« 7 h 09, gare de Joigny . Le brouillard enveloppe des silhouettes endormies postées sur le quai. L’inimitable voix de la SNCF [Société Nationale des Chemins de Fer français] vient d’annoncer le train pour Paris. Christelle l’attend, comme chaque matin. Si tout se passe bien, elle sera à son bureau à 8 h 45 et rentrera ce soir à 18 h 49, juste à temps pour aller récupérer sa fille à l’étude. » L. Noualhat, Libération, 20 février 2014.
Christelle vit et travaille dans deux communes différentes, comme deux personnes sur trois ayant un emploi en France en 2013 (Coudène, Levy, 2016). Toutefois, son déplacement est différent de ceux de la plupart des actifs puisqu’en se déplaçant de Joigny à Paris, elle parcourt plus de 150 km en un peu plus d’une heure. Or, cette pratique n’est pas celle de la majorité des actifs en France qui travaillent dans une commune d’emploi plus proche de leur domicile (Floch, Lévy, 2011). En effet, en France, la portée moyenne d’un déplacement pendulaire entre le lieu de résidence et d’emploi, d’après la dernière Enquête nationale transport et déplacement (ENTD) menée en 2008, est de 15 km et d’une durée moyenne de 23 min (François, 2010). Les recherches sur la mobilité domicile-travail ont démontré que ces déplacements pendulaires s’organisent principalement autour d’un pôle d’emploi, le plus souvent situé dans le cœur des plus grandes villes (Baccaïni, 1996 ; Boulahbal, 2001 ; Aguiléra, Mignot, 2002 ; Le Breton, 2008 ; Aguiléra, Mignot, 2011). Ainsi, les communes de résidence des actifs ne sont pas toujours connectées physiquement à ces grandes villes et peuvent être situées en dehors du tissu urbain aggloméré. L’usage de la notion d’espace fonctionnel, pour définir des périmètres incluant ces zones liées par les déplacements des actifs bien que déconnectées physiquement des villes-centres et de la banlieue, est peu à peu préféré au terme de ville (Bruneau, 1998 ; Newman, Kenworthy, 2000 ; Villeneuve et al., 2005 ; Terral, Shearmur, 2008 ; Orfeuil, 2008). L’espace fonctionnel peut alors être entendu comme le périmètre cohérent d’étude de l’ensemble des déplacements organisés autour d’un ou plusieurs pôles d’emploi. L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) propose la notion de « Functional Urban Areas » pour étudier ces espaces fonctionnels alors qu’en France, l’INSEE (Institut National de la Statistique et des Études Économiques) utilise celle d’« Aire urbaine ». Cette dernière est un périmètre statistique largement utilisé en France. Les recherches sur la mobilité domicile-travail se concentrent, pour une très large majorité, sur les déplacements dont l’origine et la destination sont contenues dans ces périmètres. En France, l’étude des déplacements effectués au sein de ces aires urbaines, nommés dans cette thèse « intraurbains », porte notamment sur les liens entre mobilité quotidienne et organisation de l’urbanisation (Mignot, 2007 ; Le Néchet, 2010).
En se déplaçant chaque matin entre l’aire urbaine de Joigny et celle de Paris, Christelle questionne les outils classiques de lecture et d’analyse de la mobilité utilisés par les chercheurs en sciences sociales. Nous parlerons dans cette thèse d’actifs « sortants » pour désigner les actifs qui travaillent en dehors du périmètre de leur aire urbaine de résidence, et d’actifs « interurbains » pour évoquer ceux qui vivent et résident dans deux aires urbaines distinctes. Notre travail sera principalement centré sur les actifs interurbains car ils constituent, nous le verrons, une part importante des actifs sortants et dessinent une forme particulière de lien entre les aires urbaines. Dans quelle mesure cette pratique de mobilité interurbaine est-elle observée en France ? Cette question a été le préambule de cette recherche qui nous a conduits à construire de nouveaux outils d’étude de la mobilité quotidienne afin d’y apporter des éléments de réponse. En faisant cela, nous nous sommes aperçus que certaines pratiques de mobilité interurbaines constituent un angle mort de la recherche, aux enjeux peu identifiés. L’étude de ces déplacements sera l’objet de ce travail de thèse.
Concentrés sur les déplacements au sein des aires urbaines, que nous nommons dans cette thèse intraurbains, beaucoup de travaux de recherches s’intéressent aux facteurs explicatifs à l’origine des grandes caractéristiques des déplacements quotidiens, telles que leur longueur ou le mode de transport utilisé quotidiennement (Gallez, Orfeuil, 1998 ; Orfeuil, 2000 ; Massot, Orfeuil, 2005, Kaufmann, 2005). L’augmentation de l’usage de la voiture individuelle depuis une cinquantaine d’années, en créant une forme de norme d’accessibilité, a provoqué une différence importante entre les automobilistes et ceux qui utilisent d’autres modes de transports (Dupuy, 1995 ; Gallez, Kaufmann, 2009). Des études ont montré que les différences constatées entre les pratiques des individus, en termes de temps et de distance de déplacement et d’usage individuel de la voiture, tiennent principalement de deux éléments : d’une part de choix et contraintes personnels, d’autre part de l’organisation et de la distribution spatiale des lieux de résidence et des différentes activités, en particulier l’emploi (Newman, Kenworthy, 1989 ; Wiel, 1999). La séparation entre d’un côté les espaces des villes-centres, territoires de la marche et des transports collectifs, et de l’autre des espaces peu denses et éloignés du centre historique, lieux de l’utilisation de la voiture sur des distances importantes, est alors proposée (Berger, 2004 ; Baccaïni et al., 2009). Si cette division de l’espace est nettement identifiée, elle n’est pas pour autant déterministe dans les usages : certaines personnes vivent dans des espaces éloignés des centres urbains et utilisent les transports collectifs pour leurs déplacements pendulaires lorsqu’ils se rendent dans les centresvilles, en particulier des plus grandes aires urbaines (OMNIL , 2012 ; Aguiléra et al., 2014a).
Le déplacement des actifs interurbains est différent. Il se rapproche davantage de ce que certains sociologues et géographes appellent la grande mobilité liée au travail, qualitativement différente des déplacements intraurbains (Meissonnier, 2001 ; Öhman, Lindgren, 2003 ; Lanéelle, 2006 ; Beauvais et al., 2007 ; Marion, Horner, 2008 ; Viry et al., 2009 ; Orfeuil, 2010 ; Sandow, Westin, 2010 ; Ravalet et al., 2014). Toutefois, cette grande mobilité n’a pas de définition uniformément adoptée en France ou dans les autres pays. Elle désigne des temps ou des distances domiciletravail particulièrement importantes, au-dessus de la moyenne nationale. En France, ces travaux sont principalement constitués de monographies, et n’ont pas vocation à donner une image représentative à l’échelle nationale. Ils éclairent des traits importants de cette forme de mobilité, et notamment les facteurs explicatifs de l’entrée et du maintien dans la grande mobilité et les modes de vie qui peuvent y être associés. Toutefois, en France, ils se concentrent principalement sur un cas de figure bien précis d’actifs interurbains : ceux qui travaillent dans une très grande ville, Paris, et s’y rendent en train. En effet, le poids de Paris et de sa région est unique en France, rassemblant plus de 18 % de la population, 5,7 millions d’emplois et affichant un produit intérieur brut (PIB) régional représentant 30 % du PIB de la France métropolitaine (Godonou, 2014). L’accessibilité de l’agglomération parisienne, de par la densité du réseau, autoroutier et ferré, et l’importance de l’offre de transport, participe de cet attrait pour la capitale. Mais pour autant les actifs interurbains travaillent-ils majoritairement dans l’aire urbaine de Paris ? Plusieurs recherches en géographie consacrées aux échanges entre villes mobilisent les flux interurbains dans leurs travaux et montrent que ce n’est pas le cas (Aubert et al., 2012 ; Berroir et al., 2012 ; Coutrot et al., 2013 ; Gingembre, Baude, 2014) : des actifs interurbains ont d’autres communes de travail que la capitale. Toutefois, l’objectif de ces études n’est pas de quantifier ce phénomène, mais de comprendre les liens qu’il peut y avoir entre les agglomérations ou les aires urbaines. Dans ces travaux, le mode de transport, l’aspect quotidien du déplacement et l’ensemble des caractéristiques sociodémographiques individuelles de ces interurbains sont moins étudiés. Or, ces éléments participent selon nous à la définition d’une forme particulière de pratique de mobilité, insuffisamment explorée compte tenu des enjeux qui lui sont rattachés en matière de connaissance scientifique (profil socioéconomique des actifs et compréhension du système spatial de mobilité à différentes échelles) et d’action publique (contribution aux émissions de GES [Gaz à effet de serre]).
Mobilité interurbaine : changer de périmètre pour analyser les déplacements liés au travail
L’étude de la mobilité quotidienne atteste d’un rôle important joué par l’automobile depuis le milieu du XXe siècle, soutenue par un développement des infrastructures routières et autoroutières en Europe et en Amérique du Nord (Gallez, Kaufmann, 2009). L’augmentation des vitesses permise par l’automobile bouleverse la portée des déplacements et conduit à de nouvelles formes de peuplement et d’organisation urbaine, notamment dans les pays développés. Simultanément, les activités et les emplois se concentrent davantage dans les espaces urbanisés, principalement dans les métropoles, au détriment des espaces ruraux, alors que les espaces de résidence des individus se déconnectent des centres (Wiel, 1999). À partir du milieu des années 1960, le processus de périurbanisation augmente fortement en France, notamment en Îlede-France : « les quatre départements de la Grande Couronne sont les principaux bénéficiaires de cette redistribution de la population : en 1999, ils regroupent 44 % de la population francilienne, contre 30 % en 1968 » (Callen, 2011, p.44). Ce processus connaitra un développement plus tardif dans les autres régions françaises, au milieu des années 1980 (Berger, 2004 ; Baccaïni et al., 2009). Les vitesses de déplacement admises par la voiture permettent aux actifs de se localiser plus loin de leur lieu de travail, les emplois étant souvent concentrés dans le cœur des agglomérations. Ces liens entre les pratiques de mobilité quotidienne et les formes d’organisation spatiale des lieux d’emplois et d’habitat (formes urbaines) ont fait l’objet de nombreuses recherches (Camagni et al., 2002 ; Aguiléra et al., 2004) depuis les travaux de Peter Newman et Jeffrey Kenworthy (1989).
À partir du milieu des années 1980, l’usage intensif de l’automobile, qui est au cœur du système de déplacement d’une majorité d’actifs en France, commence à être remis en cause (Newman, Kenworthy, 1989 ; Dupuy, 1995). Il est jugé responsable d’un certain nombre de problématiques multisectorielles : sociales (dépendance automobile), économiques (dépendance énergétique) mais surtout environnementales (pollutions diverses). Parmi les nuisances environnementales, l’usage de la voiture est décrié pour son rôle dans la production de gaz à effet de serre (GES), moteur du réchauffement climatique. En effet, la voiture à moteur thermique émet certains de ces GES : du méthane (CH4), du protoxyde d’azote (N2O) et du dioxyde de carbone (CO2) . Le CO2 représenteplus de 95 % des émissions de gaz à effet de serre produites par l’usage de l’automobile . D’autres constats participent de cette remise en cause tels que son poids important dans le budget des ménages ou la mise en place d’une « dépendance automobile », en particulier dans le périurbain et le rural (Dupuy, 1999 ; Orfeuil, 2006 ; Nicolas et al., 2012). Ces changements sont problématiques et remis en question par les acteurs publics qui cherchent à agir sur les facteurs favorisant l’usage de l’automobile : l’organisation urbaine et le développement des espaces périurbains ainsi que le « système automobile » (Dupuy, 2006). Certains objectifs d’action publique ont alors été identifiés afin de favoriser d’autres formes de déplacement : maîtrise de l’étalement urbain (Renard, 2011) ou développement des modes alternatifs (covoiturage, transports collectifs, modes doux) (Vincent-Geslin, 2008).
En France, à partir du périmètre fonctionnel des aires urbaines, élaboré à partir des déplacements pendulaires, nous observons que 88 % des actifs résident et travaillent dans la même aire urbaine. Mais l’articulation entre les périmètres fonctionnels et les périmètres institutionnels est une problématique classique de l’action publique : c’est sur les périmètres institutionnels, c’est-àdire sur les territoires d’exercice des compétences des autorités publiques, que sont mises en œuvre les mesures permettant de réduire les nuisances soulevées précédemment. L’objectif de ce chapitre est de montrer qu’il existe un déficit de connaissance sur certains flux pendulaires, absents des réflexions sur la coïncidence entre périmètre fonctionnel et périmètres d’action. Nous proposons un changement d’échelle de l’analyse de la mobilité pendulaire, afin de montrer que les déplacements sortants des aires urbaines, et en particulier interurbains, constituent un enjeu de recherche et doivent être mieux intégrés aux réflexions sur les liens entre aménagement du territoire et mobilité durable.
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Table des matières
Introduction générale
Partie I Les actifs interurbains : enjeux de connaissance, enjeux de politiques publiques
Chapitre 1 Mobilité interurbaine : changer de périmètre pour analyser les déplacements liés au
travail
Chapitre 2 Les actifs interurbains : une diversité de profils et de pratiques de mobilité
Chapitre 3 Quantification du volume des émissions de CO2 liées aux déplacements domicile travail des actifs interurbains des aires urbaines grandes et moyennes en France
Partie II Les déplacements des actifs interurbains : le report modal comme levier de réduction des émissions de CO2
Chapitre 4 Élaboration de scénarios permettant de mesurer des potentiels de report modal des déplacements des actifs interurbains
Chapitre 5 Potentiels de réduction des émissions de CO2 des déplacements interurbains et conséquences sociales de ces politiques
Chapitre 6 Les enjeux politiques de la mobilité pendulaire interurbaine : une lecture par la hiérarchie urbaine et les systèmes urbains
Conclusion générale
Bibliographie
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