Tout le monde circule, déménage, téléphone. Ou presque car la mobilité ne va pas de soi. Il faut savoir faire plein de choses pour être mobile : Conduire, marcher, faire du vélo, téléphoner, « surfer sur le net », prendre un bus, réserver un train sur le site de la Sncf, mesurer les distances et les durées. Tout est à portée de main. Mais pourtant, tout cela est difficile. Ce n’est pas être mobile qui est le plus difficile finalement, c’est habiter dans un endroit et plus encore si on veut le choisir. Oui, c’est confus et c’est justement cette confusion que je veux montrer. Être mobile, s’adapter à une situation, habiter quelque part ne sont pas des choses évidentes. C’est parce que tout le monde le fait, car tout le monde bouge et habite quelque part, que nous avons l’impression que cela est facile et naturel. Comme ce sont deux choses que l’homme fait depuis la nuit des temps, personne n’ose dire que c’est difficile. Et quand cela se réalise, personne n’ose dire que cela a été difficile, voire compliqué.
LA MOBILITÉ CONTEXTUELLE : UNE NOUVELLE FORME DE MOBILITÉ ?
PAUVRETÉ ET PRÉCARITÉ : UNE ACCUMULATION PERMANENTE DE MANQUES, DE DIFFICULTÉS ET D’INCERTITUDES
Ce qui était possible pour une personne en difficultés, il y a 60 ans, ne l’est plus aujourd’hui. Elle venait s’installer dans les cités HLM avec l’espoir d’en sortir. Elle démarrait alors une vie résidentielle qu’elle pouvait imaginer par la suite ailleurs, tout en vivant déjà mieux au présent. En effet, à l’époque, les logements HLM correspondaient à une ascension sociale par le gain de confort (sanitaires avec eau courante, chauffage). Mais, la crise économique faisant, les gens sont restés sur place devenant peu à peu licenciés, chômeurs, sans emploi et voire même pour certains « inemployables ». Ainsi, ce qui devait être une transition s’est transformé en permanence. S’est alors élaboré depuis plus de 60 ans, un ensemble de dispositifs de politiques publiques du traitement de la pauvreté et de la précarité. Formant un système complexe, interdépendant et ouvert, il est composé de trois sphères interdépendantes : la sphère de l’assurance sociale, la sphère de l’assistance et enfin la sphère de la politique de la ville (Sélimanovski, 2008).
Dans un premier temps, la sphère de l’assurance sociale s’est construite au rythme de la montée de la société de salariat, et ce depuis la fin du XXe , avec cependant des racines plus anciennes. Cette sphère comprend essentiellement deux régimes. Celui de la Sécurité Sociale initié en 1945. Celui de l’assurance chômage s’amorce en 1958. L’assurance sociale permet de couvrir « les risques de l’existence » que peut encourir tout individu ou les ménages tels que la vieillesse, par le versement d’une retraite, la santé, par le remboursement des soins, et le versement des indemnités de maladie et de la maternité, le versement des allocations familiales, des bourses scolaires et des prestations concernant le logement, l’emploi, par la couverture des accidents du travail et du chômage.
Dans un second temps, la sphère de l’assistance s’inscrit dans une politique d’intégration. Au départ, en 1789, lors de la constitution des droits de l’homme et du citoyen, il s’agissait de proposer une égalité politique. Peu à peu, sous l’impulsion des socialistes et des marxistes ainsi que le mouvement du catholicisme social fin XXe , début XXe , l’égalité politique s’est associée avec l’idée d’une égalité sociale entendue comme une « égalité de traitements de tous les habitants de la France, y compris les étrangers » (Sélimanovski, 2008). Cette politique d’intégration comprend l’ensemble des mesures d’insertion et d’assimilation (Sélimanovski, 2008). Deux types de politiques d’intégration coexistent. La politique d’intégration spécifique s’adresse aux immigrés tandis que la politique d’insertion s’applique aux publics spécifiques (demandeurs d’emploi, personnes éloignées de l’emploi, demandeurs de logement… « qu’il s’agit de réincorporer dans la société » (Sélimanovski, 2008).
Enfin, la troisième sphère de la politique de la ville, la plus récente, est celle dans laquelle s’inscrit notre étude de terrain. Elle est continuellement en interface avec la politique de protection sociale et d’assistance puisque sont ciblés les ménages vulnérables et en difficulté d’emploi résidants sur les quartiers d’habitat social. Ainsi, les ménages en situation de précarité sont sans cesse aux prises des ces trois sphères puisqu’il lui est demandé ou proposé de s’intégrer ou de s’insérer socialement, professionnellement et territorialement. Le terme sociologique de précarité recouvre la notion de pauvreté, d’exclusion, d’inégalité, notions elles-mêmes couvrant des significations multiples qui demandent alors d’y ajouter des attributs spécifiques : précarité sociale, familiale, professionnelle, énergétique, financière, etc. La frontière avec la pauvreté est mince. La pauvreté correspond à une situation de stagnation de longue durée et résulte d’une société inégalitaire et exclusive (Paugam, 1996, 2007) tandis que la précarité est faite d’une instabilité de ressources. Le regard porté que la situation de pauvreté et de précarité liées à l’action d’habiter fait apparaître deux niveaux de réflexion. Premièrement, l’individu fait appel à ses propres ressources cognitives et spatiales : savoir comment faire pour « bouger pour s’en sortir » (Le Breton, 2005) puis celle de savoir comment faire « pour rester en mouvement », (Allemand, 2008) et ainsi devenir véritablement acteur de son projet de vie. Deuxièmement, l’action résidentielle peut se conclure en énonçant trois types de figures de la mobilité résidentielle : Le pauvre est logé, le précaire se loge et le mobile habite .
Le pauvre est logé
Habituellement, les pauvres subissent et sont logés. En effet, être logé implique la plupart du temps, une attitude de soumission demandant de se conforter à une décision institutionnelle et d’autorité (bailleurs, CCAS, Conseil général, etc.). Cette attitude de soumission est basée le plus souvent sur des valeurs, des croyances ou des préjugés eux-mêmess fondés sur des notions de déterminisme et de fatalité. Les verbatim suivants issus des témoignages des 29 relogés enquêtés, illustrent particulièrement cette soumission à l’autorité qu’elle soit institutionnelle ou divine « On m’a mis là » ; « Je sais pas, on m’a rien dit » ; « De toute façon, on n’a pas notre mot » sont les témoins de cette dépendance. D’autres verbatim formulent une soumission à la main de Dieu : « C’est Dieu qui décide (…) Je m’en remets à Dieu, c’est écrit dans le Coran (…) On verra d’ici là, on avisera au moment voulu. Qui sait ? Peut-être qu’ils vont le vendre, on achètera si on peut, peut être qu’on pourra pas (…) Un musulman est croyant. N’importe qu’il soit juif, chrétien ou musulman, un croyant, il se remet à Dieu (…) Paix à son âme. Il dit que quand on a mangé le midi, on ne le pense pas le soir, on le laisse à Dieu, entre les mains de Dieu. Un croyant, il se remet à Dieu. Un croyant, il ne pose pas ces questions. Vous me posez une question! Vous vous projetez très loin! Le temps viendra, on verra! ». Un autre locataire célibataire au moment du relogement répondit ceci à cette même question : « Comment envisagez vous l’avenir ? » « C’est Dieu qui donne! Je veux dire c’est celuilà qui me nourrit même qui, donne la rosée matinale au plus petit brin d’herbe. Celui qui nourrit, je reste persuadé, c’est celui qui nourrit les abeilles, les arbres, la pluie. C’est celui qui nourrit la pitance : l’oiseau qui part le ventre vide et qui revient le ventre plein ».
Cette dépendance inhérente à la pauvreté, associée à ces croyances en Dieu et au destin, positionne d’emblée les individus dans un axe de détermination sociale basée sur les idées reçues, les préjugés. Ces croyances, ces valeurs mettent généralement l’individu dans une attitude de soumission. En effet, être mobile suppose de remettre en question les croyances et les stéréotypes bien ancrés culturellement et socialement. Des techniques de développement personnel ou de raisonnement peuvent aider l’individu à mieux comprendre le monde et à mieux se comprendre. Mais gageons que l’expérience d’un territoire et d’une altérité soient facteurs de mobilité et de construction de son propre projet de vie.
Ainsi, les logés, n’ayant généralement pas ou prou les moyens de réagir subissent fatalement. De profondes croyances de dévalorisation d’eux-mêmess s’ancrent alors en eux inexorablement. Par conséquent, le travail des agents de relogement, des travailleurs sociaux et des associations aura pour but de sensibiliser les personnes et de montrer qu’il est possible d’agir un tant soit peu sur sa destinée. Il peut devenir locataire à part entière. Le terme de locataire a remplacé le terme d’usager depuis que les bailleurs sociaux ont investi dans l’accession sociale à la propriété. Ainsi, le propriétaire accédant et le locataire sont considérés de la même façon comme un usager d’un lieu. Effectivement, être propriétaire n’implique pas obligatoirement d’être en pleine possession de sa capacité d’acteur. Des ménages toulousains, en accession sociale à la propriété peuvent devenir au fil du temps et des aléas financiers, captifs sur le territoire (Rougé, 2005). En outre, des personnes en situation de précarité peuvent posséder par héritage un lopin de terre sur lequel est juchée une petite masure délabrée, par défaut d’argent, ou encore hériter une maison de bourg, qui étant finalement très mal entretenue, occasionne par là même des mesures d’intervention d’hygiène et de salubrité .
La distinction entre la pauvreté et la précarité est ténue. La différence réside entre le cumul des manques (pauvreté) et le cumul des difficultés (précarité). Le pauvre gère les manques dans la permanence tandis que le précaire gère les difficultés dans l’incertitude. La gestion de cet oscillement est questionnée. C’est à dire comment est-il possible de rester en mouvement ? Plus précisément, est-il possible d’habiter dès lors qu’on est en situation de précarité ? En quoi l’habiter peut-il être un facteur de mobilité ?
Le précaire se loge
À partir de deux définitions, l’une émanant du rapport Wresinki (1987) et l’autre du rapport du Haut Comité de la Santé Publique (1998), la précarité se présente d’abord comme une situation d’accumulation d’insécurité et se situe d’un point de vue processuel, entre la pauvreté et la mobilité. Selon le rapport Wresinki (1987), la notion de précarité est liée à celle d’instabilité et d’insécurité. Elle s’accompagne de différents processus de fragilisation tels que la précarisation de l’emploi et du travail, l’érosion des solidarités familiales, les carences de qualification et de formation initiale, les fragilisations dues à la maladie ou à une faible santé. Par ailleurs, le Haut Comité de la Santé Publique (1998) indique que la notion de précarité est plus difficile à définir que celle de pauvreté, de par sa subjectivité.
« La précarité est le produit de dimensions structurantes (économiques, sociales), de menaces à court ou moyen terme, mais aussi de dimensions subjectives (perception de sa situation, structuration psychique, etc.). En tant que telle, elle n’est pas facile à désigner et à cerner (…) un processus de fragilisation conduisant à une plus grande vulnérabilité devant un certain nombre de handicaps sociaux, coûteux pour l’individu et susceptibles d’entraîner un glissement vers des situations plus durables et plus dramatiques, proches de la grande pauvreté ou de l’exclusion » (Haut Comité de la Santé Publique, 1998).
Ainsi, différents types d’insécurités ou de difficultés sont liés au logement, à l’emploi et à la formation. La loi de Lutte Contre les Exclusions est d’ailleurs organisée en ses points comme un accès aux droits auxquels Éric Le Breton (2005) y ajoute l’accès au droit à la mobilité, qui fait pourtant un des constituants de la Déclaration Universelle des droits de l’Homme des Nations Unies (1948) « Toute personne a le droit de circuler librement ». Cependant, la mobilité ne consiste pas à se déplacer ou à circuler. Se mouvoir et se projeter, entendus comme une mise en mouvement, s’effectuent par le corps et l’esprit. Ils forment ainsi les deux actes préliminaires d’une mobilité physique et intellectuelle.
La mobilité est aussi pensée comme condition d’accessibilité au logement, à l’emploi, à la santé. Si l’on se réfère à la pyramide de Maslow où se protéger du vent, de la pluie, se nourrir s’intègre dans les deux premières strates de la pyramide correspondant aux besoins physiologiques et aux besoins de sécurité. La mobilité serait, de ce point de vue, la clef pour accéder tant à la survie qu’au bien-être de tout individu dernier. Passer d’une étape à une autre, d’un point x à un point y demande un esprit de mobilité, soumis à l’épreuve permanente de la précarité et de la pauvreté. De ce point de vue, la mobilité devient un questionnement pertinent face à la précarité et la pauvreté.
Être mobile fait donc référence à la situation d’acteur (Crozier, 2000), ce qui suppose d’un point de vue géographique d’avoir une certaine maîtrise des différents lieux et des différentes situations vécues ou à vivre. Jacques Lévy (2003) propose le terme « métrise » comme capacité de maîtrise des différentes métriques de la mobilité d’une situation à une autre ou d’un lieu à un autre. Cette notion de « métrise » sera abordée ultérieurement. À précarité, est également souvent associé le verbe d’action « lutter » combinant une instabilité inscrite dans un rapport de force. En effet, quand une personne est en permanence dans une situation de précarité, elle doit lutter continuellement pour éviter la situation de pauvreté. La précarité est considérée ici comme une accumulation de situations instables telles qu’une situation familiale faite de ruptures et de difficultés relationnelles tandis qu’une situation professionnelle est faite de périodes de chômage, d’intérim de petits boulots, souvent peu accessibles en matière d’offres de transports adéquates aux horaires décalés. En parallèle, les ressources financières, si elles ne sont pas aléatoires sont en la plupart du temps en stagnation. Par cet état de fait, la précarité est positionnée au centre de la trajectoire, comme une situation transitoire. En terme d’habitat, la personne en situation de précarité en tant que locataire va chercher à se loger, c’est à dire qu’en plus de chercher à se mettre à l’abri, elle essaie de choisir son logement. La relation à l’habitat est celle de « se » loger soi-même. Actif et volontariste, le locataire se prend en main et prend possession de son chez soi. Son vécu constitue son savoir, ses connaissances, ses références. Il a aussi observé ce qui se passait autour de lui. Il est en capacité de prendre des décisions, de juger de ce qui est bon pour lui car il a entamé une réflexion lui permettant de se projeter dans un nouvel espace résidentiel. Le dispositif relogement semble avoir enclenché ce type de comportement, comme en témoigne la montée d’exigences, l’émergence de revendications, voire les refus de déménager. En effet, un des premiers effets d’une prise en main de son destin se transcrit généralement, par une sorte de révolte. Le destinataire, ici le chargé de relogement, peut effectivement entendre cette prise de position comme une révolte. Seulement, le locataire n’est pas fondamentalement révolté, il est simplement en révolution, au sens d’un changement brusque et profond. Il a compris des choses qu’il sent mais qu’il ne peut encore expliquer. Il se fie à son intuition, à son instinct de survie. Il a aussi parfois des doutes qui se manifestent par une attitude revendicatrice ou agressive envers ses divers interlocuteurs tels que l’agent de Pôle Emploi, l’assistance sociale ou même son voisin. Le locataire prend conscience qu’il a des droits qu’il revendique parfois maladroitement. Cette position est inconfortable car elle est fondamentalement instable. En effet, elle est sujette à des va-et-vient incessants entre la position du logé à celle de locataire. Vis-à-vis de cette inconstance, il est nécessaire de « béquiller » , c’est à dire d’actionner des dispositifs qui permettent de combler les incapacités des ménages par le biais de professionnels tels que les travailleuses d’intervention sociale et familiale (TISF), l’aide éducative à domicile (AED), l’agent contentieux ou l’agent de médiation. Le but consiste à stabiliser cette agitation pour que le locataire devienne peu à peu un habitant de son lieu de vie.
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Table des matières
Introduction générale
PARTIE 1 – La mobilité contextuelle : une nouvelle forme de mobilité ?
Introduction partie 1
Chapitre 1. Pauvreté et précarité : une accumulation permanente de manques, de difficultés et d’incertitudes
Chapitre 2. Les mobilités spatio-temporelles et sociétales
Chapitre 3. Habiter, c’est être mobile
Chapitre 4. La mobilité contextuelle
Conclusion partie 1
PARTIE 2 – Les mobilités résidentielles contraintes
Introduction partie 2
Chapitre 5. Rénovation urbaine et relogement à Angers et Trélazé
Chapitre 6. Une démarche de recherche socio-géographique
Chapitre 7. Histoires de vie résidentielle
Conclusion partie 2
PARTIE 3 – Effets, freins et leviers du relogement contraint
Introduction partie 3
Chapitre 8. Les effets spatiaux, temporaux et sociaux du relogement contraint
Chapitre 9. Freins et leviers de la mobilité résidentielle
Conclusion partie 3
Conclusion générale