DE QUOI PARLE-T-ON ? PETIT APERÇU HISTORIQUE
ELEMENTS DE DEFINITIONS
« LUXE »
Le Larousse définit le nom « luxe » comme le « caractère de ce qui est coûteux, somptueux, raffiné » ou « un plaisir relativement coûteux qu’on s’offre sans vraie nécessité ». On retrouve bien là la racine du terme qui, étymologiquement, va de lux, lumière, c’est-à-dire le rayonnement, le goût, l’éclairage, l’élégance, à luxuria, l’excès, le clinquant, le rare, l’extrême.
Selon les institutions nationales et européennes, le Comité Colbert ainsi que les cabinets de conseil, le secteur du luxe se définit d’abord par le prix de vente des produits concernés.
Longtemps défini par sa rareté et sa distance, cette définition a quelque peu perdu en pertinence, au vu de l’évolution du marché susmentionnée. En plus du facteur-prix, nous retiendrons donc une « valeur émotionnelle et créative essentielle pour le consommateur. »
Parmi cette catégorie, nous allons principalement nous intéresser aux marques qui se disent « maisons ». Le terme n’est pas scientifique mais nous le définirons comme : une marque de luxe dont une partie de la production est, ou se veut, artisanale et dont l’existence s’inscrit dans une temporalité longue. Nous conviendrons donc qu’elle dépasse une génération. En effet le terme de “maison” est intéressant dans la mesure où, par métonymie, il évoque la famille et la lignée, donc un caractère patrimonial.
Nous nous concentrerons sur les maisons dont les produits intègrent une part importante de création, et donc de propriété intellectuelle. Nous mettrons par ailleurs de côté les marques de luxe du secteur des services, uniquement axées sur l’expérientiel, comme l’hôtellerie.
Un produit physique, une production plastique, visuelle sont indispensables à notre analyse. De là, la mode – couture et haute couture – voire la haute joaillerie et la haute horlogerie seront privilégiées.
A l’instar d’Anthony Mathé, dans son étude sémiotique de la haute couture, « le vêtement de haute couture, qui est aussi, bien souvent, un vêtement spectaculaire – qui apparaît pendant le défilé, sur un tapis rouge ou dans un musée – nous intéresse, tant du point de vue du processus créatif et socio-économique que du point de vue de sa circulation médiatique et de ses multiples réappropriations sociales. »
Parmi ces maisons de luxe, nous préfèrerons les plus célèbres comme Chanel, et appartenant à de grand groupes comme Louis Vuitton–Moët Hennessy (LVMH) ou Richemont. En effet, ces maisons sont plus intéressantes – car elles communiquent beaucoup plus que les petits créateurs plus confidentiels qui ont une production de discours et d’image minime – et fournissent ainsi plus de matière à notre analyse. De plus, la notion de « croyance » est plus juste dans leur cas.
« ART »
Un rapide historique de l’évolution du marché de l’art est nécessaire pour en appréhender les tenants et aboutissants. C’est à partir du XIXème siècle que l’art devient marchandise et acquiert une valeur nouvelle : sa valeur d’échange va remplacer sa valeur d’usage, qui était jusqu’alors utilisée. Cette transformation est à son climax lorsqu’en 1799, David prend lui-même l’initiative de faire payer un droit d’entrée pour voir sa dernière œuvre, l’Enlèvement des Sabines. Le peintre explique sa démarche dans un livret, où il revendique « le droit à l’existence économique et à l’échange ». L’artiste se veut désormais indépendant, et collectionneurs et marchands ne vont pas tarder à remplacer le mécène.
En France, c’est après la seconde guerre que la figure de l’artiste trouve sa « place institutionnelle ». Ainsi en 1947 Georges Salles, alors directeur des musées de France, déclare « aujourd’hui cesse le divorce entre l’Etat et le génie ». L’institutionnalisation de la culture trouve son expression la plus évidente dans la création du premier ministère de la Culture en 1959, porté par André Malraux.
A partir des années 1970, l’œuvre d’art est objet de spéculation. Les foires, comme la Foire Internationale d’Art Contemporain (FIAC) créée à Paris en 1974, sont les témoins de ce nouveau marché de l’art. Les ventes aux enchères battent tour à tour des records et les œuvres servent de placements financiers pour les particuliers, mais aussi de nombreuses entreprises. Pour plus d’informations, le rapport annuel Artprice en annexe permet une meilleure vision du marché oligopolistique de l’art contemporain et des grands noms qui le composent.
Sous le terme “art” nous entendrons donc tous les éléments qui composent le champ artistique: artistes, productions artistiques ou “œuvres d’art”, marché de l’art, institutions culturelles et acteurs reconnus comme légitimes etc. La sociologie de l’art nous apprend ainsi que c’est l’existence d’un réseau d’acteurs complexe qui permet à une œuvre d’être considérée comme telle : les marchands qui la négocient, les collectionneurs qui l’achètent, les critiques qui la commentent, les experts qui l’identifient, les imprimeurs, les traducteurs, les conservateurs et les restaurateurs sont des médiateurs. Ils contribuent au fait que des spectateurs auront envie de regarder, de lire, d’écouter l’œuvre d’art et surtout qu’elle sera considérée comme telle.
La littérature sur ce thème étant très vaste, nous tâcherons d’éviter l’écueil de l’exhaustivité. Nous ne nous limiterons pas en donnant une définition extensive du terme et ne ferons pas cas des multiples distinctions et classifications. Aussi intéressant qu’il soit, nous n’aborderons pas le débat sur la nature de l’art et ne questionnerons pas sa définition.
Par art nous entendrons donc ce qui est reconnu et perçu comme étant de l’art.
Ce qui importe dans notre étude est ce qu’on pourrait appeler l’essence artistique : les propriétés qui lui sont assignées par les acteurs extérieurs, la façon dont les acteurs intérieurs le racontent et l’état du champ. Afin de faciliter la comparaison, nous préfèrerons les arts dont la production est physique, plastique, ou visuelle.
UNE RELATION PREEXISTANTE
L’HISTOIRE D’UN LIEN SECULIER
Un rapport commun au sacré
Historiquement, il réside tout d’abord dans leur rapport commun au sacré. En effet la religion, qui requérait l’abondance, a largement contribué à l’émergence du luxe. Dans son ouvrage Le luxe éternel. De l’âge du sacré au temps des marques , Gilles Lipovetsky rappelle que pendant très longtemps le luxe sacré fut le plus ostensible car il fallait combler les dieux de cadeaux et de sacrifices ; la symbolique du carnaval en est un bon exemple.
Qu’il s’agisse des saturnales romaines, ou du carnaval précédent le Carême dans la tradition chrétienne, tout est faste, excès, luxe. Le mouvement baroque, qui se développe au milieu du XVIème , en est également un bon exemple. Apparu en Italie, il est une réaction à la Réforme et aux valeurs de sobriété du protestantisme qui se répandent à cette époque.
Que ce soit en matière de peinture, de sculpture ou d’architecture, l’exagération, la surcharge et le luxe se veulent une illustration de la puissance divine – et de celle de l’Eglise catholique.
Comme Pascal Morand l’explique dans Les Religions et le luxe : l’éthique de la richesse d’Orient en Occident , dans la quasi-totalité des grandes religions la richesse est condamnable si elle est excessive et la mesure est toujours préférée au luxe. Cependant un bémol récurrent est apporté à ce précepte : « l’idée que rien n’est trop beau pour Dieu ». La richesse peut donc se voir tolérée ou encouragée si sa finalité réside dans le rite, qu’elle sert ou rend hommage à (ou aux) Dieu(x). Cette justification du luxe se retrouve dans plusieurs grands courants religieux, à différentes époques. C’est par exemple le cas dans le catholicisme marqué par la latinité, ou l’orthodoxie héritière de la culture byzantine.
Et de la même manière l’art a commencé par se développer en rapport avec le sacré : lieux de culte, représentations picturales du divin ou des scènes religieuses, musiques religieuses etc. La joaillerie, par exemple, est née avec l’artisanat mais aussi avec l’art. Elle est originellement liée au sacré, à la représentation des dieux et aux offrandes qui leur étaient offertes, comme les agalma. Ces parures féminines étaient des pièces de haute joaillerie réalisées pour être offertes aux Dieux.
UNE RELATION ENTRETENUE PAR LES MAISONS
LES MAISONS MECENES
Le lien est entretenu par les maisons de luxe via la pratique du mécénat, qui consiste en un « soutien matériel apporté sans contrepartie directe de la part du bénéficiaire, à une œuvre ou à une personne pour l’exercice d’activités présentant un intérêt général » . Cette pratique s’explique par deux problématiques majeures.
Il s’agit d’abord, et avant tout, d’un investissement en termes d’image. Ainsi le mécénat de la maison italienne Salvatore Ferragamo permet à La Vierge à l’enfant avec Sainte-Anne, œuvre mythique de Léonard de Vinci, d’être restaurée et exposée au Louvre en 2012. Le earned media a été considérable car l’exposition, très attendue, a bénéficié d’une couverture médiatique large et soutenue (articles de presse, reportage radio etc.). Le discours sur les racines italiennes de la maison, associé au grand peintre italien, a été très facilement intégré par les journalistes. Il s’agit là d’un branding classique mais réussi, qui permet au président de déclarer : « La créativité sans fin, l’innovation esthétique, les racines artisanales et la recherche de pointe ont toujours caractérisé le génie italien, comme l’incarne Léonard de Vinci. Ces valeurs datent de mon père et ont toujours inspiré notre travail ».
De manière plus triviale, le mécénat représente un enjeu en termes de visibilité car les logos des mécènes sont omniprésents sur les supports de communication de l’initiative culturelle soutenue. Il permet également aux mécènes d’organiser des opérations de relations publiques dans des endroits prestigieux (musées, monuments etc.) en contrepartie de leur don. De plus, un mécénat en nature permet une visibilité des produits, auprès du public parfaitement ciblé que sont les invités aux vernissages et aux réceptions organisées par l’institution soutenue, souvent clients ou clients potentiels des maisons. Ainsi les maisons de champagne comme Roederer ou Vranken Pommery, mécènes réguliers du Grand Palais, fournissent du champagne pour les événements organisés par l’établissement.
Par ailleurs, il existe une appartenance aux mêmes cercles au niveau corporate et de véritables apports croisés, notamment en termes d’image et de networking. A travers la mise en commun du lobbying via le Comité Colbert par exemple, on constate une volonté de représenter ensemble ce qu’est l’élite culturelle. L’association d’images repose essentiellement sur le partage des mêmes valeurs : la qualité, l’excellence, la créativité. Les maisons de luxe font partie des prospects favoris des grandes institutions culturelles, parce que le lien entre les deux institutions est très facile à faire, donc le storytelling des opérations facile à développer.
Dans une moindre mesure, il s’agit également d’un calcul économique. En France par exemple, depuis 2003, la loi relative au mécénat, aux associations et aux fondations permet d’obtenir une réduction fiscale à hauteur de 60% des sommes mises en jeu par un mécène.
De la même manière, aux Etats-Unis, la défiscalisation est de l’ordre de 40% en moyenne.
LES FONDATIONS ET COLLECTIONS PRIVEES
Plus récemment, le paysage artistique a vu naitre des fondations privées appartenant aux maisons. De simples sponsors d’expositions, les marques deviennent des acteurs à part entière du marché de l’art, en devenant des acheteurs.
Par exemple, la Fondation Cartier pour l’art contemporain a ouvert ses portes à Paris en 1984 et attire aujourd’hui des milliers de spectateurs à chaque exposition. Avec un fond d’un millier d’œuvres de plus de trois cents artistes différents, la Fondation s’est imposée comme une référence, considérée aujourd’hui comme une institution culturelle à part entière. De la même manière, la Fondation Prada a intégré récemment l’Association des musées d’art contemporain italiens (AMACI).
Ces fondations sont devenues des instruments de communication clefs dans l’espace public. Elles permettent à la marque d’affirmer sa présence dans le milieu culturel et d’associer son nom à la pureté de l’artiste. Et pour cela, les artistes ne doivent pas être associés à une quelconque dimension commerciale. Lors d’une conférence au Grand Palais, le directeur Image et patrimoine de la maison Cartier assure qu’il existe un « mur infranchissable » entre les activités de la fondation et celles de la marque. Il s’agit en quelque sorte d’une réalité juridique puisqu’en général, fondation et maison constituent deux personnes morales différentes. En termes de communication, ce travail constant de justification est nécessaire afin d’éviter les procès d’intentions.
L’exemple de la maison Louis Vuitton est également intéressant. Celle-ci achète ainsi de nombreuses œuvres d’art qui font partie de la collection privée de la marque. Ces dernières sont exposées dans les locaux, les ateliers, ou conservées à l’abri et exposées temporairement dans l’ « Espace culturel Louis Vuitton », qui accueille aussi des performances. De cette manière, Louis Vuitton expose sa collection dans le monde entier. Récemment la maison a pris un nouveau tournant. La Fondation d’entreprise Louis Vuitton dont le projet a été lancé en 2006, ouvrira ses portes en octobre 2014. Financé par LVMH, elle est dédiée à l’art contemporain. Le bâtiment a été pensé par le très célèbre architecte Frank Gehry, Pritzker Architecture Prize en 1989.
On peut alors se demander si la séparation rigoureuse prônée par Cartier sera valable pour Louis Vuitton qui, à l’inverse de la maison de joaillerie collabore régulièrement avec le milieu artistique. Frank Gehry lui-même a été invité par le malletier à dessiner des pièces de maroquinerie en édition limitée. Dans quelle mesure peut-on considérer que la mécanique est incestueuse lorsque que ce sont les mêmes noms qui consacrent un artiste et augmentent sa valeur (la fondation) et qui l’utilisent ensuite comme valeur ajoutée (la marque) ? Rappelons, comme le fait l’historien de l’art Harry Bellet, que jusqu’au milieu des années 1960, il était interdit pour un musée français de proposer une « exposition monographique d’un artiste vivant », pour ne pas influencer sa côte . Le fait que la démarche des fondations soit présentée par les maisons comme un don à la société peut être en partie contestable. En effet, l’entrée est payante et, lorsqu’il s’agit de collection privée, la marque achète une œuvre d’art et spécule sur sa valeur. L’exposition de son patrimoine peut alors pourrait alors être perçue comme une manière de soutenir la légitimité des artistes dans lesquels elle a investi – voire des artistes avec lesquels elle collabore.
LA PUBLICITÉ
Ce que nous avons vu pour le marketing est également valable pour la publicité : avant la collaboration, vient la simple inspiration artistique. En 2010, Louis Vuitton a par exemple mené une campagne institutionnelle sur l’artisanat et son savoir-faire, inspirée des œuvres des peintres primitifs hollandais du XVIIème siècle . La maison joue sur la référence à la peinture flamande jusqu’aux signatures des visuels, présentées comme des titres, et qui évoquent des noms de tableaux : « La jeune femme et les petits plis » (La Jeune fille à la perle de Veermer ), « La couseuse au fil de lin et à la cire d’abeille » (La Peseuse de perle de Veermer) et « L’artisan au pinceau ».
De plus, pour leurs publicités, la majorité des maisons collaborent avec des photographes ou réalisateurs reconnus.
Il existe une forte reconnaissance des photographes de mode dans le milieu artistique. Ils sont régulièrement exposés, comme Helmut Newton au Grand Palais en 2012. Dans tous les cas, ces photographes ne font pas que des commandes et sont donc reconnus par ailleurs pour leur travail personnel. Mais lorsque leur œuvre est évoquée, leurs « œuvres » publicitaires sont très souvent mentionnées.
Concernant la vidéo, on peut considérer que le mouvement de collaboration avec des réalisateurs a démarré en 2001, initié par la marque d’automobile premium BMW. De nombreux réalisateurs célèbres comme Wong Kar-wai, Guy Ritchie, John Woo ou Alexandro Gonzalez Inarritu avaient participé à l’opération. Cette tendance s’inscrit dans le cadre du développement du brand content, ou contenu de marque, porté par l’explosion de l’internet.
Nous pouvons nous écarter légèrement du périmètre défini en introduction pour nous intéresser à la marque BMW et sa série The Hire. The Hire : The follow est un court métrage réalisé par Wong Kar-Wai. Le film a été salué à Cannes pour sa qualité cinématographique. La marque a produit des DVD publicitaires de cette série de courtmétrage, distribués au compte goutte ce qui a augmenté leur valeur. En fin de compte, ces DVD ont été vendus et achetés sur le site de vente aux enchères ebay.
En 2007, pour son rouge à lèvre Allure, Chanel fait réaliser son film publicitaire par la célèbre photographe Bettina Reims. La vidéo se veut un hommage au film Le Mépris de Jean-Luc Godard, référence de la nouvelle vague française. La mannequin, Julie Ordon, a été choisie blonde et pulpeuse pour rappeler Brigitte Bardot. Sa réplique « Do you love my lips ? » fait référence à la réplique culte du film : « et mes fesses, tu les aimes les fesses ? ».
Du décor du film (lit, drap blanc, homme en costard) à l’affiche promotionnelle, tout estméticuleusement reproduit . L’allusion est pensée jusqu’à la structure du titre, « Le Rouge ».
Dans le spot publicitaire du parfum masculin Bleu de Chanel, on trouve des références à plusieurs films célèbres. Le film lui-même a été réalisé par Martin Scorsese. Point intéressant : même s’il s’agit d’un spot publicitaire, Scorsese ne semble pas chercher à être compréhensible. L’impression donnée de ne pas se plier aux exigences traditionnelles du film publicitaire permet de faire basculer le spot dans une autre dimension, moins commerciale. Li Jun Pek souligne ainsi la forte « densité narrative – un très grand nombre de scènes sont concentrées en une minute, défilant parfois en un dixième de seconde, sans parler des brusques ruptures chronologiques dues au flash back, notamment avec le principe du flash back dans le flash back ».
Il arrive que certains de ces films publicitaires soient présentés par la marque, et racontés par la presse, comme relevant du septième art.
L’immortalité
Hannah Arendt, dans La crise de la culture , distingue l’« œuvre d’art » des « produits » (de consommation ou de l’action) par son caractère impérissable. La première, nous ditelle, est « destinée à survivre à la vie limitée des mortels, au va-et-vient des générations ».
Ainsi, le plan de communication de la maison de haute horlogerie Vacheron Constantin semble s’articuler autour de cette notion d’éternité. Elle lui permet de s’extraire du monde commercial en se disant manufacture d’œuvres d’art, et non de produits, qui eux sont périssables. Le terme d’ « éternité » est particulièrement intéressant car il réfère généralement au sacré.
Par ailleurs, rappeler cette immortalité est une manière pour la maison d’assurer à son client que le produit va lui survivre. Si de nombreuses maisons abordent le thème de la transmission générationnelle, l’exemple le plus frappant est sûrement celui de la marque d’horlogerie de luxe Patek Philippe. La signature la plus ancienne de la maison (1997), encore utilisée aujourd’hui est : « you never actually own a Patek Philippe. You meerely look after it for the next generation » (« Jamais vous ne possèderez complètement une Patek Philippe. Vous en serez juste le gardien pour les générations futures » ). En disant cela, la marque suggère qu’elle appartient à quelque chose qui nous dépasse et qui dépasse les individualités.
Et c’est parce qu’elle est hors du temps que l’œuvre d’art ne perd pas sa valeur. Cette « immortalité potentielle », souvent mise en avant dans les campagnes de communication permet donc de justifier la valeur du produit. C’est donc, ici, en cela que la communication crée de la valeur, bien au-delà de la valeur d’usage. Si une maison comme Louis Vuitton ou Hermès ne pratique pas de soldes, c’est en partie car solder un produit suggère que celui-ci a perdu de la valeur avec le temps. Ainsi, certaines montres vintage valent parfois plus cher que les neuves.
L’idée sous-jacente est que la maison va survivre à son consommateur. Il y a là une volonté de dépasser l’immédiateté de la consommation, à travers un discours sur son ancrage dans l’épaisseur de l’histoire. Ainsi l’exposition Cartier, le style et l’histoire au Grand Palais retrace les grands moments de la maison, tout en la mettant en perspective avec l’Histoire, avec un grand H. Et sur le site internet de Dior, dans l’onglet « La maison Dior » on trouve des dossiers comme « de 1947 à 2014 » ou « Dior en histoires ». De même sur le site de Louis Vuitton dans l’onglet « La maison », puis « Notre histoire » on trouve une rubrique intitulée « Une histoire légendaire ». L’invocation de la notion de « légende », comme l’idée d’« odyssée » chez Cartier, traduit cette volonté d’éternité et d’intemporalité. C’est une manière pour la marque de signifier à la clientèle qu’elle a toujours existé, ce qui sous-entend qu’elle existera toujours. Cela fait d’elle une marque pérenne et de confiance : une maison.
La reconnaissance extérieure en tant qu’artiste
Cette mythification du créateur semble particulièrement efficace, comme le montre la reconnaissance extérieure. En effet, de la même manière que les maisons collaborent avec des artistes, les marques mass market collaborent avec les directeurs artistiques des maisons, en participant à la mise en scène de leur pouvoir créateur. On peut ainsi lire dans un article du Nouvel Observateur : « Chantal Thomas signe un packaging pour Carte Noire, Paco Rabanne un dessert pour Hédiard : Vive le règne de l’artketing ! » . On remarque que, dans cet article, des collaborations avec Chantal Thomas et Paco Rabanne sont considérées comme relevant de l’ « artkéting », donc de l’art.
Dans le cadre de son projet « Icônes et iconoclastes », la maison Louis Vuitton a donné carte blanche à six personnes pour travailler des pièces uniques : la photographe Cindy Sherman, le designer Marc Newson, l’architecte Frank Gehry, et trois stylistes reconnus que sont Karl Lagarfled, Christian Louboutin, Rei Kawakubo . En invitant les couturiers au même titre que les designers, on leur prête les mêmes propriétés.
La reconnaissance de leur caractère artistique se fait aussi via les institutions culturelles, plus légitimes. Par exemple en 2004, la Fondation Cartier pour l’art contemporain a exposé les artistes suivant : les photographes Hiroshi Sugimoto et Raymond Depardon, l’artiste contemporain Souhed Nemlaghi, le peintre Chéri Samba, le designer Marc Newson et le styliste Jean-Paul Gaultier.
Par ailleurs, en 2007, Nicolas Ghesquière est nommé chevalier de l’Ordre des Arts et des Lettres. Cette distinction remise par l’institution française suprême qu’est le ministère de la Culture « est destiné à récompenser les personnes qui se sont distinguées par leurs créations dans le domaine artistique ou littéraire ou par la contribution au rayonnement qu’elles ont apportée au rayonnement des Arts et des Lettres en France et dans le monde ».
Dans la pièce Art de Yasmina Reza , une scène se déroule entre deux amis, de la classe supérieure parisienne. L’un d’eux vient d’acheter une toile d’art moderne, toute blanche, à un prix très élevé ; ce qui choque le second. S’en suit un dialogue comique, qui pose très finement les questions de la définition de l’art, du goût, des motivations de l’achat d’une œuvre, ou encore place de l’artiste :
– « Tu dis l’ « artiste » comme une entité intouchable, comme si c’était une divinité…
– Mais pour moi c’est une divinité ! Tu ne crois pas que j’aurais claqué cette fortune pour un vulgaire mortel ? »
Dans cet échange, on comprend déjà la puissance sacré de l’artiste : comparer un styliste à un artiste est une manière de faire de lui une « divinité ».
Ainsi, nous avons montré que les maisons travaillaient, plus ou moins consciemment, à se faire percevoir comme productrices d’art à part entière. La réussite de cette démarche se mesure en deux temps. D’abord dans la reconnaissance accordée par les institutions culturelles légitimes ; que l’on pourrait illustrer par le fait que, de son propre chef, et sans impulsion donnée par la marque, comme cela peut parfois arriver, le musée d’art moderne de New York ait acheté et expose la première robe en rhodoïd et chaînes de métal de Paco Rabanne.
Ensuite dans l’association spontanée par les médias et le public. Les exemples sont pléthores. On peut citer un récent article dans le magazine féminin Elle – intéressant, car il n’est pas élitiste comme peuvent l’être Vogue ou Numéro – intitulé « L’art de Prada ». Le titre est apposé sur une photo en double-page du défilé Automne-Hiver 2015 de la maison.
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Table des matières
INTRODUCTION
PARTIE 1 : DE QUOI PARLE-T-ON ? PETIT APERÇU HISTORIQUE
A. ELEMENTS DE DEFINITIONS
1. « Luxe »
2. « Art »
B. UNE RELATION PREEXISTANTE
1. L’histoire d’un lien séculier
2. Une homogénéité sociale
C. UNE RELATION ENTRETENUE PAR LES MAISONS
1. Les maisons mécènes
2. Les fondations et collections privées
PARTIE 2 : DIFFERENTES FORMES DE LA RELATION
I.LA COLLABORATION ENTRE LE LUXE ET L’ART
A. LE DEVELOPPEMENT PRODUIT
1. L’inspiration artistique
2. Des collaborations personnelles
3. Des collaborations strategiques
B. LA PUBLICITE
II.LA MISE EN SCENE DES MAISONS COMME PRODUCTRICES D’ART
A. UNE STRATEGIE EFFICACE CAR ETABLIE SUR DES SIMILITUDES OBJECTIVES
1. Des propriétés communes entre l’œuvre d’art et le produit de luxe
2. Des similitudes de fonctionnement avec le champ artistique
B. L’UTILISATION DES INSTITUTIONS ARTISTIQUES LEGITIMES
1. Le rapprochement des institutions existantes
2. L’imitation et la réappropriation
C. LE MYTHE DU CREATEUR
PARTIE 3 : ELEMENTS D’ANALYSE CRITIQUE
A. OBJECTIFS DE CES DEMARCHES
1. Augmenter la valeur perçue
2. Faire oublier la logique commerciale
3. S’imposer comme référence culturelle en soi
4. Créer de la connivence culturelle
5. S’inscrire dans la modernité
B. RISQUES ET CRITIQUES
1. Les limites de l’ « artketing » ?
2. La résistance du champ artistique
3. le retournement de la critique
EN FORME DE CONCLUSION
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