La mobilité dans le champ du handicap
L’action de « trouver son chemin »
Se déplacer dans l’environnement pour atteindre une destination, que celle-ci soit à proximité immédiate ou hors de vue, est la première étape de la plupart des activités quotidiennes des personnes. Cette activité fondamentale est étudiée dans la littérature sous le nom de « navigation spatiale » (Golledge, 1991; Montello, 2017). La navigation spatiale distingue deux composantes complémentaires dans la réalisation d’un trajet : la locomotion et le « wayfinding » (Montello, 2005, 2017; Wiener et al., 2009). La locomotion désigne l’ensemble des aspects sensorimoteurs du déplacement, c’est-à-dire les gestes et la coordination musculaire nécessaires au mouvement dans l’espace (Montello, 2017). La locomotion ne peut cependant à elle seule définir la navigation. Lorsqu’un individu se déplace pour atteindre une destination à partir d’un point de départ, il doit résoudre le « problème spatial » qui lui permet de trouver et de suivre le chemin entre ces deux lieux (Wiener et al., 2009). Cet aspect cognitif du déplacement est appelé dans la littérature « wayfinding » (Montello, 2005, 2017; Wiener et al., 2009). Ce terme anglophone signifie littéralement « l’action de trouver son chemin », et ne dispose pas d’équivalent unique en français. Certains auteurs emploient des dénominations qui soulignent les aspects sensorimoteurs de cette activité, comme « locomotion guidée » (Warren, 1995) ou « locomotion complexe » (Klatzky et al., 1995). Nous parlerons dans cette thèse de « navigation dirigée » pour désigner cette composante cognitive de la navigation spatiale et la distinguer de la locomotion pure.
La navigation dirigée renvoie à l’ensemble des processus et opérations cognitives sous-tendant la mobilisation et l’élaboration de représentations de l’environnement. Ces processus et opérations consistent à planifier un trajet d’un endroit à un autre et à en contrôler la réalisation jusqu’à l’atteinte d’une destination (Golledge, 1991, 1995). De ce fait, la navigation dirigée implique également la connaissance ou l’anticipation de l’environnement distant, non immédiatement accessible à la perception (Montello, 2017). Cette activité inclut ainsi l’ensemble des composantes de la réalisation d’un trajet et renvoie à la résolution de problème spatial qu’un individu doit effectuer pour se déplacer efficacement.
Les premiers travaux s’intéressant à la capacité de trouver son chemin apparaissent au milieu du XIXe siècle. Fowler (1853) est l’un des premiers auteurs à discuter des processus cognitifs sous-tendant cette capacité qu’il appelle alors « sens de la localité » (« locality », en anglais), et qui permettrait à un individu de reconnaître des lieux et de « ne pas se perdre ». Selon Fowler (1853), le « sens de la localité » est aussi plus largement une capacité « géographique », permettant de trouver puis de se déplacer vers des endroits. Cet auteur recommande ainsi de « mémoriser des caractéristiques distinctives » dans les environnements visités pour se déplacer. La définition ainsi formulée est historiquement la première à intégrer les aspects de déplacement (aller vers des endroits) et de représentations spatiales internes (reconnaître des lieux, trouver les endroits avant de s’y rendre, mémoriser des caractéristiques environnementales).
Ce que l’on sait de la difficulté de mobilité dans le handicap cognitif
Du fait du rôle central de la cognition dans l’action de trouver son chemin, une situation complexe (liée au contexte, ou à l’environnement lui-même) ou une limitation des ressources cognitives (fatigue, anxiété) peut entraîner des difficultés à trouver son chemin, y compris chez un individu sans incapacité (Arthur & Passini, 2002; Postma & van der Ham, 2016a). C’est particulièrement le cas pour des individus ayant une incapacité cognitive permanente. Quelques études dans le domaine des sciences cognitives ont en effet établi l’existence de difficultés de mobilité pour la population des personnes présentant des incapacités cognitives (Meissonnier, 2016; Nakamura & Ooie, 2017). Elles paraissent pratiquer très peu d’activités de loisirs à l’extérieur, éviter de faire les courses seules et rendre rarement visite à des proches (Doig et al., 2001; Sohlberg et al., 2005). Les tâches quotidiennes impliquant la chaîne du déplacement engendreraient chez ces personnes la crainte de se perdre, les amenant à éviter de sortir ou à trouver extrêmement coûteux le fait de se déplacer, selon Sohlberg et al. (2005). Dans leur étude sont pourtant mentionnées plusieurs destinations auxquelles elles désireraient se rendre si elles le pouvaient, comme les musées, les bibliothèques, les centres commerciaux, les bureaux de postes ou les domiciles de leurs proches. A ce jour cependant, la nature des difficultés rencontrées par ces personnes dans leurs déplacements quotidiens reste peu explorée (Meissonnier, 2016; Nakamura & Ooie, 2017).
Une recommandation de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS, World Health Organization) en matière de handicap consiste en des préconisations d’adaptation de l’accessibilité et des systèmes associés, afin de limiter l’effet des facteurs environnementaux dans la survenue d’une situation de handicap (World Health Organization, 2012). Deux autres recommandations fortes de l’OMS concernent l’implication nécessaire des personnes ayant un handicap aux différentes étapes des processus décisionnels, ainsi que le renforcement de la collecte de données sur les aspects concernant la vie quotidienne de ces personnes. L’OMS préconise enfin la réalisation de recherches sur ce domaine, arguant que le développement de connaissances est essentiel à la compréhension des problèmes liés au handicap, de l’impact des facteurs environnementaux et des facteurs facilitants déjà existants.
A travers la « Loi pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées » (ou « Loi handicap ») de 2005, la loi française prévoit notamment que toutes les composantes de la chaîne du déplacement doivent être organisées pour permettre l’accessibilité à toute personne en situation de handicap, quel que soit le type de handicap. En particulier, l’article 41 de la « Loi Handicap » précise que cette accessibilité peut être facilitée non seulement par l’aménagement de l’espace, mais également par le recours aux nouvelles technologies.
Présentation de la thèse
Objectifs
L’expression de besoins de mobilité chez la population des personnes ayant un handicap cognitif, ainsi que la faible connaissance des difficultés qu’elle rencontre, font émerger la nécessité d’effectuer un état des lieux de la notion de mobilité urbaine par le prisme du handicap cognitif. Cet état des lieux doit notamment viser à approfondir les connaissances sur le quotidien de ces individus, afin de permettre la formulation de recommandations et l’élaboration de solutions adaptées pour faciliter la mobilité. Cette thèse a pour principal objectif d’analyser les composantes de la navigation dirigée affectées par le handicap cognitif et contraignant la chaîne du déplacement, afin d’identifier des leviers en matière de solutions d’aide à la mobilité. De cet objectif principal émanent deux objectifs opérationnels. Un premier objectif de cette thèse est de développer les connaissances factuelles sur la mobilité dans le champ du handicap cognitif. Ces connaissances permettront de détailler les difficultés rencontrées par les individus ayant un handicap cognitif, afin de permettre d’envisager des aides adaptées à ces difficultés. Un second objectif est d’évaluer la faisabilité et l’efficacité d’une aide au déplacement adaptée à destination des personnes ayant un handicap cognitif. Cette aide au déplacement sera fondée sur la synthèse des connaissances existantes en littérature et sur les données recueillies auprès de la population concernée.
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Table des matières
PARTIE THEORIQUE
INTRODUCTION GENERALE
1. La mobilité dans le champ du handicap
1.1. L’action de « trouver son chemin »
1.2. Ce que l’on sait de la difficulté de mobilité dans le handicap cognitif
2. Présentation de la thèse
2.1. Objectifs
2.2. Plan général
CHAPITRE 1 – ASPECTS « REPRESENTATIONNELS » DE LA NAVIGATION DIRIGEE : LES REPRESENTATIONS SPATIALES OU MODELES MENTAUX
1. La notion de représentation spatiale interne
2. Représentations spatiales égocentriques : point de repère et trajet
2.1. Représentations point de repère
Concept de point de repère
Caractéristiques des points de repère
2.2. Représentations trajet
3. Représentations spatiales allocentriques : la carte cognitive
3.1. Le concept de « représentations survol » ou « carte cognitive »
3.2. Propriétés des cartes cognitives
3.3. Construction des cartes cognitives
3.4. Processus cognitifs fondés sur l’utilisation de la carte cognitive
CHAPITRE 2 – ASPECTS COGNITIFS « DYNAMIQUES » DE LA NAVIGATION DIRIGEE
1. Aspects perceptifs : l’environnement exposé à l’appareil sensoriel
1.1. Aspects individuels : perception multimodale, mais principalement visuelle
1.2. Aspects environnementaux : lisibilité de l’espace urbain
La notion de lisibilité, une propriété multimodale de l’environnement
Lisibilité visuelle de l’environnement
Lisibilité multimodale
2. Aspects mnésiques
2.1. Mémoire de travail
2.2. Mémoire prospective
3. Aspects exécutifs
3.1. L’orientation spatiale
3.2. La planification
3.3. La prise de décision, l’intégration cognitive et la clôture du trajet
3.4. Les stratégies cognitives
CHAPITRE 3 – HANDICAP COGNITIF ET NAVIGATION DIRIGEE : INCAPACITES REPRESENTATIONNELLES ET FONCTIONNELLES
1. La notion de « handicap »
2. Handicap cognitif et représentations spatiales
2.1. Atteintes des représentations égocentriques
2.2. Atteintes des représentations allocentriques
2.3. Autres perspectives sur les désorientations topographiques
3. Handicap cognitif et composantes « dynamiques »
3.1. Perception de l’environnement
3.2. Encodage mnésique de l’environnement : construction des représentations spatiales
3.3. Exécution de la chaîne du déplacement
CHAPITRE 4 – AMELIORER LA NAVIGATION DIRIGEE PAR L’ASSISTANCE A LA COGNITION SPATIALE
1. Formations à la navigation dirigée
2. Assister la cognition spatiale grâce à des outils mobiles
2.1. Outils existants
2.2. Limites des outils existants dans le champ de la cognition spatiale
2.3. Développement de prototypes adaptés
CHAPITRE 5 – PROBLEMATIQUES ET OBJECTIFS DE LA THESE
1. Approfondir les connaissances actuelles sur la mobilité en ville des personnes ayant un handicap cognitif
2. Evaluer un prototype d’aide à la navigation
PARTIE EXPERIMENTALE
CHAPITRE 6 – ETUDE 1. HANDICAP COGNITIF : DIFFICULTES ET STRATEGIES DE RESOLUTION DE NAVIGATION
1. Introduction
1.1. La navigation dirigée en tant que processus cognitif
1.2. Navigation dirigée chez les personnes ayant un handicap cognitif
1.3. Objectifs de l’étude
2. Méthode
2.1. Participants et recrutement
2.2. Caractéristiques de l’échantillon
2.3. Procédure
Entretiens semi-dirigés selon la technique des incidents critiques
Questionnaires
2.4. Analyses
Données recueillies
Codage des données
Analyses statistiques
3. Résultats
3.1. Rappels d’évènements et capacités spatiales
3.2. Description pas-à-pas des situations complexes dans les deux groupes
Différences inter-groupes entre les types d’évènements et stratégie de résolution de problèmes
Différences inter-groupes entre les émotions et les apprentissages résultants des
situations complexes
3.3. Analyse multivariée : les principaux profils de situations complexes
4. Discussion
4.1. Des situations complexes différentes
4.2. Des similarités inter-groupes suggérant des habitudes de déplacement différentes
4.3. A problèmes différents, solutions différentes
4.4. Des émotions négatives et le renforcement des stratégies éprouvées
4.5. Conclusion
CONCLUSION