LA MICROSOCIOLOGIE DES ÉMOTIONS
L’émergence de conflits d’usage questionne les théories de l’action collective : s’agit-il de mettre à l’agenda un nouveau problème public ? De revendiquer des droits ? Des identités marginalisées ? S’agit-il de mouvements sociaux localisés ? Dans ce contexte, est interrogée la place des acteurs : pourquoi se mobilisent-ils ? Comment passe-t-on d’actions individuelles disparates à une action collective organisée ? Pour répondre à ces questions sur la dynamique de l’action, la sociologie classique apporte des réponses d’ordre cognitives sur la construction de cadres d’expériences partagés ou encore sur la mise en place d’arènes d’argumentations. Ce sont les approches habituellement mobilisées pour expliquer le militantisme environnemental (Ollitrault, 2008) ou encore des conflits d’usage (Melé et al., 2004). Or, il nous semble que ces perspectives sont limitées pour expliquer ce qu’on a observé dans les conflits d’élevage, à savoir une amorce du conflit « préréflexive », avant même une montée en généralité ou une interprétation de la situation. Ce qui est oublié c’est que l’émotion précède souvent l’action (Livet, 2002; Damasio, 1995, 2017).
Le tournant émotionnel en sciences sociales
L’étymologie du terme émotion révèle une histoire relativement récente. Au 16ème siècle, le terme avait une conception collective où « esmouvoir » signifiait mettre en mouvement, comme une agitation de foule ou une émeute (Sommier, 2010). Dans son acception contemporaine, l’émotion renvoie plutôt à une dimension individuelle, se rapprochant du sens accordé aux passions chez Aristote. Pour ce dernier, la passion était conçue comme ce que le corps impose à l’esprit et se rangeait en dix catégories élémentaires. L’émotion est donc un sujet des plus traités par la philosophie, de même que par des disciplines comme la biologie, la psychologie et plus récemment les neurosciences.
Celles-ci ont toujours abordé les émotions comme partie intégrante de leurs analyses, alors pourquoi les sciences sociales en ont-elles fait une affaire quasi taboue ?
La littérature évoque fréquemment les dualismes entretenus en occident entre corps et esprit, individu et société, ou encore entre raison et passion, notamment depuis que Descartes en a formulé les fondements . Cependant, cette « omission» servirait bien certains intérêts comme ceux d’une science positiviste ou encore l’imposition d’un mode de domination rationnel légal, entretenant les mystères de la « boite noire » de l’esprit humain. La nouvelle place des émotions en sciences sociales est toutefois plus complexe à analyser et nécessite de prendre en compte son histoire afin d’interroger son usage dans les recherches contemporaines. Pour y arriver, cette section se structure en trois parties : la première reprend à son compte les raisons qui ont conduit à suspecter les émotions comme variable de l’analyse chez les sociologiques classiques. La deuxième retrace le renouvellement des approches intégrant les émotions dans l’étude des interactions et des mouvements sociaux. La dernière aborde les principales fonctions qui sont peut attribuer aux émotions afin d’éclairer la dynamique de l’action collective.
La suspicion envers les émotions
L’émotion en sociologie, et plus largement en sciences sociales, est une composante de la vie humaine longtemps mise de côté. Les « pères fondateurs » de la sociologie considéraient les émotions avec une certaine ambiguïté, les intégrant parfois de manière auxiliaire à l’analyse, parfois les occultant complètement. Pour J.-H. Déchaux (2015), cet « oubli » était le prix à payer d’une certaine parcimonie théorique : celle de l’acteur rationnel. Certes, M. Weber traite les émotions à travers des concepts comme le « comportement affectuel » ou encore celui de « pouvoir charismatique », mais il serait certainement faux d’affirmer qu’il leur accorde une place importante. Il reste avant tout un théoricien de la rationalité, ce qui lui donne « une propension à considérer que l’émotion est forcément du côté de l’irrationalité et de l’obscurité » (Ibid. : 2). De la même manière, on retrouve chez E. Durkheim les concepts « d’effervescence collective », « d’états forts de la conscience collective » et souvent même le terme « d’émotion», mais dans le sens d’une aliénation passagère de la personnalité. Les émotions appartiennent ici au domaine de la « nature » contre celui de la « culture» dans une perspective évolutionniste, où le rôle de la société est de réguler les conduites humaines (Cuin, 2001). En dernier lieu, les émotions trouvent chez K. Marx une place dans sa conception de la nature humaine et d’une activité libre et consciente à l’opposé du travail aliénant. En effet, K. Marx tente d’approcher la condition humaine dans sa globalité : sa souffrance, sa joie, sa capacité de sentir, ainsi que de voir, jouir, aimer, désirer et donc de résister à la rationalisation capitaliste, mais il n’en fait pas non plus une pièce centrale son analyse (Weyher, 2012).
Chez les sociologues contemporains, le concept d’émotion n’a pas trouvé une place beaucoup plus heureuse. Elle est parfois traitée, par exemple chez M. Crozier et E. Friedberg (1977), comme le symptôme des jeux de pouvoir qui ne s’expriment qu’indirectement ou encore comme une illusion chez P. Bourdieu (1998), une ruse de la domination. Pour ces auteurs, l’émotion « est toujours rapportée à autre chose qu’[elle]-même, à une réalité latente, plus profonde, jugée plus essentielle sur le plan sociologique : celles des rapports de domination » (Déchaux, 2015 :5). Dans l’étude des phénomènes politiques étatsuniens, l’émotion fut longtemps considérée comme le principal facteur explicatif de ce qui se joue hors de la politique, permettant ainsi d’expliquer les mouvements de foules prompts à la violence et à la colère. Les mouvements protestataires étaient alors conçus comme relevant davantage d’émotions collectives que de l’environnement social. De la même manière, en France, les idées de G. Le Bon (2009 [1885]) ont forgé l’image que les foules sont vouées à l’irrationalité et aux passions auxquelles les individus isolés n’auraient pu se prêter :
« Les foules ne connaissant que les sentiments simples et extrêmes ; les opinions, idées et croyances qui leur sont suggérées sont acceptées ou rejetées par elles en bloc, et considérées comme des vérités absolues ou des erreurs non moins absolues. » (Ibid. : 38) .
L’étude des mouvements sociaux au tournant des années 1970 a renversé l’analyse à partir d’approches structurelle, organisationnelle et rationnalisante, sans pour autant mieux prendre en compte les émotions de l’analyse. Comme le résume J. Goodwin et ses collègues (2001) :
« Tandis que les précédents théoriciens ont dépeint les protestataires comme émotifs pour démontrer leur irrationalité, les nouveaux théoriciens ont démontré leur rationalité en niant leurs émotions » (Ibid. : 71).
Pour synthétiser, M. Emirbayer et C.A. Goldberg (2005) ont théorisé trois « postulats pernicieux » qui, selon eux, empêchent un traitement objectif des émotions. Premièrement, l’opposition entre raison et émotion doit être déconstruite. Cette dichotomie est profondément ancrée dans la tradition philosophique occidentale, séparant ce qui relève de l’opinion de la connaissance rationnelle, entre corps et esprit ou encore entre sensation et pensée. Cette tradition intellectuelle a longtemps dominé l’analyse des mouvements sociaux et des comportements de foules. Or, opposer raison et émotion discrédite d’emblée les émotions comme relevant de l’irrationnel, alors que celles-ci font partie intégrante de la cognition et sont à la base de toute pensée.
Le renouvellement des approches émotionnelles
Depuis les années 1980, les travaux intégrant les émotions dans une perspective sociale se sont renouvelés. Aujourd’hui, ces approches sont de divers ordres, renvoyant aussi bien à l’analyse des dynamiques propres des émotions (Hochschild, 1979; Livet, 2002; Quéré, 2012), à celles de processus sociaux comme les transformations du capitalisme (Hochschild, 2012; Illouz, 2006), à l’émergence des mouvements sociaux aux États-Unis (Aminzade et al., 2001; Jasper, 1998; Goodwin et al., 2001a) ou plus largement comme facteur de mobilisation (Duperré, 2008) ou organisationnel (Van Dam et al., 2016). De plus, de nombreux travaux se réfèrent aux émotions pour analyser leur rôle dans les relations humaines, que cela soit dans une perspective sociohistorique (Elias, 1973; Reddy, 2001), communicationnelle (Laflamme, 1995) ou anthropologique (Bernard, 2007). Ces analyses relèvent d’approches interdisciplinaires, multipliant les emprunts aux sciences politiques, la sociologie, la géographie, l’histoire ou l’anthropologie.
C’est A.R. Hochschild (1979) qui fut une des premières sociologues contemporaines à réintégrer les émotions dans la recherche en tant que normes sociales qui autorisent les sujets à éprouver ou non des émotions face à une situation . Dans son célèbre essaie sur la commercialisation des émotions, A.R. Hochschild (1983) démontre le rôle du travail émotionnel comme l’effort fait par chacun pour tenter de ressentir le sentiment « adéquat » à la situation et pour essayer d’entraîner ce même sentiment chez les autres. L’exemple des hôtesses de l’air est en ce sens éloquent : en souriant et en parlant sur un ton rassurant, elles entrainent chez les passagers la même réassurance. Le travail émotionnel fait donc partie intégrante de l’emploi de ces hôtesses apportant confiance et confort aux clients des compagnies aériennes. A.R. Hochschlid démontre les mêmes mécanismes dans les métiers de services et du soin (le care) et souligne la forte prévalence des femmes dans ces professions.
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Table des matières
INTRODUCTION GÉNÉRALE
PARTIE I COMPRENDRE LES ÉMOTIONS DANS LES CONFLITS
Chapitre 1 La microsociologie des émotions
1. Le tournant émotionnel en sciences sociales
2. La dynamique des émotions
3. La prise en charge des émotions dans les conflits
Conclusion
Chapitre 2 L’analyse des émotions dans les conflits
1. Le conflit comme objet d’étude
2. Les méthodes et le modèle des émotions en situation de conflit
Conclusion
Chapitre 3 Les terrains conflictuels bretons
1. La modernisation de l’agriculture
2. La construction de l’environnement comme problème public
3. Présentation des neuf cas d’étude
Conclusion
Conclusion Partie I
PARTIE II LA DYNAMIQUE ÉMOTIONNELLE DES CONFLITS
Chapitre 4 Le concernement
1. La rupture
2. Les attentes des concernées
3. Les attentes des défenseurs
4. L’interprétation de la situation
Conclusion
Chapitre 5 La mobilisation
1. La construction d’antagonismes
2. L’élaboration de rôles dans le conflit
3. Les modalités de l’action collective
Conclusion
Chapitre 6 Le dénouement
1. Les états pathologiques comme conséquences du conflit
2. Les ruptures dans les relations sociales
3. La résolution des conflits
Conclusion
Conclusion partie II
PARTIE III LA PRISE EN CHARGE DES CONFLITS
Chapitre 7 La prise en charge des valeurs
1. Les espaces de participation
2. La publicisation d’une cause
3. Les conflits entre registres de valeurs
Conclusion
Chapitre 8 Les entraves à la prise en charge
1. L’imbrication des réseaux corporatistes
2. Les usages de la cogestion
3. Le fonctionnement de l’ordre social breton
Conclusion
Chapitre 9 Un modèle de l’action en conflit
1. La créativité d’agir
2. Les institutions et les émotions
3. La négociation du changement social
Conclusion
Conclusion Partie III
CONCLUSION GÉNÉRALE