La mise en scène de la rencontre comme métaphore de l’hybridation des parfums unisexes

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Le rôle du no gender dans la construction identitaire de la marque : un faire-valoir pour Calvin Klein

La ré-appropriation de la thématique du genre par Calvin Klein serait motivée par une volonté de travailler sa représentation identitaire. Remettre en question les normes de genre reviendrait ainsi à s’assurer une image subversive, ou tout du moins avant-gardiste.

L’évolution du discours de marque face à l’évolution de la société : Calvin Klein, une marque devenue icône culturelle

L’angle politique des communications de Calvin Klein serait influencé par les prises de position des consommateurs. Réciproquement, la marque Calvin Klein contribuerait elle aussi à mettre en circulation des idées et bouleversements car sa stratégie marketing l’établit en tant qu’icône culturelle.

Disparition du stéréotype de la « déesse » , avènement de la « Girl Next Door »

Alors que les marques cherchent aujourd’hui à se diversifier et à s’internationaliser pour assurer leur pérennité, choisir son égérie relève d’une véritable décision stratégique (Atwal et Williams, 2009)25. Ce choix est d’autant plus stratégique que l’égérie est l’anthropomorphisation du parfum lui-même, comme le rappelle Jean-Jacques Boutaud dans son ouvrage A Fleur de peau :
« L’image se déplace du corps de la femme au corps du flacon, voire au corps du parfum, quand l’image laisse apparaître des traces anthropomorphes dans le jeu des formes et des lignes, des ombres et des couleurs »26. Sous les traits de l’égérie prend vie l’identité de chaque marque, son interprétation de la féminité ou de la masculinité. En ce sens, l’égérie est un élément de communication qui permet à la marque d’articuler sa vision créative et d’affirmer ainsi sa singularité.
Laura R. Oswald, sémioticienne américaine, a conduit dans les années 1990 une étude sur les publicités des parfums de luxe. Après avoir étudié un corpus de près de 100 campagnes, elle observe que deux archétypes féminins tendent à s’opposer. Cette opposition binaire met en scène soit la « Goddess » (traduit par la suite par « déesse » dans cette étude) et la « Girl Next Door » (selon ses propres termes). La femme « déesse » est capturée par une photographie en couleurs, dont chaque élément transpire le luxe, la poésie et la sensualité artificielle. Laura R. Oswald la décrit comme maquillée, portant des bijoux, habillée de riches tissus. La femme ainsi représentée est l’incarnation de quelque chose de mythique et d’intemporel. L’angle de la photographie, la scénographie onirique, la pose et le regard du mannequin maintiennent une distance avec celui qui l’observe. La « déesse » symbolise la femme fantasmée, inaccessible. Les marques françaises (comme Chanel, Dior ou Givenchy) optent majoritairement pour cette représentation archétypale de la figure féminine.
La « Girl Next Door », terme utilisé par Laura R. Oswald, renvoie quant à elle à un stéréotype culturel américain qui désigne une femme à la beauté naturelle, modeste et discrète. Les publicités qui mettent en scène cet archétype utilisent les codes visuels du réalisme. Elles sont le plus souvent en noir et blanc. La « Girl Next Door » n’est que peu maquillée, son style vestimentaire est relativement simple. La représenter dans un contexte d’interactions sociales permet de la distinguer de la « déesse » ; ce parti-pris stylistique traduit une forme d’accessibilité.
Cette femme est beaucoup plus ancrée dans le réel. Les marques qui ont le plus souvent recours à cet archétype sont américaines : Ralph Lauren, DKNY, Estée Lauder ou Calvin Klein.
Commercialiser un parfum unisexe nécessite un renouvellement de ses modèles d’incarnation, afin que soit préservée la cohérence du discours de marque. C’est ce que s’applique à faire Calvin Klein, depuis le lancement de « CK One » en 1994. Les égéries des parfums unisexes de Calvin Klein s’ancrent dans le réel. Elles sont à peine maquillées (« CK2 » 2016, [Annexe 1, p. 67]), décoiffées car elles se soucient plus de s’amuser que de préserver leur apparence (« CK One » 2011, [Annexe 1, p.67]) et leur voix est fluette (« CK Be » 1996, [Annexe 1, p.67]). La « Girl Next Door » telle qu’elle est représentée par Calvin Klein est à la fois sociable (dans la publicité « CK One » de 2018, l’égérie est en situation d’interaction sociale) et spontanée, c’est-à-dire qu’elle est moins dans un ajustement de son comportement en fonction du regard des autres (« CK2 » où les mannequins montrent leurs seins aux automobilistes, par exemple). Les égéries des parfums unisexes de Calvin Klein paraissent plus naturelles (donc plus proches de la vraie vie), facilitant de fait l’identification des consommateurs aux modèles publicitaires.
L’avènement de la « Girl Next Door » comme modèle d’égérie publicitaire semble être un des éléments capitaux dans la construction de l’identité des parfums unisexes de Calvin Klein. Il serait cependant intéressant de voir quels autres éléments participent à la construction de cette identité. Utiliser le critère de la photographie en noir et blanc tel qu’il est pensé par Laura R. Oswald ne semble pas pertinent dans le cadre de cette étude dans la mesure où cet élément n’est propre ni aux parfums unisexes de Calvin Klein (3 campagnes sur 4 sont photographiées en noir en blanc), ni aux parfums genrés (11 campagnes sur 16 sont photographiées en noir en blanc) [Annexe 1, p.67]. Le noir et blanc semble être envisagé comme un marqueur visuel identitaire à l’échelle de la marque, et non à l’échelle de ses parfums unisexes. Existe-t-il des codes (visuels ou sémantiques) dont l’attribution exclusive est faite aux parfums unisexes de Calvin Klein ?

L’émergence du groupe comme figure d’incarnation des parfums

Calvin Klein repense le marketing des égéries dans une approche résolument différenciante. Le groupe est un motif récurrent dans ses publicités pour parfums unisexes. On l’aperçoit en effet dans les publicités pour « CK One » et « CK All » (cf ci-dessous).
Prenons l’exemple de la dernière campagne pour « CK One », lancée en 2018. Le site Internet américain de Calvin Klein lui consacre un article, intitulé : « CK ONE. ONE FOR ALL. »27 On y retrouve à la fois une description de la fragrance, un visuel de son flacon, la vidéo de la campagne publicitaire, ainsi que des contenus exclusifs.
Le groupe est omniprésent dans l’imaginaire de la campagne. Dans cet article, le discours de Calvin Klein est construit autour de cette idée de communauté, comme en témoignent les extraits suivants .
Le discours est cohérent avec l’incarnation visuelle de la fragrance. La campagne met en scène la nuit d’une bande formée de neuf adolescents/jeunes adultes. Cette bande, regroupée en cercle, joue au jeu de la bouteille. Alors qu’une jeune fille s’avance vers eux, le groupe l’invite collectivement à les rejoindre. On peut sans doute voir ici une métaphore de l’invitation que lance Calvin Klein à ses consommateurs : en achetant « CK one », le consommateur peut espérer faire lui aussi partie de cette tribu.
De plus, Calvin Klein réalise une série de portraits des mannequins de la publicité. Chacun y exprime sa vision de leur génération. Chinois, américain, néerlandais, espagnol, belge, allemand… : les nationalités représentées dans ces portraits sont variées. Cette stratégie est elle aussi cohérente avec la notion de diversité sur laquelle repose le coeur du discours de marque.
Le recours à la communauté, au groupe, n’est d’ailleurs pas restreint aux sphères des fragrances unisexes dans l’écosystème de marque de Calvin Klein : en 2018, Calvin Klein collabore avec la famille américaine Kardashian-Jenner pour la promotion de ses sous-vêtements et jeans. « Join our family »29, lancé comme un appel aux consommateurs, figure sur l’ensemble des supports des communications. Cette famille est connue pour être la somme d’individualités fortes, n’hésitant pas à régulièrement briser les conventions, tout en clamant l’importance de pouvoir compter les uns sur les autres. Avec les Kardashian-Jenner, la marque ré-interprète ce à quoi la tribu (ou communauté) peut renvoyer. L’important est que chaque consommateur puisse identifier une tribu à laquelle il souhaite il se sentir connecté ou à laquelle il aimerait appartenir. La famille doit en effet être entendue comme celle que l’on se choisit (« What does family look like to you? Show us with #MYCALVINS »). Calvin Klein facilite ainsi la ré-appropriation de la notion de tribu pour le consommateur.

L’influence normative de la segmentation binaire sur le flaconnage des parfums

Le flaconnage est un support physique essentiel (si le lecteur me permet ce jeu de mots) dans le cadre du développement d’une stratégie de communication pour un parfum. Le flacon est la « translation géométrique »30 du parfum, selon les mots de Jean-Jacques Boutaud, sémiologue français spécialiste de l’approche sémiotique en communication sensorielle. En rayonnage, le design du flacon est le premier élément permettant aux produits de se distinguer les uns des autres. En effet, si l’on décompose et analyse la façon dont le consommateur interagit avec le parfum, on réalise que le premier contact se joue par la vue (le consommateur scrute les rayons et apprécie les flaconnages disposés devant lui), puis le toucher (il sélectionne un flacon qu’il prend en main) et enfin l’odorat (il pulvérise du parfum directement sur sa peau, dans l’air ou sur une languette de papier pour en découvrir l’odeur). Le flacon simplifie et accélère le processus d’identification du parfum par les consommateurs : il fonctionne comme un signe dont le signifié est la marque (pour les plus avertis, le flacon peut aussi renvoyer à l’imaginaire de marque, voire à ses campagnes publicitaires). De fait, le flaconnage d’un parfum est un support clef dans le parcours d’achat du consommateur, ce qui explique que les marques y investissent temps et énergie pour s’assurer que le flacon est un objet désirable.
Le flacon d’un parfum est une des formes d’incarnation potentielle d’une fragrance. Grâce à lui, l’impalpable est transformé en un objet matériel. Le flacon est, dans ce sens, pensé pour être la métaphore de la fragrance. Si l’on considère que le flacon d’un parfum est un objet de communication en soi, on peut considérer que comme la publicité, il est « un produit de la culture et son miroir social, en ce qu’[il] reflète ses normes, ses croyances, ses systèmes de valeurs »31. Le flaconnage cristallise et reflète donc certaines normes sociales. Un système de signes se manifeste sur les flacons ; les recueillir permettrait de rassembler des indices sur le contexte social de production de l’objet ainsi que la stratégie marketing de l’entreprise. En résumé, étudier les flacons est intéressant non seulement dans le cadre d’une étude stylistique, mais aussi d’un point de vue sémiotique car ils donnent à voir les manifestations du genre à une époque donnée.
Les flacons féminins sont sensiblement identiques les uns par aux autres, tout comme le sont les flacons masculins entre eux. Observons le top 5 des ventes de parfums du revendeur Sephora sur son site en ligne sephora.fr [Annexe 4, p.73].
Plusieurs tendances émergent pour les flacons des parfums féminins : ils sont souvent roses (« Mon Guerlain » de Guerlain) et leurs flacons sont agrémentés d’éléments décoratifs délicats, comme des noeuds à la jonction du corps du flacon et du bouchon (« La Vie est Belle » de Lancôme). Les lignes des fragrances masculines sont quant à elles plus épurées et les couleurs oscillent entre le noir, le bleu et le doré (« Sauvage » de Dior, « Le Mâle » de Jean-Paul Gaultier, « 1 million » de Paco Rabanne).
Catégoriser un parfum selon le sexe de son client potentiel influence son flaconnage. La catégorisation « parfum féminin » ou « parfum masculin » charrie traditionnellement une somme de codes (le rose, les ornements délicats, les courbes arrondis pour les parfums féminins, par exemple) qui seront matérialisés grâce au flaconnage. Ces codes sont adoptés et partagés par la grande majorité des parfums grand public. Ils traduisent par conséquent l’influence normative de la segmentation binaire inventée par les marques de l’industrie de la parfumerie et dont Calvin Klein essaie de s’échapper.

Uniformiser le flaconnage pour déconstruire les oppositions de genre

Un flacon est la mise en abyme corporelle d’une fragrance. L’abondance de signes renvoyés par l’esthétique de design rend le flacon particulièrement intéressant pour notre étude.
Achèteriez-vous un parfum au flacon rose si vous étiez un homme ? Le parfum cristallise les nomes sociales. Comme évoqué dans l’introduction, les odeurs subissent elles-mêmes une segmentation de genre alors qu’il s’agit en réalité d’une construction sociale. Au moment de l’acte d’achat, le flacon est le signe le plus visible de ce marketing genré. Autant la femme peut se permettre d’acheter un parfum dit « pour homme », autant l’inverse est anecdotique. Pour le Philippe Kumara Cart, fondateur de la marque suisse de parfums Philippe K, « L’uniformisation des flacons, sans couleurs, ni formes distinctives, a été un accélérateur formidable pour déconstruire les oppositions de genre »32. C’est en tout cas la direction qu’a suivi Calvin Klein. La marque s’est attachée à effacer tout marqueur culturel pouvant faire référence à un genre des flacons de ses parfums unisexes.
Au lendemain des années 1980, où l’excès était roi, les flaconnages des parfums unisexes de Calvin Klein tranchent par leur dépouillement [Annexe 2, p.71]. Le créateur y voit une forme ultime de modernité. Si l’on se replace dans le contexte des années 1990, c’est-à-dire au moment du lancement du premier parfum unisexe, Calvin Klein est perçue comme une marque avant-gardiste. Certains avant joué avec les codes de la segmentation binaire, sans toutefois s’en revendiquer aussi librement que le fait Calvin Klein à l’époque. Le design de ses flacons traduit une vision en rupture avec son temps. Alors que les flaconnages de ses concurrents accumulent les marqueurs culturels renvoyant à une segmentation traditionnellement binaire (féminin vs masculin), Calvin Klein choisit au contraire de s’en passer. Pour s’affranchir des normes de genre qui divisent en deux catégories distinctes les parfums, Fabien Baron (en charge de la direction artistique chez Calvin Klein) s’inspire d’une bouteille de rhum. Il ne lui a fallu qu’une seule journée pour dessiné les contours du flacon – et le résultat est pour le moins minimaliste : « C’était tellement évident. Je voulais un produit anti-design, réduire en miettes tout ce que la parfumerie avait ajouté autour du parfum »33. L’étui de « CK One » est à l’image d’un flacon tout aussi épuré car il est fait de carton recyclé et sans colle ; une technique de pliage permet de le maintenir fermer.
Lorsque l’on observe le flaconnage des parfums unisexes de Calvin Klein [Annexe 2, p.71], un fil conducteur apparaît : la simplicité et la sobriété des lignes des flacons Calvin Klein sont le dénominateur commun de ses produits unisexes. Les flacons Calvin Klein sont monochromes (exception faite des designs saisonniers), noirs ou blancs. Le flacon de « CK Be » est un écho manifeste au design originel de « CK One » dessiné par Fabien Baron. La différence entre les deux réside dans le choix de couleur : « CK Be » n’est plus blanc mais noir, son bouchon est quant à lui en caoutchouc. Notons par ailleurs le jeu de transparence qui est à l’oeuvre dans les flaconnages conçus par Calvin Klein. Il est, par exemple, ce qui distingue « CK All » de « CK One ». Cette transparence permet donc de faire perdurer l’héritage esthétique de la marque, tout en renouvelant son interprétation au fil des lancements produits.

Le minimalisme : un parti-pris doublement stratégique

Là où ses concurrents font le choix d’une identité produit très genrée (du packaging aux notes même de leur parfum), Calvin Klein uniformise son flaconnage. Afin d’être cohérent avec sa démarche de parfum unisexe, Calvin Klein se devait en effet de repenser le packaging de son offre. Les oppositions de genre se sont effacées grâce Fabien Baron, qui fait rimer minimalisme et universalisme. Pour Calvin Klein, le minimalisme est utilisé comme moyen pour dépasser la segmentation de genre traditionnellement portée par les marques de parfum grand public. En quoi le minimalisme est-il la traduction matérielle du no gender porté par Calvin Klein ? À quelles fins la marque l’emploie-t-elle ?
Calvin Klein a fait du minimalisme sa marque de fabrique dans une continuité assez remarquable à travers les décennies : « Je me suis arrêté sur l’esthétique japonaise. En noir et blanc. Apaisante comme tout. Voilà comment j’ai compris que j’étais un minimaliste dans l’âme. J’ai toujours collé à ce style-là, remarquez, je n’en ai pas dévié d’un iota, qu’il soit à la mode ou non. »34
Le créateur a transmis cet héritage ; le minimalisme influence toujours l’esthétique de la marque alors même que le créateur éponyme ne fait plus partie de l’entreprise. Conserver l’empreinte minimaliste de Calvin Klein s’avère être stratégique car elle permet de simplifier à la fois l’identification de la marque et sa ré-appropriation par le client.

La rencontre, topos des publicités pour les parfums unisexes

La rencontre est un topos des communications accompagnant le lancement des parfums unisexes de Calvin Klein. Étudions tout d’abord sa mise en mots avant de se contrer sur sa mise en images. La mise en mots de la rencontre : évocation dans le champ sémantique.
Les descriptions produits sont des discours d’accompagnement précieux pour étudier la représentation des genres en parfumerie. Une construction apparaît comme récurrente lorsque l’industrie de la parfumerie propose un parfum sans genre : le discours de marque est construit sur la réunion de contraires. Prada décrit ainsi « Purple rain » (collection « Olfactories ») comme « a link between land and sky, heaven and humanity ». Pour « Blouse » (collection « Le Vestiaire des Parfums), Yves Saint Laurent pense à « une attitude virginale dévergondée par une impertinence sensuelle ». Les oppositions s’accumulent. En associant deux éléments à priori contradictoires, les marques de parfums utilisent ce topos comme une métaphore : celle de la rencontre entre le masculin et le féminin.
Pour Calvin Klein en revanche, raconte assez peu l’odeur de ses parfums unisexes. La marque interprète la rencontre sous différents prismes.
La rencontre mise en mots par Calvin Klein est celle des individus et non des notes olfactives. La vidéo introduisant le parfum « CK All » s’ouvre sur les mots suivants : « music makes people come together ». Autre exemple : la marque écrit à propos de « CK One » : « CK ONE is for everyone – a unifying element, bringing a group of diverse personalities, spirits and forces together as one. »38. Catherine Walsh (ancienne vice-présidente à la direction des communications de Coty) extrapole autour l’association entre la fragrance « CK One » et la rencontre d’individus, en confiant que ses campagnes publicitaires « ont toujours véhiculé un message inspirant l’idée d’unité, en réunissant des personnes issues de diverses cultures »39. Cette interprétation de la rencontre par Calvin Klein tranche avec ses concurrents, ce qui permet à la marque d’humaniser son propos et de le rendre ainsi plus accessible.
Calvin Klein fait également le récit d’une forme de rencontre qui se joue au sein de chaque individu. « Be good. Be bad. Just be. », « Be cool. Be hot. Just be. » : les slogans de « CK Be » [Annexe 1, p.67] rendent compte des contradictions qui animent les êtres humains. Calvin Klein capture en ce sens l’idée que chaque individu est la rencontre de forces contraires.

La mise en images de la rencontre : interprétation artistique

La rencontre est aussi illustrée dans certaines productions photographiques et vidéographiques. La rencontre chez Calvin Klein est d’abord celle des corps car l’action d’embrasser représente en soi la rencontre de deux êtres. Elle est utilisée à maintes reprises dans les campagnes publicitaires de la marque, comme pour celles de « CK One » (1994) et de « CK2 » (2016) [Annexe 1, p.67]. Les corps fusionnent et ne forment plus qu’un.
La campagne Instagram pour « CK One » déployée en collaboration avec onze influenceurs internationaux (avril 2018) [Annexe 3, p.72] est un autre exemple de la mise en images de la rencontre par Calvin Klein. Parmi les onze clichés, cinq (soit près de la moitié) laissent apparaître des duos ; il s’agit des clichés numérotés 1, 3, 7, 8 et 11. Il n’existe aucun vide entre ces couples : leur proximité physique suggère une intimité émotionnelle entre les protagonistes. Ces clichés postés sur les réseaux sociaux sont l’interprétation créative d’une forme de rencontre, celle de deux êtres.
La page d’accueil du blog Tumblr intitulée « ckmeforme »40 (cf la capture d’écran ci-dessous) est quant à elle composée comme un patchwork de photos et de vidéos. L’organisation en puzzle inhérente au site Tumblr renforce l’impression d’un « patchwork ». On peut y voir de jeunes gens, parfois seuls, parfois en couple ou en groupe. Ils incarnent une identité collective, faite de la rencontre d’identités affirmées et singulières.

La symbiose du masculin et du féminin, ou comment l’industrie de la parfumerie fabrique les codes d’un nouveau genre

Peu d’initiatives ont transformé l’histoire de la parfumerie comme l’audace qui consiste à vendre un parfum au genre neutre dans les années 1990. On aurait pu croire que ces parfums unisexes, avant-gardistes par essence, allaient participer activement à l’abolition des stéréotypes et à la redéfinition des représentations de genre. En réalité, si Clavin Klein interpelle à l’époque par des visuels et un discours à contre-courant des représentations stéréotypées, on réalise que les normes sociales ne se sont pas encore tout à fait dissipées. Ainsi, la rencontre évoquée dans la partie précédente peut être lue comme une métaphore de la fragrance : le parfum unisexe est la rencontre du masculin et du féminin. Bien que la rencontre décrite ou illustrée par Calvin Klein soit parfois homosexuelle, il convient de noter qu’elle est à majorité hétérosexuelle. La marque met plutôt en scène la rencontre d’un homme et d’une femme. Les imaginaires évoqués renvoient alors aux univers de la masculinité et de la féminité. L’unisexe est donc conçu non pas comme un genre alternatif détaché des constructions culturelles qui ont précédé son émergence mais comme une symbiose entre le masculin et le féminin.
En effet, le parfum unisexe se réfère encore aux codes féminins et masculins notamment dans la description qui en est faite par les marques. Les descriptions produits, les discours d’accompagnement, les productions photographiques ou vidéos sont autant de supports où se déploie le champ sémantique de l’hybridation. Par exemple, le site sephora.fr décrit ainsi le parfum
« CK Be » : « C’est une composition exclusive, qui invite à l’intimité, une fraîcheur tonique alliée à une profonde sensualité ».
Guerlain dresse ainsi le portrait de son parfum mixte « Oud Essentiel » : « À la fois douce et puissante, cette fragrance boisée cuirée mêle dans une subtile alchimie, les notes suaves de rose de Bulgarie que viennent troubler les mystérieuses notes de cuir et d’encens. » On le voit, l’hybridation fait appel à des oppositions qui renvoient elles-mêmes à des stéréotypes de genres (la douceur de la femme, la puissance de l’homme). « Suivre son parfum poudré. En bas des escaliers, Negroni Yuzu pour elle, Whisky à la sauge pour moi. Volutes de tabac blond. » : « 1885 Bains Sulfureux » des Bains Guerbois représente une rencontre d’opposés, qui font directement références à des stéréotypes genrés.
En résumé, le genre neutre ne se comprend qu’en fonction des genres existants pour l’industrie du parfum ; il est le résultat de la rencontre du féminin et du masculin (et en est d’autant plus contraint, notamment dans sa représentation, comme on a pu le voir plus tôt). Atteindre la neutralité requiert encore pour nombre de marques d’hybrider les représentations du masculin et du féminin afin de créer de nouveaux codes, ceux de l’unisexe.
Ces références récurrentes plus ou moins implicites au masculin ou au féminin renforcent l’idée que les représentations mentales stéréotypées des genres demeurent largement ancrées dans notre société ; il est par conséquent difficile pour les marques de décrire ou d’incarner un parfum sans en avoir recours. Sans doute le parfum, de part son caractère immatériel et impalpable, force-t-il par nature les représentations métaphoriques, promptes à tomber dans la caricature.

Représenter le genre neutre est-il encore un gage d’anticonformisme aujourd’hui ?

Lorsque Calvin Klein lance « CK One », la marque acquiert le statut de pionnier. En 1994, commercialiser un parfum unisexe pour le grand public relève en soi d’une révolution dans l’industrie de la parfumerie. L’hybridation est le principe sur laquelle la marque a construit la communication de ses parfums unisexes. Telle qu’elle est représentée dans les publicités Calvin Klein, l’hybridation permet-elle à la marque de conserver son statut anticonformiste ?
Représenter le genre neutre s’est généralisé au point de passer du statut de tendance émergente à celui de norme (c’est-à-dire de comportement majoritaire). De fait, Calvin Klein s’est vue dépossédée d’une tendance qu’elle avait co-produite et largement participé à lancer.
Dans une interview disponible sur son site Internet, Philippe Kumara Cart, expert en parfum et fondateur de la marque « Philippe K », remarque : « Les grandes marques du luxe joue la carte de la prudence en se contentant d’investir le territoire de la mixité dans leurs collections exclusives. Elles surfent sur la tendance et cherchent à s’inscrire dans ce nouvel élan qu’a initié la parfumerie de niche. ».
Bien que cette observation soit discutable (les marques de luxe ont depuis le début du XXème siècle45 joué sur la mixité dans leurs compositions comme dans leurs communications), il est vrai que les parfums unisexes occupent un statut annexe dans les portefeuilles produits des marques de luxe ou grand public. Calvin Klein, qui a pourtant bâti sa renommée sur le côté sulfureux du parfum au genre neutre, se voit dépasser par des marques qui s’en inspirent. La marque rayonne aujourd’hui par son avant-gardisme passé. Calvin Klein semble chercher un équilibre entre son héritage sulfureux et son statut de marque grand public. Cette intuition se confirme lorsque l’on s’intéresse aux marques plus confidentielles : leur anticonformisme met d’autant plus en lumière le politiquement correct dans lequel Calvin Klein semble avoir progressivement basculé.
Pour se faire remarquer, les marques plus confidentielles n’hésitent pas à bousculer les status quo : leur statut leur permet d’aller plus loin pour se faire remarquer en bouleversant nos références et attendus car elles ne partagent pas la nécessité des marques grand public de faire consensus. En 1998, la marque Comme des Garçons imagine « Odeur 53 » et « Odeur 71 », deux fragrances qui sont des « clonages d’odeurs inorganiques provenant de la vie moderne »46 comme l’ampoule brûlante, l’aluminium soudé ou l’hélium. 19 ans plus tard, en 2017, la marque propose avec « Concrete » une expérience immersive qui prend la forme d’une plateforme digitale où l’internaute peut jouer avec un sampler musical interactif47. La parfumerie Art Meets Art48 (derrière laquelle se cache Ali Kashani) a quant à elle créé une gamme de parfums s’inspirant de chansons cultes (parmi lesquelles « Like a Virgin », « I put a spell on you » ou encore « Sexual Healing », 2017). L’abstractisation est un ressort classique pour ces marques de niche qui redéfinissent l’idée du parfum moderne et la façon dont il doit être incarné. Ces marques de niche ont repris le flambeau de la transgression, que semble avoir quelque peu délaissé Calvin Klein. Il est important de comparer Calvin Klein à ces marques afin de rendre compte de l’évolution du traitement du transgressif dans les publicités pour parfum. Si Calvin Klein a depuis les années 1990 une lecture relativement similaire de ce qui est transgressif, d’autres marques font évoluer son interprétation et influencent par conséquent son image dans les représentations mentales. En effet, Calvin Klein n’occupe plus aujourd’hui le rôle de porte-drapeau de la transgression car on l’a vu, d’autres marques sont allées sur le même territoire d’expression et ont poussé la transgression encore plus loin.
La perception que nous avons des parfums unisexes Calvin Klein a été affectée à la fois par l’ouverture du débat public sur les questions d’identité et de représentations des genres, mais aussi par la montée en puissance du discours des marques de niche qui poussent plus loin l’anti-conformisme introduit par Calvin Klein. Alors que le parfum unisexe se normalise et se démocratise, sur quels ressorts Calvin Klein joue-t-il pour continuer à faire vivre son anticonformisme originel ?

Incarner la controverse : Kate Moss

Le mannequin Kate Moss a largement participé à la construction de l’image sulfureuse de la marque. Les photographies de Mario Sorrenti utilisées dans les supports de communication de Calvin Klein ont polarisé et suscité les controverses.
Kate Moss a 17 ans lorsqu’elle incarne pour la première fois un parfum Calvin Klein. Il s’agit de « CK One » (lancé en 1994), dont la campagne publicitaire lance sa carrière. Fabien Baron (directeur artistique) et Patrick Demarchelier (photographe) travaillent tous deux pour le magazine de mode Harper’s Bazaar. Alors que Calvin Klein cherche son égérie, les deux lui suggèrent le nom de Kate Moss. La mannequin signera peu après un contrat d’exclusivité avec la marque. Depuis, les collaborations entre Calvin Klein et Kate Moss se multiplient ; on la retrouve notamment dans les campagnes pour « Obsession » (1992) et « Obsessed » (2017). L’identité visuelle de la marque est aujourd’hui intrinsèquement liée à celle de la mannequin britannique.
Dans l’ouvrage La Société de consommation59, Jean Baudrillard remarque que « le corps fait vendre ». Calvin Klein en est le parfait exemple dans la mesure où la marque a recours à la nudité à chaque occasion, ou presque. Kate Moss ne porte que rarement des vêtements, et ceux qu’elle porte ne la recouvrent jamais complètement. Son corps lui vaut le surnom de « la brindille ». On dit d’elle qu’elle est à la fois l’incarnation du « Waif Look » (une allure d’enfant abandonnée) et la précurseur du mouvement « Héroïne Chic ». Cette tendance (qui apparaît donc dans les années 1990), est caractérisée par un look qui mêle androgyne et extrême maigreur. Les mannequins qui la symbolisent ont un visage angulaire et pâle, aux cernes prononcées. Certains considèrent que cette esthétique, que Calvin Klein a poussé sur le devant de la scène grâce à la puissance médiatique de ses campagnes publicitaires (réalisées entre autres par les frères photographes Mario et Davide Sorrenti), reflète la toxicomanie américaine de l’époque. Elle s’oppose en tous cas au « power dressing » des années 1980, dont Cindy Crawford et Claudia Schiffer étaient les figures de proue.
Exposer le corps de Kate Moss est une forme de transgression en soi, car sa silhouette détonne. La mannequin est filiforme et androgyne. Elle ne mesure qu’un mètre soixante-dix, ce qui est habituellement rédhibitoire dans l’industrie du mannequinat. Elle a cette « grâce anorexique des derniers top models » qu’évoque Umberto Eco dans Histoire de la beauté60. Kate Moss ne correspond pas aux canons de beauté de l’époque. C’est d’ailleurs ce qui a poussé le créateur Calvin Klein à la choisir comme égérie : « elle était hyper sexy, tout en ayant un corps de garçon » selon ses propres mots61. Le créateur n’hésitera pas à hyper-sexualiser l’image de Kate Moss dans ses supports de communication.

Hyper-sexualisation et fluidité des genres : équation impossible ?

Le sexe, expression attendue de la transgression

Concevoir un parfum unisexe au moment où Calvin Klein le fait s’apparente à une démarche innovante en soi. Alors que l’industrie du parfum semble figée dans ses propres codes, la marque apporte une fraicheur sur le marché. La sexualisation des corps dans les publicités pour parfums est alors un lieu commun ; c’est pourquoi on aurait pu s’attendre qu’une marque aussi dissidente que Calvin Klein s’échappe de cette convention et emprunte d’autres voies créatives. Pourtant, Calvin Klein puise toujours dans ce vocabulaire de la séduction62, et, par désir de transgression, le pousse jusqu’au registre sexué. Ainsi se multiplient les postures suggestives dans ses campagnes de publicité (comme évoqué plus haut, c’est un des deux registres de prédilection de la marque pour provoquer).
Dans les campagnes de 1994 et 2011 pour « CK One » [Annexe 1, p.67], les mannequins portent seulement des soutien-gorges ou sont torses nus. De la 12ème à la 18ème seconde, les plans resserrés se succèdent dans la vidéo publicitaire pour « CK2 » [Annexe 1, p.67]. Une main griffe le dos d’un figurant, dans un univers visuel renvoyant sans trop d’ambiguïté à un contexte de relation sexuelle. Bien que la publicité pour « CK Be » [Annexe 1, p.67] semble, de prime abord, moins « De Originali peccato », décrit la scène entre le serpent et Ève devant l’arbre du bien et du mal. […] L’esprit de l’arbre, incarné par le parfum et décrit comme un poison, réussit à séduire Ève. » – extrait de FEYDEAU (DE), Elisabeth. Les parfums : histoire, anthologie, dictionnaire, Paris : Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2011, p.3 jouer sur l’évocation de la relation sexuelle que les autres publicités évoquées ci-dessus (Est-ce parce que Kate Moss y figure à la fois seule et habillée ?), une analyse sémantique de son script nous montre le contraire .
Le champ lexical associé au rapport sexuel est omniprésent dans la campagne publicitaire pour « CK Be », notamment à travers l’emploi des termes « passion », « screaming », « love »,
« hot ». Le mot « sex » est lui-même prononcé par l’égérie Kate Moss au milieu du scripte. Il représente ce que les anglo-saxons appellent le climax, c’est-à-dire le moment d’apogée du texte, après lequel la mannequin s’interrompt quelques secondes, appuyant d’autant plus l’effet dramatique.
Calvin Klein n’est pas la seule marque à vendre un parfum unisexe tout en recourant à la sexualité dans ses productions sémiotiques. Le créateur Tom Ford photographie lui-même la campagne pour la gamme de produits unisexes « Neroli Portofino » (incluant un parfum et d’autres produits d’hygiène) en 201163. On découvre sur les visuels les mannequins Mariana Braga and Max Motta, nus, se renversant du parfum l’un sur l’autre. Le no gender défend pourtant la libération des genres d’une représentation normée et stéréotypée. Ce mouvement questionne ce qui est culturellement construit pour s’en échapper et proposer d’autres modèles. L’ambiguïté de Calvin Klein réside dans le fait qu’alors que la marque lance des parfums unisexes, donc s’inscrivant dans une remise en question des rôles sociaux des genres, elle n’abandonne pas pour autant l’hyper-sexualisation des corps.
On pourrait se demander si toutefois, cette sexualisation est égale, c’est-à-dire, est-ce qu’elle ré-affirme les positions de dominant/dominé traditionnellement partagées entre l’homme et la femme ? Ou Calvin Klein fait-il en réalité preuve de modernité en proposant certes un imaginaire sexué mais où chacun se libère des carcans culturels de chaque genre ? Il semble qu’en réalité, la représentation des genres par Calvin Klein repose sur un principe d’égalité : la libération sexuelle des deux sexes les place sur un pied d’égalité.

Parfums unisexes, parfums genrés : un double discours

Lorsque l’on observe l’ensemble des parfums de Calvin Klein [Annexe 1, p.67], il est frappant de constater que cohabitent deux formes de représentation des genres, dans ce qui peut s’apparenter à un double discours antilogique.
Le premier discours (dont l’expression est à la fois visuelle et sémantique) repose sur l’association entre un genre et un rôle social spécifique, pré-déterminé – et donc culturellement construit. Cette « forme de discrimination puissante et discrète »64 s’observe notamment dans les campagnes publicitaires de « Secret Obsession » (2008), « Euphoria » (2005) et « Eternity Moment » (2004). Pour « Secret Obsession », Eva Mendes apparaît dans un cliché en noir et blanc. Elle y est entièrement nue, allongée sur des draps. Cette pose rappelle la notion de « Ritualization of Subordination »65 développée par Erving Goffman66 : le sociologue considère qu’être allongé sur un lit est l’expression conventionnelle et ritualisée d’une mise à disposition sexuelle. En ce sens, la campagne pour « Secret Obsession » reflète une vision stéréotypée du genre féminin.
Si Natalia Vodianova n’apparaît pas nue dans la publicité pour « Euphoria », sa posture est pourtant elle aussi stéréotypée. L’homme qu’elle enlace est au-dessus d’elle, dans une position de domination. La mannequin russe ferme les yeux, se touche le corps ; c’est ce qu’Erving Goffman appelle la « Feminine Touch » : « Self-touching […] convey[s] a sense of one’s body being a delicate and preciours thing67. »
En ce qui concerne la publicité pour « Eternity Moment », on peut y observer Scarlett Johansson se faire elle aussi enlacer par l’homme avec qui elle partage l’affiche. Celui-ci est donc dans une posture protectrice. De plus, ce visuel est la parfaite illustration de ce que l’auteur de Gender Advertisements appelle la « Relative Size »68 (« In social interaction between the sexes, biological dimorphism underlies the probability that the male’s usual superiority of status over the female will be expressible in his greater girth and height. »69) dans la mesure où le mannequin masculin apparaît sensiblement plus grand que Scarlett Johansson. Dans ces publicités qui promeuvent des parfums genrés, la femme semble figée dans une représentation de genre caricaturale qu’étudiait déjà Erving Goffman en 1979.
Ce discours contraste avec force avec un deuxième, qui ne va pas jusqu’à inverser complètement les rôles genrés, mais se soustrait à leur emprise. Les campagnes pour « CK2 » (2016) et « CK One » (2011) s’inscrivent dans cette veine.
La vidéo « #the2ofus »70 produite pour le lancement de « CK2 » s’ouvre ainsi sur un couple mixte escaladant un mur ; la jeune fille passe l’obstacle en premier puis tend la main pour aider celui qui l’accompagne. La femme n’est pas celle qu’il faut secourir.
Lara Stone, dans une vidéo pour « CK One », adopte les mêmes gestes et postures que ces homologues masculins. La nudité met chaque genre sur un pied d’égalité. Les femmes participent autant que les hommes à la cohue collective – on les voit se pousser et tomber par terre. Elles n’ont plus rien de la féminité qui est synonyme de fragilité.

Les parfums « CK », marque fille de Clavin Klein ?

Lorsque l’on observe l’ensemble de la collection de parfums de Calvin Klein, la marque semble hésiter entre segmentation marketing binaire, androgénisation et no gender. Il convient de rappeler ici que la segmentation binaire est apparue car elle répond avant tout à une ambition économique : « Plus on segmente le marché, plus on en accroît le chiffre d’affaires. » souligne Philippe Kumara Cart71. Cette segmentation est pour lui aussi artificielle que les normes de genre.
La marque Calvin Klein n’abandonne pas totalement le processus traditionnel de sexualisation dans ses productions sémiotiques ; mais elle le réserve, en revanche, à sa collection de parfums genrés. Cette collection associe volontiers l’expérience produit à une expérience sensuelle, érotique, voire sexuelle.
Les parfums « CK » (« CK One », « CK be », « CK2 », « CK all ») fonctionnent comme une licence à part entière au sein de la collection de parfums de Calvin Klein. Ces fragrances se différencient des autres produits qui composent l’éventail de la marque Calvin Klein, car ils charrient avec eux un héritage et ont déjà une empreinte dans l’imaginaire collectif. Les équipes marketing de Calvin Klein réfléchissent à la cohérence des discours de la marque de ses parfums, afin de ne pas trahir cette transmission.
Ainsi, la marque a développé un imaginaire et des codes propres aux fragrances « CK » : l’inclusion, la jeunesse, la diversité, la transgression, la communion d’identités plurielles qui forment une communauté. Ces parfums pourraient par conséquent s’apparenter à une forme de marque fille pour Calvin Klein. Il faut sûrement nuancer cette observation car certains traits propres aux parfums « CK » ressurgissent désormais sur les nouveaux lancements de la marque. « Calvin Klein Women » (2018) est ainsi dépeinte comme « a group of individuals, each with their own distinct voice, their own unique self », dans une esprit très similaire à celui de « CK One » et « CK all ». Autre exemple : la transgression est un territoire d’expression que se partagent (pratiquement) l’ensemble des parfums de la marque.

Les logiques marchandes comme frein à la transgression totale

Arbitrer entre la dimension transgressive de la marque et sa volonté d’être grand public

On retrouve dans le développement produit et la stratégie marketing de Calvin Klein une ambivalence qui s’explique sans doute par la volonté d’être non conventionnel sans toutefois se priver de sa cible « grand public ». En d’autres termes, la problématique de Calvin Klein réside aujourd’hui dans le fait que, puisqu’elle s’adresse au grand public, elle ne peut pas se permettre de choquer une partie de ses consommateurs en chahutant trop les consciences.
Pour être attractive, la marque choisit de surprendre et provoquer : elle investit donc la thématique du no gender dès 1994. Sa posture en rupture, alimentée par des transgressions répétées, lui permet d’atteindre deux cibles : les innovateurs et les adopteurs précoces (selon la segmentation proposée par le sociologue et statisticien Everett Rogers72). Melisa Goldie considère que la difficulté pour Calvin Klein est dorénavant de franchir le gouffre qui la sépare des autres catégories de consommateurs : les majorités précoces et tardives.
Pour séduire le grand public (c’est-à-dire les majorités précoces et tardives), Calvin Klein reste politiquement correct à certains égards. L’odeur de « CK One » est assez conventionnelle par exemple : la fragrance « réconcili[e] les métissages et les identités sexuelles autour de la plus consensuelle des odeurs : celle d’un t-shirt propre » (Denyse Beaulieu73). Dans le dossier de presse accompagnant le lancement de « CK One », Calvin Klein parle en ces termes des personnes à qui s’adresse la fragrance : « Si tu sais qui tu es, si tu oses, si tu n’acceptes pas qu’on te résiste, si tu vis ta vie comme tu le veux, si tu préfères l’amour à la routine, si tu aimes partager, si tu refuses d’être ce que tu n’es pas, si tu penses que le conformisme est assommant, si tu es un homme ou une femme : CK One ».
La transgression est relativement timide et finalement plutôt consensuelle dans ce discours. Quel adolescent ou jeune adulte ne se retrouverait pas dans cette description ? La cible de la marque reste jeune (15-35 ans), c’est pourquoi Calvin Klein doit être suffisamment rebelle pour répondre à leur attirance pour l’anti-conformisme, sans toutefois risquer de les choquer (au risque de les perdre comme consommateurs). La transgression mise en scène reste donc sous-contrôle. Calvin Klein ponctue ses communications d’inclusions qui orchestrent la controverse publique. Cependant, si l’on considère seulement les campagnes publicitaires des fragrances unisexes de Calvin Klein (« CK One », « CK Be », « CK2, « CK All »), leur caractère transgressif tend à s’évaporer progressivement. Comparons par exemple la campagne « CK One » de 1994 [Annexe 1, p.67] avec celle réalisée en 201874 : le motif de la transgression n’est plus traité que par la mise en scène de relations homosexuelles et de mannequins androgynes. Or, ces deux motifs rentrent progressivement dans les normes de notre société occidentale, ce qui atténue, par lien de cause à effet, l’aspect transgressif traditionnellement associé à Calvin Klein.

Différents canaux de diffusion pour différents niveaux de mise en visibilité

Lancement produit après lancement produit, Calvin Klein continue à proclamer son esprit libertaire. Le dernier exemple en date est celui du parfum « CK One »75 sorti en août 2018. La marque le décrit : « a blurring of gender boundaries, a fluid sexuality, a freedom from convention and the status quo, a breaking of rules »76. Il faut noter que cet esprit libertaire est cependant mesuré. Il n’est pas traité avec autant d’intensité dans l’ensemble des productions sémiotiques.
En 2016, Calvin Klein lance par exemple une série de vidéos intitulée « HOW2 » pour célébrer le lancement de « CK2 »77. Ce triptyque (composé de « How 2 take turns », « How 2 meet IRL » et « How 2 reconnect ») symbolise bien l’héritage transgressif de la marque. Dans la première vidéo, un couple s’adonne à des pratiques relevant du BDSM. La femme occupe la position de dominant, tandis que l’homme qui porte des talons est en laisse. La deuxième vidéo met en scène un duo féminin au style grunge (veste en cuir, maquillage noir, cheveux sales). Un couple homosexuel s’éloigne des nouvelles technologies pour mieux se retrouver (troisième vidéo). L’homosexualité est évoquée de façon transparente, beaucoup plus explicite que la publicité télévisée.
Calvin Klein réserve pourtant la diffusion de ces contenus à des plateformes de partage de vidéos digitales (YouTube et Vimeo) à l’audience plus restreinte. Seule « How 2 take turns » a bénéficié d’une couverture médiatique conséquente (409 951 vues le 6 septembre 2018). « How 2 meet IRL » (6 068 vues) et « How 2 reconnect » (2 259 vues) sont passés beaucoup plus inaperçus. De plus, les visuels utilisés dans le cadre de la publicité télévisée sont beaucoup plus lisses, politiquement corrects (cf ci-dessous).
Le paradoxe de la marque Calvin Klein semble résider dans le fait que la transgression, trait caractéristique qui hier l’a érigé au rang de marque à succès, est ce qui la contraint aujourd’hui. Calvin Klein limite son propre recours à la transgression et utilise toujours les mêmes ressorts pour l’exprimer – comme si ce qui était considéré comme transgressif en 1994 restait inchangé en 2018.
77 Source : Calvin Klein fait évoluer la façon dont elle provoque les consciences. La marque a intégré que son statut de parfum grand public la contraint d’une façon : pour contourner cette problématique, elle choisit ses canaux de communication en conséquence.

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Table des matières

I. Calvin Klein et le « no gender » : une évacuation de la question du genre 
A. Incarner les nouveaux paradigmes du genre : les égéries des parfums unisexes
1. L’industrie cosmétique et le principe d’idéalisation
2. Disparition du stéréotype de la « déesse » , avènement de la « Girl Next Door »
3. L’émergence du groupe comme figure d’incarnation des parfums
B. Une esthétique minimaliste au service de la ré-appropriation client
1. L’influence normative de la segmentation binaire sur le flaconnage des parfums.
2. Uniformiser le flaconnage pour déconstruire les oppositions de genre
3. Le minimalisme : un parti-pris doublement stratégique
C. La mise en scène de la rencontre comme métaphore de l’hybridation des parfums unisexes
1. La rencontre, topos des publicités pour les parfums unisexes
2. La symbiose du masculin et du féminin, ou comment l’industrie de la parfumerie fabrique les codes d’un nouveau genre
3. Représenter le genre neutre est-il encore un gage d’anticonformisme aujourd’hui ?
II. Le genre, prétexte à la mise en récits et en images de la transgression
A. La transgression : un ressort d’ostentation exploité depuis les débuts de Calvin Klein
1. Jouer avec les codes de l’industrie du parfum
2. Choquer l’Amérique puritaine
3. Incarner la controverse : Kate Moss
B. Hyper-sexualisation et fluidité des genres : équation impossible ?
1. Le sexe, expression attendue de la transgression
2. Parfums unisexes, parfums genrés : un double discours
3. Les parfums « CK », marque fille de Clavin Klein ?
C. Les logiques marchandes comme frein à la transgression totale
1. Arbitrer entre la dimension transgressive de la marque et sa volonté d’être grand public

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