sur ses racines . Lorsqu’il était question dans ces histoires du développement d’une pensée écologiste et critique du modèle occidental de production/consommation, le plus souvent les mêmes ouvrages, considérés comme précurseurs au rapport des Limites, étaient cités, sans être toutefois inscrits dans une trame historique qui aurait permis de comprendre de quelle manière les thématiques mises en avant s’étaient développées, de quelle manière elles avaient circulé dans le champ social, et de quelle manière elles avaient pu être mises en relation les unes avec les autres pour concourir à la formation du concept de « crise globale » au tournant de 1970.

En réaction à ces insuffisances, notre objectif a été de chercher à tracer une généalogieaux grandes lignes argumentatives du rapport au Club de Rome : l’existence d’un avenir commun à l’humanité et la nécessité de modéliser/planifier cet avenir pour pouvoir le maîtriser ; l’idée d’un péril inhérent à cet avenir, causé par une croissance trop forte de la population, de la pollution, et par l’épuisement des ressources ; la critique des solutions technologiques et la nécessité d’une rupture avec le modèle de croissance pour prévenir l’effondrement du système humain. Nous avons tenté de « croiser » des histoires déjà existantes portant notamment sur la critique du nucléaire militaire, sur l’écologie comme mouvement intellectuel et social, sur la démographie et ses discours. Nous avons examiné les sources que ces histoires mentionnaient : rapports de l’ONU et de ses agences ; ouvrages fondateurs de la pensée écologiste ou critiques de la technologie ; œuvres de fiction.

LA CONFIGURATION MILITARO-INDUSTRIELLE D’APRÈS GUERRE ET LE PROJET DE DÉVELOPPEMENT DU MONDE 1945-1957

La situation politique et matérielle d’après-guerre est profondément différente de celle d’avant guerre, dans les pays occidentaux (en particulier les États-Unis), et à l’échelle internationale. En quoi les transformations qu’elle porte vont-elles permettre l’émergence conceptuelle d’un « futur global de l’humanité » ? En quoi vont-elles conduire à l’appréhension d’une situation démographique globale, et susciter les premières revendications environnementales ?

Guerre Froide, course aux armements et mouvement scientifique critique

Pour commencer, nous voulons dessiner le théâtre industriel et scientifique dans lequel les premiers développements préfigurant le rapport au Club de Rome émergent à partir de 1945, aux États-Unis. Il s’agit d’un cadre général dans lequel la préoccupation militaire est centrale, lorsqu’il s’agit de science et de technologie, alors que la Guerre Froide s’installe, mais aussi dans lequel la science et la technologie sont mises au service d’une société de prospérité industrielle, véritable vitrine du mode de vie états-unien sur le monde. C’est dans ce paysage que les premiers mouvements politiques de scientifiques se mettent en place, contre ce consensus quasi-hégémonique où l’armée joue un rôle-clé, et dans lequel une conception catastrophiste de « l’avenir global de l’humanité » émerge en réaction au développement de la bombe atomique.

1945 : l’établissement d’un lien étroit entre recherche scientifique et domaine militaire 

Aux États-Unis, la Seconde Guerre mondiale constitue un tournant du point de vue des liens entre recherche scientifique et domaine militaire . Tout d’abord, l’investissement financier est sans précédent : dans un contexte d’urgence et de mobilisation totale de la société, le pays consacre jusqu’à 34,5% de son produit national brut au budget de la défense. L’implication des scientifiques est, elle aussi, particulièrement importante. De nombreux scientifiques américains, mais aussi des Européens ayant échappé au régime nazi (comme par exemple Niels Bohr, ou Leo Szilard) se trouvent mobilisés dans des projets de recherche liés à des problématiques militaires. Certains de ces projets sont tournés vers l’«amélioration » des dispositifs militaires préexistants (conception de bombes plus précises, de détonateurs plus fiables, de systèmes de radars permettant de repérer les attaques ennemies). L’un d’entre eux, au contraire, vise à mettre en place une arme d’un type radicalement nouveau, la bombe atomique. Il s’agit du Projet Manhattan. Ce projet, qui démarre en 1942, commence par coordonner les recherches en physique nucléaire de quatre centres de recherche : les universités de Columbia, de Princeton, de Chicago et de Berkeley. Une fois la possibilité de la bombe atomique prouvée en laboratoire, il suscite la construction de deux énormes centres industriels, le premier à Oak Ridge, dans le Tennessee, où on produit de l’uranium 235 ; le deuxième à Hanford, dans l’état de Washington, où on sépare le plutonium de l’uranium. On monte aussi de toutes pièces un immense village destiné à l’étude de l’architecture de la bombe elle-même, ainsi qu’à sa construction : il s’agit de Los Alamos, dans le désert du Nouveau-Mexique. Au pic d’activité dans ces centres, la fabrication de la bombe emploie 125 000 personnes .

Harold C. Urey, Prix Nobel de Chimie, fortement impliqué dans le Projet Manhattan, pour lequel il a travaillé sur la séparation de l’Uranium 235, résume ainsi l’accélération du processus scientifico-industriel pendant la Seconde Guerre mondiale : « La Première Guerre mondiale a créé la première opportunité pour l’adaptation de la production de masse aux objectifs de guerre. Mais il ne s’agissait que d’un cours élémentaire dans l’art de la destruction de masse. La Seconde Guerre mondiale a créé l’opportunité pour le cours avancé, et à son achèvement, les leçons avaient été totalement comprises » .

Les scientifiques impliqués dans le Projet Manhattan ou dans d’autres projets militaires travaillent donc dans des centres militaires comme celui de Los Alamos ou bien, le plus souvent, restent dans leurs institutions universitaires ou industrielles, leurs frais de recherche étant couverts par des contrats avec l’armée. Cette configuration est nouvelle . Avant guerre, la recherche scientifique était financée en grande partie par l’industrie, plutôt indirectement, par le biais de bourses ou de partage d’équipements, que directement. Pendant la guerre, les chefs de file de la communauté savante cherchent à mobiliser les scientifiques, par le biais de l’OSRD (Office of Scientific Research and Development), une agence gouvernementale créée en 1941 pour coordonner la recherche scientifique à des fins militaires. Il s’agit de réaliser des objets techniques, armes, instruments de détection, devant être rapidement opérationnels. Lorsque la guerre s’achève, les chercheurs souhaitent continuer à bénéficier des crédits exceptionnels qu’ils viennent de connaître pour mener leurs travaux. A la Seconde Guerre mondiale succède la Guerre Froide, et la culture de mobilisation se poursuit. Dès novembre 1944, le Président Roosevelt adresse à Vannevar Bush, président de l’OSRD, la demande d’un rapport sur les orientations de politique scientifique à prendre au sortir de la guerre. Dans sa lettre, il fait valoir son désir que « l’information, les techniques et l’expérience de recherche développées par l’OSRD et par les milliers de scientifiques dans les universités et dans l’industrie privée, [soient] utilisés en période de paix pour l’amélioration de la santé nationale, la création de nouvelles entreprises, pourvoyeuses de nouveaux emplois, et l’amélioration du niveau de vie national » . Le rapport de Vannevar Bush, datant de juillet 1945, en réponse à cette lettre, insiste sur la nécessité d’investir dans la recherche appliquée, mais aussi dans la recherche pure, sans orienter directement les travaux des scientifiques. Les services liés à l’armée proposent donc aux chercheurs de continuer à financer leurs travaux, sans toutefois leur donner des consignes directives. Il s’agit plutôt, par des pressions subtiles, qui passent notamment par des demandes de rapports aux scientifiques, ou par la participation commune des militaires et des scientifiques à des conférences, d’amener les chercheurs à poursuivre des orientations bénéficiaires à l’armée , à la fois dans la perspective de maintenir une suprématie militaire face à la « menace soviétique », et de consolider la « sécurité civile », dans un consensus économique, politique et idéologique fondé sur le leadership scientifique et technique américain .

Après la guerre, la recherche en sciences physiques, notamment autour de l’arme atomique, se poursuit donc. Le courant de recherches qui s’est développé plutôt autour des mathématiques, de la logique, du management, et qui a pour finalité globale l’optimisation de la construction et de la gestion d’équipements militaires, mais aussi des opérations concernant des groupes humains, et qui se caractérise par une foi en la nécessité d’un management rationnel, se poursuit également . Ainsi, la RAND Corporation est fondée dès l’achèvement de la guerre, par l’US Air Force, sous l’égide de la compagnie aéronautique Douglas Aircraft. Il s’agit du premier « think tank » de l’après guerre, où sera menée une gamme assez large de travaux, impliquant des mathématiciens, des logiciens, des économistes. La ligne directrice de ces travaux sera la volonté de penser rationnellement la mise en place et la gestion de systèmes d’armes, mais aussi de systèmes technico sociaux, comme l’ensemble de la défense aérienne des États-Unis. La théorie des jeux, focalisée autour de la pensée de la guerre nucléaire, mais aussi la programmation linéaire et dynamique, seront des objets de recherche importants à la RAND.

Dans la société américaine, fascination et effroi pour la bombe atomique 

Au tout début de la Seconde Guerre mondiale, plusieurs représentants de la vaste communauté de savants exilés aux États-Unis, et ayant échappé au régime nazi, comme Leo Szilard ou Enrico Fermi, alertent l’armée américaine du risque que l’Allemagne nazie se dote de l’arme atomique. Ce qu’ils perçoivent comme une menace terrible les persuade que les États-Unis doivent entreprendre des recherches permettant de devancer l’Allemagne, afin de réaliser cette arme en premier. Une lettre rédigée par Leo Szilard, physicien d’origine hongroise, et signée par Albert Einstein, contribue à persuader le Président Roosevelt de lancer le Projet Manhattan .

Six ans plus tard, le 6 août 1945, la bombe atomique nommée « Little Boy » est lancée sur la ville japonaise de Hiroshima. C’est une première mondiale. A l’époque, l’opinion américaine, formatée par une propagande outrageusement raciste (qui traite les Japonais de « bêtes », de « vermines »…), non seulement approuve cette décision, mais même, déplore que les États-Unis n’aillent pas encore plus loin . Le gouvernement américain justifie le bombardement en avançant deux arguments : l’attaque de la base américaine de Pearl Harbor par les Japonais en décembre 1941, à laquelle le bombardement d’Hiroshima serait une simple riposte, et l’idée que l’utilisation de la bombe atomique permet d’économiser des vies humaines, américaines mais aussi japonaises, par rapport à une attaque plus classique du Japon par le sol. Le discours officiel est aussi que la bombe atomique est utilisée contre une cible exclusivement militaire. L’argument est fallacieux : Hiroshima est une ville de 300 000 habitants.

La poursuite de la course atomique des États-Unis 

Dans les mois qui suivent, les associations américaines de scientifiques militent pour l’adoption de textes de loi allant dans le sens d’un contrôle civil des armements atomiques, et d’un allègement du lourd sceau du secret qui pèse sur les chercheurs travaillant dans ce domaine, dans un contexte de suspicion croissante lié à la montée de l’anticommunisme. Après des mois de tergiversations au Congrès, et des luttes d’influences contradictoires, les lois adoptées sont décevantes pour les scientifiques militants. Par ailleurs, les investigations répétées du FBI et du HUAC au sein des associations, qui créent un climat particulièrement anxiogène, font que la Fédération des Scientifiques Atomistes voit ses effectifs dégringoler, et modère de plus en plus son discours, à la fin des années 1940.

En 1950, avec l’éclatement du conflit en Corée, les budgets militaires américains s’élèvent à nouveau. C’est cette même année (quelques mois avant l’éclatement du conflit), en mars 1950, que le Conseil Mondial de la Paix , réuni dans la capitale suédoise, lance « l’appel de Stockholm », exigeant notamment « l’interdiction absolue de l’arme atomique », qualifiée d’ « arme d’épouvante et d’extermination massive des populations ». Malgré la signature de l’appel par des intellectuels prestigieux comme Picasso, Vercors, ou Joliot-Curie, et malgré le grand succès populaire de l’appel , le mouvement autour de l’appel de Stockholm peine à se transformer en organisation de masse.

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Table des matières

INTRODUCTION GÉNÉRALE
PREMIERE PARTIE : LA MONTÉE DES ENJEUX GLOBAUX, 1945-1970
INTRODUCTION A LA PREMIÈRE PARTIE
CHAPITRE I : LA CONFIGURATION MILITARO-INDUSTRIELLE D’APRÈS GUERRE ET LE PROJET DE DÉVELOPPEMENT DU MONDE, 1945-1957
1.Guerre Froide, course aux armements et mouvement scientifique critique
2.Population et ressources : la réémergence d’un débat ancien dans des conditions politiques et scientifiques nouvelles
3.Aux racines du mouvement environnementaliste : une transformation profonde de la situation matérielle dans le monde occidental
Bilan du Chapitre I
CHAPITRE II : LA MONTÉE EN FORCE DES DISCOURS SUR LA DÉMOGRAPHIE ET LES PREMIÈRES MOBILISATIONS ÉCOLOGISTES, 1957-1967
1.La croissance démographique vue comme obstacle au développement économique (1957-1962)
2.La planification familiale comme solution incontestée à l’ « explosion démographique » (1963-1967)
3.Premiers positionnements et engagements écologistes
Bilan du Chapitre II
CHAPITRE III : DÉMOGRAPHIE ET ÉCONOMIE, ÉLABORATIONS THÉORIQUES ET PRISES DE POSITION POUR LA CROISSANCE ZÉRO, 1967-1971
1.Le péril démographique : du consensus sur la planification familiale à la revendication de croissance zéro de la population
2.Économie de l’environnement versus approches thermodynamiques : prise en charge des externalités contre stabilisation de l’économie
Bilan du Chapitre III
CHAPITRE IV : ENVIRONNEMENT, RESSOURCES, POPULATION, LA CRISE GLOBALE, 1967-1972
1.Les « prophètes de la catastrophe »
2.L’apogée du mouvement environnementaliste
Bilan du Chapitre IV
BILAN DE LA PREMIÈRE PARTIE
DEUXIEME PARTIE : LE PROJET DU CLUB DE ROME ET LES RAPPORTS DES LIMITES, 1965-1972
INTRODUCTION A LA DEUXIÈME PARTIE
CHAPITRE V : LE TERREAU IDÉOLOGIQUE DU CLUB DE ROME, APPORTS CONTRASTÉS DE L’ÉCOLOGISME ET DES ÉTUDES DU FUTUR
1.L’imprégnation tardive de l’Europe par la pensée écologiste
2.La mondialisation de la préoccupation environnementale, à la fin des années 1960
3.Le développement d’une science du futur
Bilan du Chapitre V
CHAPITRE VI : LE PROJET DU CLUB DE ROME GLISSEMENTS IDÉOLOGIQUES ET MÉTHODOLOGIQUES
1.Aurelio Peccei, du credo du développement industriel aux premières inquiétudes sur le progrès technologique
2.La fondation du Club de Rome et le façonnage de son projet
3.Jay Forrester et la Dynamique des Systèmes, des questions industrielles à la Problématique mondiale
Bilan du Chapitre VI
CHAPITRE VII : LES RAPPORTS DES LIMITES ET LEURS RÉPERCUSSIONS
1.World Dynamics
2.The Limits to Growth
3.Les critiques des rapports dans la sphère académique
4.L’impact politique des rapports des Limites
Bilan du Chapitre VII
BILAN DE LA DEUXIÈME PARTIE
TROISIEME PARTIE : DU DEBAT SUR LES LIMITES À LA CROISSANCE DURABLE, 1972-1992
INTRODUCTION À LA TROISIÈME PARTIE
CHAPITRE VIII : LES MODÈLES DU FUTUR, CONTROVERSES ET ÉLABORATIONS AU-DELÀ DU RAPPORT DES LIMITES
1.La controverse SPRU-MIT et l’approche de Bloomfield
2.De l’affirmation des limites à la promotion d’un développement équitable
3.La défense du modèle de croissance indéfinie des pays riches : le salut par l’économie et la technologie
4.Les modèles (mathématiques) du futur dans les années 1970 : vers la thèse d’une croissance soutenable du monde
Bilan du Chapitre VIII
CHAPITRE IX : LA POSTÉRITÉ DU DÉBAT SUR LES LIMITES, LE PARADIGME DE LA CROISSANCE SOUTENABLE ET SES CRITIQUES, LE CAS DU RÉCHAUFFEMENT GLOBAL
1.Les trajectoires éclatées des acteurs des Limites
2.Le développement de la modélisation intégrée
3.La modélisation intégrée selon Nordhaus : de la critique du paradigme des Limites à l’optimisation coût-bénéfice des politiques climatiques
4.Les critiques d’une approche focalisée sur l’économie et accréditant une politique « wait and see »
Bilan du Chapitre IX
BILAN DE LA TROISIÈME PARTIE
CONCLUSION GENERALE

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