LA RÉINVENTION THÉORIQUE DU GROTESQUE AU XXE SIÈCLE
Jusqu’alors le grotesque avait été tenu par les érudits comme une sous-catégorie du comique et par conséquent un mode d’expression marginal, qu’ils assimilaient aux productions les plus vulgaires ou reléguaient « à la sphère de l’excentrique, du bizarre et de la curiosité ».Avec les travaux de W. Kayser et M. Bakhtine (qui ont suscité une énorme production théorique sur la question), le phénomène est reconnu comme une catégorie esthétique importante, comme un mode d’expression non seulement légitime mais essentiel et fécond. Mais la résurrection du grotesque est en même temps une scission qui semble irréparable. Kayser et Bakhtine considèrent en effet qu’il y a une essence du grotesque, mais, s’attachant chacun à une période différente de l’évolution du phénomène, ils en arrivent à deux définitions radicalement différentes. Le carnavalesque tel que le conceptualise Bakhtine est en effet un grotesque dynamique et joyeux, vivant et collectif, alors que le grotesque négatif et oppressant décrit par Kayser enferme au contraire l’individu dans sa subjectivité.
Les affres du grotesque (Wolfgang Kayser)
L’ouvrage de W. Kayser sur le grotesque97 est loin d’avoir eu le même retentissement que les théories de Bakhtine. Toujours en attente d’une traduction française, il n’est d’ailleurs généralement connu qu’à travers l’exposé critique qu’en fait Bakhtine dans l’introduction de son ouvrage sur Rabelais.98 Kayser explique que sa réflexion sur le grotesque est née d’un sentiment de malaise (ne correspondant ni au sens du tragique ni à celui du comique) éprouvé face à des oeuvres de Velasquez, Goya, Bosch, et Breughel. Ainsi, l’expérience du grotesque n’entretient pas selon Kayser un lien essentiel avec le rire.99 La catégorie esthétique du grotesque selon lui renvoie à trois types de phénomènes : des contenus ou motifs, une structure, et des affects.
Par l’examen du répertoire pictural et littéraire grotesque, Kayser observe la permanence de certains motifs, depuis le décor à grotesques jusqu’aux oeuvres surréalistes. Le monde fantastique du grotesque rejoint le monde de la folie et du rêve : il est peuplé de créatures inquiétantes dont le caractère monstrueux101, selon Kayser, est le trait le plus constant et le plus significatif. Le monde grotesque se caractérise ainsi par un bestiaire particulier : animaux monstrueux des légendes, créatures hybrides impossibles (souvent à mi chemin entre le vivant et le mécanique), mais aussi certaines espèces réellement existantes, dont l’aspect ou les moeurs paraissent étranges, cruels ou menaçants pour l’homme (hiboux, tortues, araignées, pieuvres, animaux nocturnes ou rampants, l’animal grotesque par excellence étant la chauve-souris). Un autre ensemble de motifs typiques de l’univers grotesque est constituée par les objets qui mettent la vie ou l’intégrité du corps en péril (machines infernales, objets pointus comme on en voit dans les tableaux de Jérôme Bosch).
Kayser définit en outre le grotesque (en dépit de ses mutations historiques) en terme de structure : le grotesque, c’est « le monde devenu étranger »102, c’est-à-dire qu’il ne consiste pas en la représentation d’un monde étrange, mais dans la transformation de notre monde. Toute l’essence du grotesque réside selon Kayser dans cette défiguration du monde familier. L’harmonie entre la conscience et la réalité est rompue et fait place à un monde d’incohérence, tout se délite et se dérobe. Ce phénomène est d’autant plus angoissant qu’il se produit d’une façon brutale et inexplicable : c’est soudainement que ce qui nous était familier se révèle étrange, et que ce que nous prenions pour la vérité du monde, la réalité en soi, se révèle n’être qu’une apparence. Les causes de l’ altération du monde familier sont diverses : mélange de domaines tenus ordinairement pour séparés, déformation des proportions «naturelles» (gigantisme, disproportions), disparition de tout élément stable (suppression de la catégorie de chose, perte d’identité, anéantissement de l’ordre historique).
Kayser relie la manifestation du grotesque en art à une période de crise des savoirs sur le monde et la nature humaine, qui se trouvent fragilisés et remis en question.104 Mais le grotesque selon lui ne se réduit pas à la dissolution des savoirs et des repères, c’est-à-dire qu’il ne s’identifie pas à sa structure spécifique mais est bien quelque chose : c’est « la « chose mise en forme », « le ça fantôme », c’est-à-dire ce qui est tapi sous les apparences, les images du monde, les mots. Le monde n’est pas seulement dissout mais se trouve envahi par des forces irrationnelles ou démoniaques. L’art grotesque chercherait à mettre au jour le « ça » : comme le dit E. Rosen, il serait ainsi une sorte « d’exorcisme », une « tentative d’évoquer et de subjuguer les aspects démoniaques de l’univers. »
Bien plus qu’au rire, le grotesque selon Kayser est ainsi profondément lié au malaise. Le processus de création de l’oeuvre grotesque consisterait en l’extériorisation de composantes psychologiques plus ou moins inconscientes (instincts, rêves, obsessions), la traduction d’une angoisse existentielle (sentiment de vide et d’inconsistance, d’effondrement des repères), ou encore, comme dit E. Rosen, l’expression « « d’une vision désenchantée de l’existence qui assimile celle-ci à un jeu de masques insignifiant ou à une caricaturale représentation de marionnettes ».107 Mais plus qu’à la genèse de l’oeuvre grotesque, Kayser s’intéresse à l’effet qu’elle produit sur le spectateur ou le lecteur. Il note que le grotesque suscite un mélange d’émotions contradictoires : rire, surprise, angoisse, horreur, dégoût, sentiment de l’absurde. L’oeuvre grotesque désoriente, parce qu’elle remet en question les catégories grâce auxquelles nous pensions la réalité et nous orientions dans le monde.C’est en cela que le grotesque se distingue de la caricature et de la satire : par le grotesque, la réalité n’est pas simplement déformée à des fins comiques ou polémiques, mais atteinte dans son statut même.
Le grotesque authentique selon Bakhtine
L’ouvrage de Bakhtine consacré à l’oeuvre de Rabelais a fait date dans les études littéraires, comme en témoigne le succès (l’abus ?) du terme de « carnavalesque » dans ce domaine. S’il reconnaît l’existence d’une forme non carnavalesque de grotesque, Bakhtine estime que le grotesque authentique, originaire, est le grotesque carnavalesque tel qu’on le trouve dans l’oeuvre de Rabelais, « le summum du rire carnavalesque populaire dans la littérature mondiale ».109 L’évolution du grotesque n’est pas envisagée de façon neutre, mais clairement présentée comme une dégénérescence : « Tout le champ de la littérature réaliste des trois derniers siècles, dit Bakhtine, est littéralement jonché des débris du réalisme grotesque ».
La thèse de Bakhtine est que le grotesque n’est pas d’abord un produit de l’art mais correspond à une réalité extra-littéraire : il s’origine dans la culture populaire, dont les formes multiples se développent contre la culture officielle. Avant d’être une catégorie esthétique, un style ou un genre, le grotesque est selon Bakhtine un état d’esprit, une vision du monde propre à la culture comique populaire du Moyen Âge, et dont les manifestations concrètes constituent ce qu’il appelle son « imagerie comique », qu’il qualifie de « réalisme grotesque ». Le grotesque est donc un phénomène faisant irruption dans l’art, mais dont la source est dans la vie du peuple. Bakhtine insiste aussi sur le fait que le comique grotesque n’aurait pas toujours été extérieur à la culture officielle : les formes comiques (blasphématoires et parodiques), auparavant tout aussi officielles et consacrées que les formes sérieuses, auraient « basculé » dans le non officiel avec la constitution d’une société d’ordres hiérarchisés dans laquelle il devenait « impossible de conférer des droits égaux aux deux aspects » (la vision sérieuse et à la vision comique du monde). Bakhtine répartit les manifestations du grotesque au Moyen Âge en trois catégories (interdépendantes) : les « rites et spectacles », qui parodient le cérémonial sérieux111, les « oeuvres comiques verbales » qui parodient tous les genres sérieux (textes religieux, scientifiques, épopées, éloges, moralités, etc.) et le « vocabulaire familier et grossier », reflet dans le langage de la liberté réalisée par le carnaval : affranchi des règles de l’étiquette, de la décence et des tabous, le langage familier du peuple était « le réservoir où s’accumulaient les divers phénomènes verbaux interdits et évincés de la communication officielle ».
Pour que le grotesque puisse gagner la haute littérature, certaines conditions (indépendantes de l’artiste) sont requises : selon Bakhtine, le rire aurait jouit au temps de Rabelais d’une reconnaissance jusqu’alors et par la suite inégalée : loin d’être un objet de mépris, il avait une signification positive, une valeur de conception du monde non moins digne que la vision sérieuse et était conçu par de nombreux humanistes comme un privilège de l’homme, au même titre que l’entendement. C’est dans ce contexte que le grotesque a pu trouver place dans la grande littérature et ainsi s’allier « aux idées les plus avancées de l’époque, au savoir humaniste, à la haute technique littéraire. » Malheureusement, dit Bakhtine, cette alliance de la haute littérature et des idées progressistes avec l’obscénité et la scatologie est par la suite devenue incompréhensible. Dès le XVIIe siècle, on cherche à séparer le bon grain (le contenu philosophique) de l’ivraie (les grossièretés).
L’idée centrale de la théorie bakhtinienne est celle d’ « ambivalence », d’association du négatif et du positif. Tout, dans la vision carnavalesque du monde, présente cette ambivalence : la destruction, la mort, la terre, le « bas corporel » sont toujours associés à la régénération, la négation pure et simple étant totalement étrangère au véritable grotesque. Le rire carnavalesque est ainsi lui-même qualifié d’ambivalent : s’il « rabaisse et matérialise », opérant le « transfert de tout ce qui est élevé, spirituel, idéal et abstrait sur le plan matériel et corporel », il rabaisse pour rénover, et se distingue donc à la fois du rire purement divertissant et du rire satirique négatif. De même, le principe de la vie corporelle, dans la culture populaire, est un principe absolument positif (bienfaisant, festif), universel (commun à tous), et cosmique (le corps est mêlé au reste du monde). Si tout est doté d’une dimension positive, dans le monde grotesque, l’angoisse et le tragique en sont exclus.
Comme chez Kayser, la transformation du monde ordinaire est donc un trait essentiel au grotesque, mais elle s’effectue dans un sens radicalement opposé. Le motif central du monde grotesque, le carnaval, est un retour provisoire à l’âge d’or, au « royaume utopique de l’universalité, de la liberté, de l’égalité et de l’abondance ».Avec cette dimension utopique, le rire ne saurait être jaune, et encore moins noir : c’est un rire franc, joyeux et libérateur.
Bakhtine insiste en outre sur le fait que le rire carnavalesque a valeur de conception du monde, c’est-à-dire qu’il est non seulement général (tout le monde rit), mais aussi universel, « il atteint toute chose et toutes gens » : « le monde entier paraît comique, il est perçu et connu sous son aspect risible, dans sa joyeuse relativité ».Le renversement par le rire est donc général et l’image grotesque par excellence est celle du monde à l’envers, où « les grands sont détrônés, les inférieurs couronnés ».Le rire carnavalesque étant aussi « braqué sur les rieurs eux-mêmes », il est incompatible avec l’expression d’une idéologie déterminée. Dans l’oeuvre littéraire, le grotesque implique la relativisation de toute valeur et de toute conviction, y compris celles de l’auteur lui-même.Le rire carnavalesque est dirigé contre toute supériorité et toute autorité, il est la protestation contre tout esprit de sérieux et tout dogmatisme : prenant le contre-pied de la théorie de Kayser, Bakhtine définit ainsi le grotesque comme un principe d’affranchissement total de la pensée, impliquant la négation de toute forme de déterminisme.Tandis que dans la perspective de Kayser, le monde grotesque est négateur de l’individu, avec le rire carnavalesque au contraire c’est tout ce qui nie l’individu (pouvoirs, dogmes, positions sociales) qui se trouve mis à bas.
Un des traits essentiels du « réalisme grotesque » est le principe de mouvement : le grotesque ne consiste pas en une simple inversion statique du haut et du bas. Le « réalisme » réside dans le fait que les phénomènes sont montrés « en état de changement, de métamorphose encore inachevée, au stade de la mort et de la naissance, de la croissance et du devenir » : l’esthétique grotesque est expression du devenir, non de l’être. La dissolution de toute forme statique ouvre ainsi sur une esthétique de l’informe et du protéiforme. On rejoint ici le grotesque négatif, mais il y a dans le carnavalesque l’affirmation d’une intense vitalité, la protestation de la vie contre les formes mortes.L’autre principe majeur de l’esthétique grotesque est la démesure (gigantisme, prolifération, hypertrophie, etc.), qui caractérise aussi bien le contenu (personnages et épisodes) que la forme de l’oeuvre grotesque (style, composition). L’incontournable antithèse grotesque/classique est particulièrement nette dans la représentation du corps : alors que le corps classique est un corps achevé, qui a atteint la pleine maturité, le corps grotesque est « éternellement non prêt » : sa représentation privilégie les états inachevés ou extrêmes (naissance, croissance, enfance, vieillesse, agonie). Selon le canon classique, la représentation du corps doit manifester la nature spirituelle de l’homme ; le corps grotesque au contraire a un aspect caricatural, excessif, et une valeur cosmique (il incarne tout l’univers matériel et corporel). Il est sans limites, mêlé au monde et aux autres corps. Sa représentation met l’accent sur les « orifices » et « protubérances », tandis que dans la représentation classique, au contraire, tout ce qui relie le corps à l’extérieur (ouvertures, saillies, absorption, déjection) est effacé.
Bakhtine montre qu’à partir du XVIIe, le domaine du rire se restreint, sa valeur se dégrade. Il n’est plus admis que comme « divertissement léger » ou « châtiment utile ».Selon Bakhtine, cette dévaluation du rire a pour cause la stabilisation d’une nouvelle culture officielle autoritaire, dont les piliers sont la monarchie absolue, la philosophie rationaliste cartésienne et l’esthétique du classicisme. Le grotesque survit dans les genres littéraires inférieurs (comédie, satire, fable) et non canoniques (roman, genres burlesques), mais « ce n’est plus qu’un grotesque mutilé » : « pendant la dégénérescence et la désagrégation du réalisme grotesque, son pôle positif disparaît ».Les motifs grotesques se figent en images stéréotypées, l’obscénité devient « frivolité érotique », l’esprit utopique disparaît, les images de la fête prennent une « orientation bourgeoise », une nuance « épicurienne et individualiste ».Si le grotesque paraît renaître avec le romantisme allemand, ce n’est selon Bakhtine que sous une forme étriquée et « abâtardie ». Au lieu d’un phénomène populaire et collectif, c’est « un grotesque de chambre, une manière de carnaval que l’individu vit dans la solitude, avec la conscience aiguë de son isolement. ». Le grotesque romantique est une contestation du rationalisme étroit et des règles esthétiques du classicisme, mais il a perdu son ancrage dans la culture populaire. Bakhtine reproche en outre à Hugo d’affaiblir l’autonomie du grotesque en en faisant un simple moyen de contraste pour la mise en valeur du sublime.
Mais la cible principale de Bakhtine est la théorie de Kayser, qui ne vaut selon lui que pour le grotesque moderniste (du XXe siècle), estimant « totalement inadmissible de l’étendre aux autres phases de l’évolution de l’imagerie grotesque ».Bakhtine réduit finalement la théorie de Kayser à une simple idiosyncrasie : il se dit frappé « par le ton général lugubre, terrible, effrayant du monde grotesque que l’auteur est le seul à saisir. »Bakhtine constate que les traits selon lui essentiels au grotesque (la joie, la dimension corporelle, l’orientation utopique, la régénération) sont absents du monde grotesque selon Kayser : le grotesque n’est plus élimination joyeuse de toute peur, affirmation de vitalité, mais au contraire « peur de la vie »et angoisse face à « la force étrangère qui régit le monde, les hommes, leur vie et leurs actes ».Le rire grotesque tel que le pense Kayser est un rire négatif, un « rire mêlé de douleur », «moqueur, cynique et enfin satanique », selon la formule de Kayser lui-même.Le grotesque kayserien est un grotesque qui a perdu son ambivalence constitutive.
Une autre vision du grotesque : la mécanique comique
Au vu de l’impasse théorique que semble bien représenter l’opposition entre les conceptions kayserienne (un grotesque sombre et tragique) et bakhtinienne (un grotesque jubilatoire), un retour en arrière dans l’histoire de la réflexion sur l’art comique n’est peut-être pas inutile : l’essai de Bergson sur le rire, paru en 1899, pourrait bien en effet nous ouvrir de nouvelles pistes pour la conceptualisation du grotesque.
La définition bergsonienne du comique, centrée sur l’idée de raidissement mécanique du vivant, met en lumière un aspect du grotesque qui échappe à Bakhtine, n’a qu’une place secondaire dans la théorie de Kayser, mais, nous le verrons, est un trait essentiel de l’écriture de Prigent. Pour Bergson, le rire est incompatible avec l’émotion et suppose la suspension de toute empathie, « quelque chose comme une anesthésie momentanée du coeur ».La condition première du rire est donc la prise de distance par rapport à la vie, la désimplication du sujet. Le rire suppose ainsi un déplacement de l’attention, du sens et des implications affectives vers les apparences extérieures. Cela est particulièrement net dans le cas des cérémonies sociales, dont le caractère comique se révèle aux yeux du spectateur extérieur ou de l’enfant ignorant les conventions sociales qui déterminent la signification de ces mises en scènes. Pour qu’une cérémonie devienne comique, remarque Bergson, il suffit « que notre attention se concentre sur ce qu’elle a de cérémonieux, et que nous négligions sa matière […] pour ne plus penser qu’à sa forme ». L’effacement du sens derrière la matérialité du symbole, c’est-à-dire la prédominance du corps sur l’esprit, est selon Bergson un trait inhérent au phénomène comique, à tel point qu’on peut dire comique « tout incident qui appelle notre attention sur le physique d’une personne alors que le moral est en cause. »Bergson conclut en affirmant que le comique est « la forme voulant primer sur le fond, la lettre cherchant chicane à l’esprit ».
De la théorie de Bergson, on retient souvent surtout l’idée de mécanique, oubliant que c’est dans la « mécanisation de la vie » que réside tout l’effet comique : le comique n’est pas le mécanique en soi mais le mécanique en tant qu’il est « plaqué sur du vivant ».Le comique est ainsi « dans une certaine raideur de mécanique là où l’on voudrait trouver la souplesse attentive et la vivante flexibilité d’une personne», c’est-à-dire qu’il est « plutôt raideur que laideur », et contrarie moins la beauté que la grâce. La « mécanisation de la vie » ne doit pas être comprise dans un sens trop étroit : l’automatisation comique peut être une raideur de la pensée ou de la parole.L’idée centrale de l’essai de Bergson est ainsi que le comique de mots et le comique de situation reposent sur les mêmes mécanismes : « le comique du langage, dit-il, doit correspondre, point par point, au comique des actions et des situations », il n’en est que « la projection sur le plan des mots ».148 Le comique du langage consiste ainsi en une certaine raideur : au lieu d’une parole sans cesse nouvelle, ce sont des répétitions, des formules toutes faites, des idées reçues, un jargon professionnel, etc. C’est le langage de l’homme réduit à une « machine à parler qui fonctionne automatiquement ».Bergson donne ici pour tout exemple de déplacement de l’attention vers la matérialité les cas où une expression est comprise au sens propre alors qu’elle était employée au sens figuré. Il reste ainsi sur le plan du sens et ne semble pas envisager que la matérialité puisse être celle des mots eux-mêmes. Enfin, Bergson montre comment la parodie et le poème héroï-comique confirment sa définition du comique : par le passage du noble au familier ou inversement par l’élévation du prosaïque, ils produisent bien une anomalie, altèrent le « naturel ».De même, l’effet « boule de neige », sur lequel reposent de nombreux scénarios comiques, peut se produire dans le langage lui-même, dans une écriture emportée par un mouvement d’accélération croissante qui la précipite vers la catastrophe.
L’application de la théorie bergsonienne du comique à l’écriture permet ainsi de décrire la démarche des écrivains qu’on peut qualifier de « formalistes », au sens où ils traitent le langage d’abord comme un objet et le texte comme une mécanique démontable.Mais surtout Bergson met le doigt sur la signification d’un tel geste : l’art comique, dit-il, est « une exagération très artificielle d’une certaine raideur naturelle des choses », autrement dit, si le langage se prête à ces raidissements comiques, c’est parce qu’il y a en lui du figé, du stéréotypé, de l’automatique.Les opérations de mécanisation du langage sont une critique du langage, dont elles ne font qu’exagérer la raideur.
BILANS : IDENTITÉ ET VISAGES DU GROTESQUE LITTÉRAIRE
L’unité du grotesque en question
La critique que Bakhtine développe à l’encontre de la théorie kayserienne porte à considérer que le grotesque carnavalesque et le grotesque négatif ne peuvent pas être subsumés sous un même concept. L’antagonisme des théories tient d’abord à une différence d’approche : Bakhtine procède à une enquête historique, dirigée vers les sources populaires du grotesque, tandis que Kayser suit une démarche anhistorique visant à caractériser une expérience existentielle. À cette divergence méthodologique s’ajoute une différence de corpus : Kayser privilégie la littérature romantique et se limite au « grand » art, alors que Bakhtine appuie ses analyses sur des traditions populaires et des oeuvres du Moyen Âge et de la Renaissance. Ainsi, Bakhtine ne peut plus penser le grotesque après Rabelais, et « carnavalise » le grotesque romantique.Inversement, Kayser ne comprend pas le grotesque d’avant le romantisme qu’il interprète en le « romantisant ». Il serait donc légitime de considérer que les deux théoriciens ne parlent pas de la même chose : le « divorce » ne serait finalement qu’un malentendu favorisé par l’emploi fâcheux du même terme.
Mais n’est-il pas plus pertinent d’envisager le grotesque bakhtinien et le grotesque kayserien comme un seul et même principe perçu selon deux sensibilités très différentes, de sorte qu’il serait possible de parvenir à une définition qui les englobe tous deux ? Derrière l’opposition, plusieurs points communs justifient en effet le maintien d’une catégorie générale. Bakhtine lui-même insiste sur la parenté des deux grotesques : selon lui, « même dans le grotesque romantique » se retrouvent les principaux traits du grotesque carnavalesque (orientation utopique, affranchissement joyeux), mais dans une version affadie. Ne pouvant penser l’évolution du grotesque qu’en termes de dégénérescence, Bakhtine réduit ainsi le grotesque romantique à une faible survivance du carnavalesque. Ce qui en réalité autorise le rapprochement des deux grotesques est une commune structure fondamentale : pour Kayser comme pour Bakhtine, le grotesque est d’abord dissolution des formes habituelles, des structures de l’ancien monde et des vérités reconnues. Chez Bakhtine, ce qui est détruit, c’est le dogme officiel ; chez Kayser ce sont les repères de l’individu (des « vérités » officielles intériorisées). Pour les deux théoriciens, l’effet principal du grotesque est ainsi la relativisation de ce que l’on tenait pour la « réalité » en soi. Ce n’est que sur la façon dont est vécue cette relativisation qu’il y a divergence radicale : joyeux et libérateur chez Bakhtine, l’anéantissement des formes connues est chez Kayser source d’angoisse. Le grotesque bakhtinien met à bas, et le grotesque kayserien désagrège, mais l’effet est le même : l’ordre ancien est ruiné.La proximité des deux théories apparaît aussi dans le fait que le grotesque est dans les deux cas décrit comme un phénomène ambivalent : c’est chez Bakhtine l’ambivalence de la dynamique destruction – régénération et l’ambivalence des émotions chez Kayser, qui parle d’un « rire mêlé de douleur »158 ou d’une « épouvante mêlée d’un sourire ».
La notion de grotesque n’a donc pas perdu toute unité dans le débat théorique entre Kayser et Bakhtine ; bien plus, leur désaccord a mis en évidence l’ambivalence constitutive du phénomène. Chacun des deux théoriciens a privilégié l’une des « deux polarités constamment coprésentes » du grotesque, et leurs conceptions sont toutes deux pertinentes quoique incomplètes. Chez Bakhtine, ainsi, la tension se résout positivement : la régénération prime sur l’anéantissement, le grotesque détruit pour rénover. On peut en outre reprocher à Bakhtine d’esquiver la difficulté contenue dans une proposition telle que : « la peur est écrasée dans l’oeuf et tout se mue en gaieté ».Si le rire carnavalesque évacue la peur et l’aliénation, il faut bien reconnaître alors qu’il se déploie sur fond d’angoisse et d’oppression. Ainsi peut-on affirmer que la nature du grotesque, quelque peu occultée par les théories rivales de ses principaux théoriciens, est tragi-comique, et que rire régénérateur et altération angoissante constituent l’identité troublante du grotesque. Mais, cela admis, nous n’avons pas définit le phénomène dans ses manifestations concrètes.
Le grotesque et ses voisins
Avec un phénomène aussi instable, le plus prudent est sans doute de procéder négativement, en déterminant non seulement ce à quoi il s’oppose radicalement, mais aussi ce qui lui ressemble et le recoupe. De toute évidence, le grotesque est l’envers du classique et se constitue en opposition à lui. Employé avec une intention de rupture affichée ou non, il est toujours perçu par ses adversaires comme un écart disgracieux ou scandaleux par rapport à la norme classique, une difformité, à la fois faute mimétique et faute de goût, ainsi qu’il apparaît dans la définition du dictionnaire Larousse au XIXe siècle : le grotesque est « le résultat d’un défaut de proportions, de l’exagération de quelque partie ».Dans la mesure où l’esthétique classique détermine les critères de la « grande » littérature, le style grotesque est un anticonformisme, plus ou moins agressif, certes, mais toujours rebelle aux « poétiques » et aux « systèmes ». Dans l’oeuvre grotesque se lit l’affirmation d’une tradition minoritaire contre les valeurs d’une « normalité » hégémonique (esthétique, morale, sociale). Mais la transgression grotesque peut aussi jouer contre une dimension de l’oeuvre elle-même, établissant alors une disharmonie interne, une tension entre des principes contraires (grotesque et sublime, désagrégation et achèvement, dérision et sérieux, etc.).
Si l’identité du grotesque se fonde sur la transgression des normes classiques, le rapprochement avec le baroque s’impose. Baroque et grotesque présentent en effet de nombreuses similitudes et traduisent des sensibilités esthétiques très proches : les caractères de l’oeuvre baroque, selon J. Rousset, sont l’instabilité, la mobilité (exigeant du spectateur une « vision multiple »), la métamorphose, et la domination du décor (« la substitution à la structure d’un réseau d’apparences fuyantes, d’un jeu d’illusions »).Masques, métamorphoses, mélange des contraires, décentrement, irrégularité, inachèvement, entrecroisement des lignes, goût pour l’artifice et l’ornement, etc. : les motifs et les dynamiques baroques sont aussi ceux du grotesque. Mais, outre le fait que le baroque semble plus historiquement situé que le grotesque, celui-ci, particulièrement dans sa tendance carnavalesque, se distingue du baroque en ce qu’il est indissociable de la dérision, du laid et du trivial. Dans le grotesque, comme l’a bien montré Bakhtine, la transgression s’opère sur le mode du rabaissement : rabaissement des aspirations de l’homme à l’élévation spirituelle, à la beauté partout (refus de la laideur), au règne du bien (refus de voir le mal), mais aussi rabaissement des prétentions de l’artiste à faire oeuvre. On a vu par ailleurs, avec la théorie bergsonienne du comique, que le grotesque pouvait prendre aussi la forme d’une raideur ou d’une automatisation comiques, aspects tout à fait étrangers à l’esthétique baroque.
Le caractère anormal et difforme étant reconnu comme un trait essentiel du grotesque, celui-ci doit s’apparenter au monstre. Mais, s’il y a du monstrueux dans le grotesque, tout monstre n’est pas grotesque. Le grotesque, en effet, c’est moins le monstre absolu (l’extériorité radicale à la norme) que la défiguration ou la dégradation de la normalité. Le monstre grotesque est un monstre mineur, un épouvantail comique comme l’« Ange du bizarre » de Poe. L’esthétique grotesque définit aussi une posture d’écrivain, qui, ne se prenant pas au sérieux, devient son propre mime et se montre dans un accoutrement ridicule, se pare bouffonnement des « plumes d’autrui ». L’oeuvre grotesque est ainsi un spectacle repoussant toute adhésion : il n’y a ni épanchement du sujet d’un côté, ni empathie ou pitié de l’autre, mais spectacularisation bouffonne du bizarre, du ridicule ou de l’abject. Le rapport du grotesque au fantastique est comparable à celui du grotesque au monstrueux. Alliant le cocasse à l’inquiétant, le grotesque fantastique produit en effet la rencontre du rire et de l’effroi. La mise en oeuvre parodique du fantastique passe souvent par l’exagération : surenchère comique dans le surnaturel, déluge de visions d’horreur, carnavalisation d’un macabre outré, etc. Expressionnisme burlesque, le grotesque déforme comiquement la « réalité » en y imprimant fantasmes et hantises personnels. Onirisme de pacotille, il accentue parodiquement l’extravagance et le caractère hétéroclite de l’univers fantasmatique.
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Table des matières
Introduction
I. UN MONSTRE THÉORIQUE
1. ELÉMENTS D’UN HÉRITAGE
1.1. DES GROTESQUES AU GROTESQUE
1.1.1. Un peu d’archéologie
1.1.2. Grotesque et innovation littéraire, de Montaigne à Hugo
1.1.3. Le parti pris des marges : Théophile Gautier, le critique chercheur d’or
1.1.4. Elévation du grotesque : le « comique absolu » selon Baudelaire
1. 2. LA RÉINVENTION THÉORIQUE DU GROTESQUE AU XXE SIÈCLE
1.2.1. Les affres du grotesque (Wolfgang Kayser)
1.2.2. Le grotesque authentique selon Bakhtine
1.2.3. Une autre vision du grotesque : la mécanique comique
1.3. BILANS : IDENTITÉ ET VISAGES DU GROTESQUE LITTÉRAIRE
1.3.1. L’unité du grotesque en question
1.3.2. Le grotesque et ses voisins
1.3.3. De la définition à la typologie
2. LE GROTESQUE ET LA MODERNITÉ LITTÉRAIRE SELON PRIGENT
2.1. L’INSATISFACTION FONDATRICE
2.1.1. Ce qu’on ne veut pas faire
2.1.2. La monstruosité stylistique ou le grotesque contre le « chromo »
2.2. LA MÉCRITURE GROTESQUE
2.2.1. Les dessous de la langue
2.2.2. Épaissir la langue
2.2.3. L’écriture au second degré : l’écrivain en clone clownesque
2.3. L’ÉCRITURE DU NÉGATIF
2.3.1. Course contre l’angoisse
2.3.2. « Le monde est moche, dis-le en pire ! »
2.3.3. Motilité et pantomime
II. LE GROTESQUE À L’OEUVRE : ORPHÉON ET CONTORSIONS
1. « ELLES BRAILLENT DANS TA VOIX, LES CRIARDES »
1.1. PLUMES D’AUTRUI
1.1.1. Contrastes et hybridations
1.1.2. Parodia sacra et carnaval des classiques
1.1.3. Salut les intimes
1.1.4. L’écrit qui ne colle jamais
1.2. « ÇA CACOPHONE FORT »
1.2.1. Langues que je parle
1.2.2. Sortir du bain
1.2.3. Comment « faire son Rabelais » ?
1.3. CLICHÉS CULTURELS ET CULTURE DU CLICHÉ
1.3.1. Imageries
1.3.2. Histoires en kit
1.3.3. « Voyez, voyez la machin’ tourner »
2. PROSE ÉNERGUMÈNE
2.1. « GUTTURE MOINS EN RÂLE ! »
2.1.1. « L’élocuté démantibulé »
2.1.2. « Tambouille d’échos »
2.1.3. « Rien qui porte un nom ! »
2.2. BAROQUERIES .
2.2.1. « Et va la musique !»
2.2.2. Le récit défait
2.2.3. Arabesques et « subtilités alambiquées »
2.2.4. Stratagèmes
2.3. GARE LES GADINS !
2.3.1. Ratage : « à chaque fois c’est raté ! »
2.3.2. Dérapage : « ça y est zut ça glisse »
2.3.3. Raturage : « Je tue tout, moi itou. »
III. LE GROTESQUE À L’HEURE DE LA POSTMODERNITÉ
1. MÉCRITURE DE SOI
1. 1. LE HÉROS GROTESQUE : UN AUTOPORTRAIT « À LA GOMME »
1.1.1. « Où qu’il est, moi ? »
1.1.2. « Marrez-vous d’la bobine ! »
1. 2. GRIMAGE DU VÉCU
1.2.1. « Rien/tout (n’)est vrai »
1.2.2. « Saleté de tout ! »
1.2.3. Casting pour un castelet
1.2.4. Voilà ce que j’évacue
1. 3. « NE PLEUREZ PAS EN PUBLIC »
1.3.1. Montrer son mouchoir
1.3.2. Sang froid
1.3.3. « Ravalons la goutte, arborons trombine de jovialité »
1.3.4. Crisper le mou
1.3.5. Pas de quoi sourire
2. RAVAGE ET PARTAGE : LE GROTESQUE APPRIVOISÉ ?
2. 1. MALAISE DANS LA CONSÉCRATION
2. 2. FORMES DU COMPROMIS
2. 3. ESSE EST PERCIPI
2.3.1. Balisage multiple
2.3.2. « À bon entendeur : salut et merci. »
Conclusion
Bibliographie
Table des matières
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