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Perspective anthropoanalytique
La perspective anthropoanalytique s’est attelée à mettre en évidence, tout ce qui peut contribuer à comprendre l’altération et la perte de l’espace, du temps et du corps vécus chez l’émigrant. Pour l’anthropo-analyse, le temps et l’espace constituent les éléments structurants de l’existence.
Celui qui émigre, surtout quelqu’un qui s’urbanise, va à la rencontre de profonds changements des coordonnées spatio-temporelles. La ville moderne, post-industrielle, et plus encore la « mégalopole dévore temps et espace » [28].
Dans cette ville où règne solitude, promiscuité et inhospitalité, l’émigrant ne jouit que d’une manière sélective et forcée, s’accrochant à des espaces étroits, appauvris et souvent dégradants. L’émigrant devient donc, outre un « malade » de l’espace, un « malade » du temps, au sens Minkowskien [44].
De ce point de vue, l’expérience de l’émigration, à l’extrême, est d’une certaine façon, comparable à celle de l’exil et Solanes [57] pense qu’elle pourrait être située à l’intersection de l’individuel et du social, du normal et du pathologique, représentant une situation limite
En arrivant au pays hôte, le migrant attend la réussite rapide lui permettant un retour « triomphal » chez lui. Les conditions matérielles lui imposent en général, une frustration précoce et le futur devient incertain ou inquiétant. Pour favoriser son intégration, il devra renoncer à certaines attitudes gratifiantes liées à sa culture et assumer des comportements différents mieux adaptés à la situation. Les difficultés d’intégration paralysent l’activité du migrant, annihilant par la même occasion ses espoirs de réussite. A ce propos, Torre [62] affirme que le futur et le projet s’annulent chez l’émigrant, alors que le présent, subi passivement, le « confine » dans une dimension temporelle sans ouverture, qui l’enferme dans l’angoisse et dans l’irréalité.
Ces types de réactions sont particulièrement fréquents parmi les réfugiés politiques [23]
La temporalité semble dominée par la lourdeur du passé, la stagnation du présent et l’obstruction du futur [55].
La lourdeur du passé est à l’origine d’une situation de nostalgie. En effet, migrer c’est laisser derrière soi de la famille, des amis, un métier, un statut social, la terre des ancêtres vivants et morts. Cela induit donc des renoncements, et parfois des deuils inacceptables, impossibles à effectuer à la limite. Ce travail de deuil qui passe par des phases classiquement attribuées à ce processus, a notamment été décrit par Grinberg et coll.
[30] : les sentiments initiaux de douleur intense pour ce qui a été perdu, accompagnés de désorganisations anxieuses dans un sentiment de détresse, de solitude, d’abandon, laissent progressivement la place à des affects dépressifs (et éventuellement à des défenses maniaques se traduisant par une minimisation ou une dénégation du changement survenu). Et la conception psychanalytique classique définit la nostalgie comme le désir inconscient du retour à la condition intra-utérine [27], au sein maternel [60].
La stagnation du présent et l’obstruction du futur engendrent des attitudes négatives et passives que l’on rencontre parfois chez le migrant.
Selon Serrano [56] des mécanismes de compensation qui contribuent à la préservation de l’identité sont mis en branle pour éviter la perte d’objets d’amour anciens. Ils se traduisent dés lors soit par une idéalisation du passé, soit par le refus d’accepter la réalité actuelle (suite d’actes manqués administratifs par exemple), soit enfin par le rejet massif de la société d’accueil.
Le cadre spatial peut apparaître profondément perturbé. Se déplacer dans l’espace géographique, détermine la modification du territoire où le sujet agit. Les migrants, provenant souvent d’un milieu rural, sont confrontés à un processus d’urbanisation. Ils s’installent dans les anciens quartiers des villes caractérisés par le manque absolu de conditions d’hygiène et de bien-être.
L’émigrant expérimente une spatialité de contrainte. Il peut subir une contrainte spatiale et finir par vivre un vrai espace « invertébré » dont la portée se caractérise par un resserrement de la distance « vécue » et de la « sphère d’aisance » confinant au nocturne désocialisé de certains univers délirants [13].
D’une part, il ressort de ce qui précède que la condition de migrant est dans un certain sens comparable à celle de l’aliéné mental délirant coupé de la réalité par son délire ; une réalité réorganisée et déformée en fonction de ses propres perceptions. D’autre part, le pays d’accueil organise l’espace du migrant en fonction d’une dimension sociopolitique hiérarchisée, dans laquelle le migrant sans aucune qualification par exemple, va grossir la masse d’ouvriers non qualifiés ou le secteur de la main d’œuvre de réserve.
Le migrant essaie de recréer les liens de nationalité, de religion et de famille, bref de reconstruire les liens référentiels originaires. « Cette retribalisation », tentative de préserver l’identité personnelle et nationale, permet de maintenir la distance d’interaction avec d’autres groupes [25]. Cependant, ce retranchement communautaire et familial n’est pas toujours possible. La confrontation quotidienne avec des groupes différents au travail et à l’école, engendre l’érosion des systèmes culturels, surtout parmi les membres de la deuxième génération.
L’émigration pèse aussi sur la dimension du corps-vécu [53].
L’expérience de beaucoup d’émigrants qui expriment une souffrance psychique à valence hypocondriaque et dépressive est cliniquement répandue. Dans l’espace du corps, l’immigré se retranche pour métaboliser sa frustration. Ceci explique l’incidence élevée d’affections psychosomatiques comme manifestations précoces du syndrome de transplantation [1,14]. Ces manifestations expriment la souffrance du sujet [5], son agressivité contre le milieu, vraies défenses contre une décompensation plus profonde.
Il faut également dire que l’expression de certaines souffrances psychiques est beaucoup plus tangible et manifeste par le biais du corps. Le migrant, en verbalisant des maux inhérents à son mal-être et à ses problèmes d’intégration ne risquerait-il pas de se heurter à de l’incompréhension ? Or son appel à l’aide doit impérativement trouver un écho favorable pour juguler sa détresse psychologique. Serrano [56] avance d’ailleurs que le fait d’être considéré comme une « marchandise » dans le circuit de production détermine la relation que le migrant entretient avec son corps : moyen d’expression, moyen de reconnaissance, instrument de réalisation des désirs.
POTENTIALITES TRAUMATIQUES DE LA MIGRATION
Le terme « trauma » provient du grec, et désigne une blessure avec effraction. L’appareil psychique se voit débordé par l’intensité des stimuli que déclenche le trauma.
Toutefois en tant qu’expérience, la migration pourrait entrer dans la catégorie de ce que l’on a aussi appelé traumatisme « accumulatif » avec des réactions qui ne passent pas pour être toujours bruyantes et apparentes, mais qui ont des effets profonds et durables. Les facteurs sociaux défavorables du pays d’accueil sont des facteurs aggravants. De plus lorsqu’il survient, ce traumatisme n’entraîne pas forcément des effets pathogènes. Il est parfois, comme tout traumatisme, structurant et porteur d’une nouvelle dynamique pour l’individu et souvent porteur de germes de métamorphose et source d’une nouvelle créativité [3].
Cependant, le traumatisme induit habituellement l’idée de désordre ou de trouble. Il est alors peut être plus indiqué de parler de la migration en termes de réorganisation. La migration représenterait alors une des contingences de la vie exposant l’individu qui l’expérimente, à passer par des états de désorganisation qui exigent une réorganisation ultérieure qui ne réussit pas toujours [3].
Nathan [49] pense que le traumatisme de la migration reste tout simplement inhérent à la perte du cadre culturel interne à partir duquel était décodée la réalité externe.
Le «conflit» de culture dans la première phase du contact avec les sociétés d’accueil est un important facteur de santé psychosociale et mentale. Les migrants sont alors porteurs d’au moins deux cultures qui envahissent et structurent tous les aspects de la vie sociale. L’équilibre entre ces cultures, celle de leur pays d’origine, et celle du pays hôte, peut s’établir de façon différente dans divers champs sociaux [49].
La culture selon Laplantine [38] est l’ensemble des comportements, savoirs et savoir-faire caractéristiques d’un groupe humain ou d’une société donnée, ces activités étant acquises par un apprentissage, et transmises à l’ensemble de ses membres.
Le passage d’un monde à l’autre par la migration est avant tout un défi pour le migrant, il doit faire l’expérience du non-sens, il doit pouvoir au minimum traverser ce non-sens et survivre [51]. Chacun négociera différemment l’expérience du non-sens et parviendra ou non à s’en dégager selon son histoire propre et selon le chemin déjà accompli.
Etre soi-même dans l’exil n’est pas chose aisée, il s’agit de maintenir une certaine cohérence entre ce que le sujet a pu être chez lui, dans une autre langue, et ce qu’il doit être ici dans l’exigence d’un projet migratoire, et les exigences d’une société d’accueil.
Les phases naturelles de rencontre entre des cultures portées par des individus comportent de l’interpénétration, les cultures agissent et réagissent. Dans cette capacité d’interpénétration, il y a possible renoncement à des données de la culture d’origine dans une négociation créative qui permet au sujet migrant de se faire une place qui lui laisse sa cohérence individuelle entre les mondes du dedans et du dehors [51].
C’est bien évident que la négociation s’impose pour le sujet, pour les familles, pour les groupes. Il s’agit dans cette rencontre d’une culture d’accueil différente de sa culture d’origine de se laisser modifier. Le sujet est le lieu de cette rencontre. Pour se bâtir en exil dans la continuité de ce que le sujet a été jusqu’à la migration, il faut des conditions extérieures et intérieures. Ces conditions extérieures et intérieures sont liées à la personnalité, à l’état psychologique, à la force de conviction des sujets pris par l’enjeu migratoire. Par conséquent, le sujet s’engagera ou non dans les processus complexes de ré-élaboration de la culture en fonction de ce qu’il est, de son histoire, de son appui possible sur d’autres et sur ses propres ressources [51].
Dans la migration, la culture en effet se « reconstruit » puis qu’elle n’est pas un état mais un processus dynamique.
RUPTURE MIGRATOIRE
L’émigration, comme tout changement important de la position sociale du sujet, met inéluctablement en cause les sentiments sociaux d’appartenance, et partant le sentiment d’identité. Il convient en effet de souligner l’importance du rôle de la mobilité verticale dans la hiérarchie sociale, car il y a un profond ébranlement du sentiment de sa propre valeur (statut social dévalorisé, conditions d’existence précaires).
Chez les migrants, la fragilisation quasi automatique de l’identité est souvent aggravée par : la faiblesse des repères dans le pays d’accueil, les difficultés objectives d’insertion, les réactions de rejet.
Contrairement à ce qu’on pourrait imaginer, ce ne sont pas seulement les sentiments sociaux d’appartenance qui sont mis en cause par l’émigration. Les autres grandes composantes de l’identité personnelle subissent très souvent le contrecoup du changement de l’environnement social du sujet.
L’identité familiale est déstabilisée par :
la rupture totale ou partielle des liens familiaux de l’émigré ;
la pression des modèles familiaux du pays d’accueil sur les différents membres de la famille de l’immigré ;
le nouveau statut des enfants, en particulier lorsqu’ils sont nés dans le pays d’accueil : protection rapprochée de la loi en faveur des enfants qui en Belgique par exemple, disposent d’un numéro vert. Le décalage existant entre le système éducatif traditionnel africain et le dispositif législatif ou scolaire en vigueur dans la société française contribue à accentuer les difficultés créées par le passage de la notion de « cadet », soumis à l’autorité des anciens, au concept occidental d’ « enfant », issu d’une société moderne, plus soucieuse d’instruire ce dernier et de protéger ses droits.
L’identité sexuelle elle-même est remise en cause par la migration, parfois en profondeur. Le statut de la femme est généralement différent entre le pays d’origine et le pays d’accueil, à commencer par son statut légal. Au Sénégal par exemple, l’autorité parentale ne peut être exercée que par le père. Par ailleurs, l’épouse ne peut nullement prendre en charge les soins de santé de son conjoint et de ses enfants par des imputations budgétaires. Ce changement important et brutal du statut de la femme dans le pays d’accueil est souvent lourd de conséquences sur les relations conjugales des immigrés, et par contrecoup sur l’image que les hommes se font d’eux-mêmes, de leur « virilité ».
Dans ces conditions, la migration met fortement en cause la continuité du sentiment identitaire, et rend difficiles les réaménagements identitaires nécessaires pour que le sujet s’adapte à sa nouvelle situation objective sans déchirements intérieurs majeurs.
Sauf dans les cas de déportation, comme cela a été le cas pour les esclaves, l’émigration est toujours, au moins pour une part, un acte volontaire. Dès lors que l’on n’est pas déporté, on a toujours au moins le choix entre partir et ne pas partir, quelque soit la situation dans laquelle on se trouve, quitte à en subir les conséquences. Il est clair que la situation, politique ou économique en particulier, pèse lourdement sur les choix migratoires. Il n’en reste pas moins que l’émigrant, au bout du compte, choisit de partir, donc choisit la rupture que représente inévitablement l’émigration.
Les difficultés induites ultérieurement par ce choix initial se traduisent fréquemment par un déni de la rupture migratoire, par lequel le migrant évite d’assumer la responsabilité de ce choix et de ses conséquences. Ce déni, au sens psychanalytique du terme, se traduit par : l’idéalisation rétrospective du pays d’origine.
Cette propension au déni, on le sait en psychopathologie, est psychiquement ravageuse. Elle interdit les réaménagements identitaires qui seraient nécessaires à une adaptation viable de l’immigré aux réalités de sa nouvelle inscription sociale.
Le déni parental (méconnaissance de la souffrance des enfants par leurs parents) est encore plus lourd de conséquences pour les enfants, voire pour les générations suivantes. En effet, les parents ont une identité de base qui a été élaborée dans les conditions ordinaires de leur enfance et de leur jeunesse dans le pays d’origine. Cette identité de base est généralement suffisamment solide pour préserver les immigrés de première génération d’effondrements personnels graves. La grande majorité d’entre eux, d’ailleurs, surmontent admirablement les difficultés objectives et subjectives de l’immigration. La situation de leurs enfants est différente. Tiraillés entre deux mondes, ils doivent, eux, construire de part en part leur identité dans le pays d’accueil. Le déni parental de la rupture migratoire leur rend souvent très difficile cette construction identitaire. Ce déni entraîne un dysfonctionnement éducatif souvent massif : les enfants sont élevés « dans l’esprit » d’un pays dans lequel ils ne vivront peut-être pas.
On observe chez certains immigrés, beaucoup plus rarement que ces dénis de la rupture migratoire, une réaction inverse caractérisée par une volonté radicale d’assimilation au pays d’accueil. Cette réaction est en général plus « fonctionnelle » à première vue. Elle facilite l’insertion « objective » des parents comme des enfants, pour des raisons assez évidentes. Elle favorise en particulier l’appropriation de la langue du pays d’accueil, si déterminante pour l’insertion personnelle et professionnelle.
Sur le plan identitaire, cette réaction conduit à coller à l’identité des gens du pays d’accueil ou du moins à ce qui en est perçu (vêtements, façons de vivre, prénoms des enfants), et à ce qui est perçu comme « bien ». Les aléas des repérages des immigrés dans les codes sociaux du pays d’accueil créent parfois des comportements « conformistes » étrangement « décalés », au carrefour du ridicule et du tragique.
Il convient toutefois de relever que l’émigration n’équivaut toujours pas à une rupture. Souvent vécue dans une grande ambivalence où peur et espoir se côtoient, la migration doit être appréhendée davantage en termes de réorganisation qu’en termes de rupture.
Les contradictions entre les différents résultats épidémiologiques telles que soulignées dans l’introduction, portant sur la santé mentale des immigrants permettent de penser que l’immigration n’est pas toujours une expérience aliénante mais structurante. Elle peut, selon Bibeau et coll. (8) se traduire pour la personne et pour sa famille aussi bien par une amélioration du bien être que par une détresse psychologique accrue, dépendant des circonstances dans lesquelles elle se déroule et des attentes auxquelles elle répond.
Analyse et commentaires des observations
Ce chapitre va s’articuler autour du développement de certains points relevés dans les observations et qui nous paraissent essentiels dans la survenue des troubles.
La pauvreté de certaines observations résulte parfois du fait que le rapatriement du migrant malade s’est effectué assez souvent sans aucun papier de liaison médical. Deux de nos patients (Dossiers 1et 6) prétendent cependant avoir entendu leurs médecins traitants évoquer leurs états cliniques en termes de « choc culturel ». Ce diagnostic a semble t-il justifié le transfert du malade vers son pays d’origine avec une symptomatologie parfois totalement abrasée par l’administration massive de neuroleptiques.
Les dossiers 1 et 6 sont d’ailleurs assez illustratifs. Il arrive aussi que lors de leur rapatriement, ces malades ne soient pas accompagnés par leurs compatriotes aux prises souvent avec des difficultés socio-économiques ou administratives (manque de permis de séjour). La restriction de leurs déplacements (les compatriotes) limite leurs efforts aux règlements des formalités d’usage du voyage.
La promptitude à migrer de nouveau dés le début de la rémission clinique semble témoigner chez certains patients, de la peur de l’échec du projet migratoire. Ces patients semblent dévorés par la soif de faire fortune (Dossiers 1, 2, 6, 7, 8, 9, 10, 11).
La particularité du dossier 5 réside dans la problématique de l’appartenance culturelle. Confronté depuis l’âge de 12 ans à l’immigration par le biais des siens, ce patient est écartelé entre deux cultures et deux civilisations. La mutation profonde qui lui a été imposée de l’extérieur, a dû provoquer chez lui toutes sortes de conflits, de refus, de blocages, mais aussi une réflexion sur ses origines, son passé, son devenir, sa famille, sur son être tout entier. Ayant vécu en France durant pratiquement toutes ces dernières années, il ne peut qu’y retourner après y avoir mis en place tous ses véritables repères socioculturels. Cette société d’accueil a participé dans un certain sens au façonnement de sa personnalité ou tout au moins y a apporté d’importantes retouches.
Par ignorance ou inconscience, des familles ont fait subir à leur progéniture l’expérience migratoire (dossiers 13 et 14). Ces enfants n’avaient pas suffisamment de ressources en eux pour faire face à l’émigration qui requiert des efforts personnels d’adaptation auxquels ne les ont préparés ni leur éducation, ni leur personnalité.
Ces personnes mal adaptées sont issues de familles aisées, disloquées par une longue pratique migratoire. Ils se retrouvent d’un jour à l’autre, livrés à eux mêmes dans des environnements totalement étrangers, peu structurants qui ne leur offrent pas l’étayage nécessaire à un équilibre psychoaffectif.
La demande d’un certificat médical de suivi par certains patients pour la poursuite de la cure a peut-être valeur de recherche de garantie contre tout risque de sombrer à nouveau dans la maladie. Ce souci de continuer la prise en charge thérapeutique dans le pays d’accueil, dévoile la préoccupation de ces patients quant à leur santé mentale. Pour les cas 1 et 6 par contre, derrière la réticence évidente à évoquer la question des troubles, se profile un déni net de la morbidité.
L’absence d’évocation d’un éventuel retour définitif vers le pays d’accueil chez certains de nos patients, signe l’échec complet de leur projet migratoire. Celui ci n’est plus porteur des espoirs initiaux qui ont concouru à son élaboration. Il s’agit de patients dont le dénominateur commun, est la déception tant professionnelle (Dossiers 2, et 4) que sentimentale (Dossiers 3 et 7). L’unique possibilité de survie réside dans le fait de retourner définitivement dans le pays d’origine auprès des siens.
La perturbation de l’identité culturelle
Des évènements qui impliquent des changements importants dans la vie d’un individu, comme la migration, peuvent se transformer en des facteurs qui menacent le sentiment d’identité.
Après treize années passées en Italie, Dame est parvenu sans difficultés majeures à s’insérer dans le tissu social.
Le franchissement de la barrière linguistique et l’adoption du style de vie des autochtones y ont largement contribué. Il lui est presque impossible de s’exprimer sans faire usage de la langue italienne. Et pourtant l’effort consenti pour l’éviter est assez perceptible. Cet état de fait témoigne d’une part de son assimilation de la langue autochtone, d’autre part du rejet inconscient de la culture du pays hôte. Sa parfaite intégration de la société d’accueil semble en effet l’avoir éloigné de ses propres repères socio-culturels.
Daumazon et coll., [15] ont constaté que les troubles psychopathologiques surviennent après une période de latence, quand le processus d’insertion dans son nouvel entourage devient plus actif. Grinberg et coll., [31] ont parlé de « castration psychique » du fait que pour s’intégrer à l’environnement qui l’accueille, l’immigrant doit se détacher ne serait-ce partiellement, des symboles très précieux qui caractérisent son groupe d’origine, comme sa culture et sa langue. Or le désinvestissement des valeurs traditionnelles crée un vide, un manque de références culturelles qui ne viennent pas combler une adhésion réelle aux valeurs du pays d’accueil [63].
D’ailleurs, son adhésion à de multiples associations de ressortissants sénégalais représente peut être un moyen de redonner vie à son patrimoine culturel, de retrouver le mythe familial et ses rituels.
Grinberg et coll., [31] pensent que l’immigrant, dans sa lutte pour son auto-préservation, a besoin de s’occuper de divers éléments de son environnement d’origine (les objets familiers, la musique de son pays, les souvenirs et les rêves dont le contenu fait ressortir des aspects du pays d’origine, etc…) pour maintenir l’expérience de « se sentir soi-même ».
C’est ainsi que l’insécurité perçue par Yoro autour de lui, lui ôte toute confiance en ses proches et le pousse inexorablement à renouer avec son pays d’origine, symbole de protection et de sécurité. Ses rêves d’ailleurs en sont une parfaite illustration. Leurs contenus démontrent de façon assez nette son désir de s’approprier davantage des choses issues de sa propre culture, à même d’enrayer sa détresse psychologique. « Serigne Touba et les khassaides » représentent des entités culturelles et religieuses spécifiques à son pays d’origine.
L’identité de l’immigrant, dés lors soumise à rude épreuve, est écartelée entre les valeurs du pays hôte et celles du pays d’origine. La migration est alors vécue dans une grande ambivalence où peur et espoir se côtoient.
Dame a tenté d’opérer un retour aux sources en mettant en place un processus de rejet et de dénégation de la société d’accueil qu’il accuse de l’avoir utiliser à des fins mercantiles. Cette antipathie pour tout ce qui est étranger à sa culture se reflète même à travers sa prise en charge thérapeutique lors de laquelle la médecine moderne, apanage de l’occident est reniée. Son identité parait avoir été progressivement absorbée par la culture de la société hôte.
Il donne l’impression de quelqu’un qui se culpabilise d’avoir délaissé sa culture et ses origines et qui tente de se racheter. La situation semble équivaloir à une perte d’objet ayant engendré un vécu dépressif.
Grinberg et coll. [31] soutiennent par ailleurs que la migration peut faire revivre la situation triangulaire oedipienne par rapport aux deux pays, comme s’ils représentaient symboliquement les deux parents face auxquels resurgissent l’ambivalence et les conflits de loyauté. Ils ajoutent que parfois, elle est vécue comme s’il s’agissait de parents divorcés avec des fantasmes d’avoir établi une alliance avec l’un d’eux contre l’autre.
Les propos délirants de Aziz mettent à nu ses tiraillements entre la culture africaine et celle occidentale dont il revendique son appartenance sur un mode ambivalent, c’est à dire sans pouvoir se départir de son manteau d’africain. La collision brutale de ces deux systèmes de référence ne pouvait trouver son issue que dans la confusion psychotique : le délire met ainsi à nu l’intrication dramatique et douloureuse de modèles totalement étrangers l’un à l’autre, tout à la fois bons et tout à la fois mauvais. Ceci dénote évidemment d’un bouleversement de ses repères socio-culturels. Fortement imprégné de sa culture d’origine où prévaut une vie communautaire, il s’est en fin de compte retrouvé pendant plusieurs années sous le joug de l’individualisme occidentale.
Mamadou est tellement submerger par cette quête inlassable du gain, que ses origines lui paraissent lointaines voire inexistantes. Cette situation n’est que la traduction de la perturbation de ses repères spatiotemporels contre laquelle il tente désespérément de lutter par des visites inattendues et intempestives à des personnes qui lui sont familières.
Ces gens connus lui permettent peut être de faire le lien à son pays d’origine. Ils symbolisent une sorte de cordon ombilical qui le relie à sa mère patrie.
Projeté dans un monde totalement différent du sien, Hady doit constamment faire l’effort d’adopter de nouvelles conduites pour parfaire son intégration telle briser l’obstacle linguistique pour se faire comprendre de ses camarades. Sa langue maternelle est progressivement délaissée au profit de la langue du pays d’accueil malgré l’obstination des parents à la conserver intacte. Ainsi, Bensmail, [7] prétend que les enfants et adolescents, nés de parents migrants se trouvent placés devant un dilemme proche de la double contrainte : intérioriser les normes de la société d’accueil dont ils sont imprégnés et donc renier celles de leurs parents, ou à l’opposé leur rester fidèles mais en récusant la société d’accueil. Quelquefois ils reçoivent des injonctions paradoxales : respecter les traditions familiales tout en réussissant dans leurs études ou leur travail, et en s’intégrant dans le tissu social. Il souligne par ailleurs que l’écart important entre les modèles familiaux et les modèles extérieurs, ceux de l’école, du quartier et de la ville, aboutit à des difficultés identificatoires et à une mise en question de leur identité. La crise psychologique d’identité et l’inquiétude narcissique habituelles à l’adolescence, vont être actualisées et aggravées par la crise d’identité culturelle. Chez notre patient la déchirure identitaire est à ce point profonde, qu’elle a envahie la sphère sexuelle : son identité sexuelle change au gré des mondes dans lesquels il évolue. L’Afrique est assimilée à une femme et l’Europe est représentée par un homme.
Nous voici donc en présence d’un cas assez singulier de travestisme qui représente d’après Pewzer [50] la conviction d’appartenir au sexe opposé, en dépit d’un aspect morphologique et d’un capital génétique conformes au sexe auquel le sujet affirme ne pas appartenir. Il soutient par ailleurs que ce travestisme n’est que le reflet d’une impasse identitaire.
Les difficultés d’intégration
Dans l’après-migration, l’univers des migrants et celui de la société d’accueil se rencontrent mutuellement. Trop peu de travaux portant sur la santé mentale des migrants ont examiné l’impact des caractéristiques de la société hôte : politiques migratoires, attitude face au migrant etc… Naidoo [48] insiste sur l’importance du racisme dans une société multiculturelle comme le canada. D’après elle la discrimination et les préjugés sous-tendent beaucoup des problèmes psychosociaux qui vont se manifester chez les immigrants et les réfugiés.
Les difficultés d’intégration de Mbaye sont liées au rejet insolent que lui témoigne la société hôte. La précarité de sa situation est aggravée par le manque d’argent. En affichant un comportement raciste et xénophobe, les autochtones anéantissent tout espoir de réussite en lui. Il est d’ailleurs relégué au rang d’animal et aucune identité ne lui est reconnue.
Et à la manière d’un arriviste, il va tout mettre en œuvre pour s’insérer dans le tissu social et être accepté. Le dénigrement de sa propre race procède du refus de son identité et de tout ce qui s’y rattache telle la mise à l’écart d’hommes de couleur. Son identité lui colle à la peau comme une malédiction dont il est incapable de se débarrasser.
Pour parfaire son intégration, il adopte dans tous ses aspects, le style de vie des autochtones, renie son identité, en particulier sa foi et fonde une famille entièrement brésilienne. Haffani et coll [32] pensent que ceci favorise le développement d’une subculture empruntant les normes et valeurs du pays d’accueil et se situant en transition, à mi-chemin entre le groupe d’appartenance et le groupe de référence.
Néanmoins, il apparaît que tous les efforts consentis sont restés vains. Sa virilité mise à rude épreuve, est fragilisée par la domination psychologique de son épouse aux dépens de qui, il vit pratiquement.
Ses rapports avec les gens sont peu empreints de chaleur. L’exclusion auquel il est confronté, se manifeste dans la sournoiserie de leurs attitudes et dans le mépris mal dissimulé de leurs propos. Bref, c’est un intrus qui a sacrifié à l’autel de la réussite sociale son identité et sa dignité. Que lui reste-t-il alors ? Quel est désormais le sens de son existence si l’on sait que l’absence de racines culturelles rendrait plus difficile le travail de deuil qui est nécessaire après un processus d’immigration, ou de refuge [23] et provoquerait une confusion fragilisante au niveau des référents identitaires [52].
Après avoir pris la résolution de délaisser sa culture, Mbaye s’est heurté au rejet de la société hôte dans laquelle il a tenté vainement de trouver une place. La perte de tous ses repères socioculturels est le risque auquel il s’est exposé.
Baubet et coll., [3] prétendent que le fait de retrouver un groupe d’appartenance, apparaît comme un facteur facilitant l’adaptation dans le pays hôte. L’expérience de notre patient prouve le contraire. Ce groupe d’appartenance semble préjudiciable à son intégration et compromet sérieusement l’enjeu migratoire. Cet exemple illustre bien l’opinion de Baubet et coll. [4] selon laquelle une poussée trop forte vers l’acculturation peut avoir des effets négatifs, en coupant les immigrants de leur culture.
La difficulté de trouver « sa place » à l’intérieur de la nouvelle communauté, récupérant la position sociale et le statut professionnel qu’il avait dans son pays d’origine, est un des grands problèmes que rencontre l’immigrant d’après Grinberg et coll., [31]. Ils sont aussi d’avis que le fait pour le migrant de se sentir une personne anonyme augmente son insécurité interne.
Au début de son séjour dans le pays hôte, Yoro a mené une vie précaire qui confine à la clochardisation. Il n’a pu s’en extraire qu’à la faveur d’un mariage purement opportuniste avec une italienne connue dans des bars. La fréquentation de ceux-ci découle peut être d’une part d’une envie de retrouver des compatriotes pour se sentir revivre et rompre sa solitude, et d’autre part pour noyer dans l’alcool un chagrin inhérent à une vie de misère.
Le mariage est un raccourci sûr pour acquérir la nationalité et l’embauche qui lui permettront de se doter d’un mode de vie convenable. Toutefois, sa stratégie pour réussir dans la société hôte n’a pas été concluante. En effet sa décompensation psychique sur un mode délirant avec des thèmes de persécution et de référence n’est que le fruit de conflits internes longtemps entretenus. Ces conflits paraissent mettre en exergue sa difficulté à se fondre dans la société hôte et à se sentir en harmonie avec ses gens. Il a le sentiment d’être entièrement rejeté par toutes les composantes de cette communauté.
Les sentiments de persécution
Dans pratiquement toutes les expériences délirantes de nos patients, le thème de la persécution est présent. Cette persécution s’inscrit dans deux contextes.
dans le pays hôte où les persécuteurs sont identifiés au travers des membres de la société d’accueil. Dans ce cas de figure précise, la persécution n’est que l’expression de difficultés d’intégration. L’immigrant accuse la communauté hôte de fomenter des complots visant soit à exploiter sans scrupules sa force de travail (cas de Dame) ou à le détruire (cas de Yoro).
dans le pays d’origine : il arrive que le migrant perçoive ses compatriotes comme des rivaux potentiels qui ne désirent nullement sa réussite matérielle. Cette rivalité n’est pas toujours exprimée de façon explicite comme l’avons constaté avec Maguèye. Elle ressort parfois dans des propos lourds d’allusion et de sous entendus de Birahim.
Selon Diop et coll. [19] « la persécution colore toute la psychiatrie africaine. Vécue sur un mode délirant, interprétatif, ou culturel, elle est une explication à tout ce qui trouble l’ordre, désorganise les relations, atteint l’individu dans son être physique, mental, ou spirituel. Elle est éprouvée par l’individu malade, proposée par sa famille ou son entourage, mise en forme par le guérisseur ou le ‘marabout’. Les thèmes de persécution sont toujours explicités dans n’importe quelle situation vécue de façon douloureuse ou désagréable. L’exemple de Maguèye le témoigne assez bien. Le désespoir a engendré en lui des idées de maraboutage. Il fallait trouver un coupable pour donner du sens à ce qui lui arrive. Notre patient semble expliquer l’apparition de ses troubles par le fait qu’il est victime de la malveillance d’autrui. Il a dû se dire que sa réussite sociale n’a pas manqué de susciter des envies et des jalousies à l’origine d’actions maléfiques dirigées contre sa personne. Les menaces proférées à son endroit par son compagnon de travail ne font que le conforter davantage dans ses opinions.
La plupart des troubles névrotiques, dépressifs voire psychotiques d’après Bensmail, [7] prennent volontiers un aspect psycho-affectif, réactionnel à un événement ou à un traumatisme psychique ou physique, tout en sachant que l’importance réelle du traumatisme subi est difficile à apprécier avec précision chez des sujets fragilisés par la transplantation. Il ajoute que, la condition de migrant va être une caisse de résonance amplifiant la moindre maladie somatique ou psychique. Nous pensons que la raison tient au fait que la maladie fragilise l’enjeu migratoire. Il faut souligner qu’en milieu africain, il est assez fréquent de voir un trouble physique ou psychique, mis sur le compte de la persécution avec tendances interprétatives négatives.
Bensmail [7] parle d’atténuation du sentiment diffus de menace et de danger par l’ « objectivation de la persécution, la personnification du ou des persécuteurs désignés. Pour Zempléni [70] toutes les sociétés tentent de penser l’insensé pour définir les théories étiologiques, c’est-à-dire les théories culturelles sur lesquelles on s’appuie pour survivre à la douleur et au non-sens. On évoquera l’intervention d’êtres culturels : divinités, génies des eaux, des marigots ou de la terre ; des processus techniques, sorcellerie, maraboutage, interventions magiques, etc. ; la transgression de tabous ou d’interdits ; l’intervention des Ancêtres, le retour des morts, etc. Il s’agit de mécanismes de production de sens.
Outre une forte charge anxieuse attenante à la quête frénétique de la fortune, Birahim se prémunit sérieusement contre la jalousie et la méchanceté destructrices de ses probables ennemis.
Diop et coll. [19] prétendent aussi que les idées de persécution ou d’envoûtement ne sont pas toujours des idées délirantes vraies : elles peuvent se rencontrer chez des individus ‘normaux’ et ne sont, pour le ‘malade’, qu’une façon de traduire les symptômes morbides, en l’occurrence dépressifs, d’une manière qui est comprise par le groupe ».
Nous remarquons souvent dans notre contexte culturel que l’ascension dans l’échelle sociale d’un individu va de pair avec la peur permanente d’être ruiné par l’envie et la jalousie des autres. L’individu se sent alors persécuté par leur regard et appréhende négativement l’opinion qu’ils se font de lui. Il demeure convaincu qu’ils sont capables par leurs seuls propos envieux de compromettre gravement sa réussite. La plupart de nos patients sont de confession musulmane. Comment enfin de compte les amener à se départir de telles idées à l’origine d’une angoisse qui n’a peut être d’égale que l’obsession de la réussite ? En effet la religion musulmane ne méconnaît pas la réalité du caractère néfaste du « mauvais œil » et de la « mauvaise langue ». Tout au contraire, il exhorte ses fidèles à s’en préserver par certains procédés tels que formuler des prières adéquates et donner régulièrement l’aumône aux nécessiteux. Les croyances culturelles ne sont pas en reste. Le port de gris-gris demeure l’outil principal de protection contre tout ce qui peut porter préjudice de manière mystique.
De l’avis de Bensmail [7] ces interprétations peuvent être considérées comme des mécanismes culturels de défense projective, en ce sens que toute maladie, toute expérience douloureuse ou désagréable, toute épreuve handicapant l’activité physique ou mentale de l’individu, sont attribuées à l’action malveillante d’autrui. La migration semble avoir constitué pour Tamsir le recours idéal pour réhabiliter sa dignité bafouée et laver l’affront de l’humiliation causée par un père dont le moyen de répression a consisté tout simplement à le laisser démuni en l’écartant de son unique source de revenus.
Le sentiment d’être à l’étroit dans la demeure familiale représente un des principaux facteurs ayant présidé à son départ.
Il est ainsi facile d’imaginer la détermination et la volonté farouche qui sous-tendent son désir de faire fortune : une fortune autour de laquelle est mise en place tout un réseau d’interprétations erronées de malveillance de la part de son entourage La conviction selon laquelle, celui-ci veut attenter à ses jours pour s’en approprier est très forte.
La problématique de notre patient tourne essentiellement autour de son argent accumulé après dix années de labeur. Toute menace de le perdre semble le placer en situation de danger et équivaut à sa propre perte. Il a le sentiment d’être confronté à sa propre mort par l’intermédiaire de procédés cannibales. Ses accusations de sorcellerie et d’anthropophagie rendent compte de sa crainte d’être dévoré cru par un entourage malveillant à son endroit.
L’argent semble constitué pour lui un rempart solide, un gage de sécurité contre toute forme de péril.
Cet intérêt excessif pour l’argent peut ainsi procéder de la peur de s’exposer de nouveau à une quelconque sanction morale telle que celle mise au point par le père après son parti pris en faveur de sa mère dans le conflit conjugal.
L’argent symbolise pour lui l’autonomie, la liberté de choisir, le moyen de se défendre. Il faut donc l’acquérir et le préserver par tous les moyens. Partant de là, on peut dire que la décision prise par son père à son encontre a été un réel traumatisme psychoaffectif à l’origine de sentiments d’humiliation et de dévalorisation qui l’ont fait échoué dans la paranoïa. Pewzner, [50] s’inspirant des travaux de Racamier affirme que le système paranoïaque serait organisé à partir de deux angoisses : l’angoisse de dissolution de soi d’une part et l’angoisse de dévalorisation de soi d’autre part.
Mamadou doit par ailleurs faire face à la jalousie d’un oncle malheureusement assez influent sur son père. Cet oncle, peu bienveillant à l’endroit de sa mère dénature à volonté ses moindres faits et gestes.
Il se livre à toutes sortes d’activités lucratives pour répondre aux attentes d’une mère qui craint par-dessus tout d’être la risée de ses ennemis.
Il semble que certaines personnes autour de Mor se sentent écrasés par sa position sociale. Ses moindres remarques sont interprétées comme des tentatives d’humiliation. Le sentiment d’être infériorisé est mis en place par des mécanismes d’identification projective. Ils se sentent en rivalité contre lui qui cristallise tous les espoirs. Il les met à l’étroit tout en générant en eux un sentiment d’inutilité.
L’opinion de Boucebci et coll. (1982) [9] trouve sa pertinence dans le cas de Mor. Ces auteurs précisent en effet, que l’émigré exilé pour des motifs socio-économiques, est l’homme dont l’image cristallise tous les espoirs et fantasmes de la famille qu’il a quittée et qui doit assumer les réalités cohérentes ou contradictoires du groupe dans une dynamique très particulière
La crainte de la rupture du projet migratoire
Il peut paraître tout à fait opportun, dans une perspective thérapeutique mieux adaptée de suggérer au migrant malade, un retour au pays d’origine dans l’espoir qu’à la faveur du rapprochement familial, il trouvera à « cicatriser » ses blessures, à se conforter dans son espoir de réussite momentanément déçu et à se réassurer dans son identité ébranlée.
Cependant, qu’est ce qui peut expliquer que l’amorce de la guérison s’accompagne presque toujours de la hâte de retourner vers « la terre promise » ?
Le projet du migrant reposait peut être, sur l’illusion que tout ne pouvait que bien se passer. Et tous les signes concouraient à lui donner une vision idyllique du travail à l’étranger. Il lui suffisait de ne retenir des autres que l’exemple de la réussite tels que certains de ses compatriotes émigrés qui ont bâti de luxueuses villas ou monté des affaires florissantes, de faire sien le discours officiel flatteur où le travailleur émigré devenait un rouage essentiel du développement de son pays. Le migrant est alors animé d’une foi qui éclairera une route parfois parsemée d’embûches. Cette foi lui insufflera la volonté nécessaire à l’accomplissement de son projet. Mû par cette volonté, il s’attellera à survivre en accord avec sa culture, ici presque reléguée au second plan, sans pour autant entrer ouvertement en conflit avec son nouvel environnement.
Confronté à l’indifférence apparente du pays hôte, sachant taire sa frustration et sa colère, seul compte l’accomplissement de son rêve dans lequel il puise la force de travailler. Retenant exclusivement les signes valorisant son entreprise, restant subjugué par son ardent désir de réussir, sa vie va s’ordonner sur un ensemble de compromis ou de mensonges à la limite.
La survenue de la maladie qu’elle soit naturelle, accidentelle ou professionnelle, rompt cet équilibre fragile maintenu au prix de mensonges et dissimulations. La maladie a en effet terni l’image de bien-être affiché jusque-là.
Douki et coll., [20] en ont alors déduit qu’au delà de la menace de son intégrité physique ou mentale, la maladie est par excellence, la situation propre à lui révéler la vérité.
L’exemple de Birahim le montre assez bien. Il semble en permanence anxieux à l’idée de présenter un handicap physique ou mental à même de briser son rêve de faire fortune et de rentrer bredouille au pays. Il refuse la morbidité quelqu’elle soit. Ce déni de la morbidité trouve sa traduction dans sa réticence à évoquer ses troubles d’une part et dans son refus assez net de prendre des médicaments. Ceux ci contribueraient à lui signifier de façon claire et permanente son statut de malade, incapable par conséquent de mener à bien l’enjeu migratoire. Or « la bonne santé est un capital précieux pour pouvoir travailler et mener à bien le projet migratoire, c’est une véritable ‘‘carte de séjour’’, et toute menace contre elle, qu’elle soit concrète ou fantasmatique, est profondément angoissante » [7].
Yoro nous donne l’impression de méconnaître son statut de malade malgré l’intensité des troubles présentés. La mauvaise observance thérapeutique ainsi que les ruptures intempestives de ses hospitalisations en sont des indicateurs assez fiables. Il s’agit peut être d’une façon pour lui d’éviter une confrontation avec une réalité dure à supporter et qui constamment lui rappelle l’échec de son aventure migratoire.
Cet échec est d’autant plus pénible que la migration avait constitué probablement pour lui la tentative ultime de se réhabiliter socialement dans une vie marquée par une longue suite d’échecs et d’abandons scolaires et professionnels.
La dépendance à l’alcool lui permet en fin de compte une mise en distance de l’épreuve de la réalité.
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Table des matières
I. INTRODUCTION
II. APPROCHES PSYCHOPATHOLOGIQUES
II.1. Interprétation bowlbienne
II.2. Perspective anthropoanalytique
III. POTENTIALITES TRAUMATIQUES DE LA MIGRATION
IV. RUPTURE MIGRATOIRE
V. METHODOLOGIE DE L’ETUDE
V.1. Cadre de l’étude
V.2. Période de l’étude
V.3. Type de l’étude
V.4. Population d’étude
V.5. Méthode
V.6. Contraintes
VI. MATERIEL CLINIQUE
V.1. Observations
VII. ANALYSE ET COMMENTAIRES
a. La perturbation de l’identité culturelle
b. Les difficultés d’intégration
c. Les sentiments de persécution
d. La crainte de la rupture du projet migratoire
e. La migration imposée à une personnalité socialement inadaptée
f. L’absence de participation active des parents au projet migratoire ou la référence anxieuse aux parents
VI. CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
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