Philosopher, c’est rechercher rationnellement la vérité de l’homme et du monde. Cette double vérité détermine celle des rapports de l’homme au monde. Si on estime que l’esprit critique est la qualité de la raison qui anime le philosophe dans cette recherche, Marx a été, en tant que philosophe, et comme tout philosophe, l’incarnation vivante de cet esprit critique. C’est en ce sens aussi que la critique constitue l’essence de sa philosophie.
Tout son parcours intellectuel atteste de cela. Son itinéraire spirituel a débuté par une critique de l’effectivité historique, est passé de celle-ci à une remise en question de la philosophie hégélienne, et de cette dernière enfin à la critique de la religion ; ce n’est que plus tard qu’il est ensuite passé à la critique de la philosophie politique, puis à celle du socialisme utopique et de la philosophie du droit, pour aboutir finalement à la critique philosophique de l’économie politique. L’évolution de la pensée marxienne est donc jalonnée par deux modèles distincts de critique. Le premier modèle est celui qui se propose d’aboutir à l’autocompréhension de l’effectivité historique. Le deuxième modèle est la critique philosophique de l’économie politique.
La méfiance envers la religion et la métaphysique
Marx souhaite la mise en place d’un type d’humanisme qui ne fasse aucun recours à des catégories métaphysiques ou de type religieux quand il affirme la chose suivante : ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être ; c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience. Et quand il insiste sur la primauté, dans la vie économique, du conflit entre les forces productives sociales et les rapports de production, il affirme d’abord que les classes sociales sont déterminées essentiellement par leurs rôles et fonctions au sein de l’infrastructure économique. C’est à partir de là qu’il prône l’éventualité d’une révolution économico-sociale qui serait une condition première pour assainir la perversion superstructurelle.
La société communiste de la société sans classes se présente ainsi comme conséquence de l’abolition de la propriété privée des moyens de production, et notamment comme retour de l’homme à lui-même en tant qu’homme véritablement social. Signifiant la fin ultime de l’aliénation de l’homme par l’homme, elle en devient la réalisation de la véritable humanité, la fin de toute objectivation aliénante. Affranchi du fétichisme de l’argent qui caractérise le capitalisme, l’homme se trouve rétabli dans son essence réelle, pourvu de toute la richesse dont il n’a jamais joui depuis que la société a été scindée en classes. C’est le règne de l’égalité, la fin de l’esclavage et de l’asservissement sous toutes ses formes. L’utopie du communisme annonce une véritable victoire sur l’aliénation, en ce sens qu’il n’y aura plus jamais séparation de l’homme d’avec lui-même et d’avec le monde extérieur. Il est vrai que, dans Le Capital, l’idée de genèse et/ou d’eschatologie semble délaissée au profit de l’analyse économique. Il est vrai aussi qu’un tel esprit d’utopie, pour un auteur comme Pierre Bigo, n’est pas totalement étranger à l’homme, quand il écrit :
« L’économie politique marxiste est plus qu’une métaphysique, elle est une religion, parce que le matérialisme marxiste est plus qu’une négation de l’esprit, il est athéisme. Elle a fait appel en l’homme, à son dynamisme le plus essentiel. Elle libère à son service l’énergie la plus puissante qui soit, une énergie religieuse » .
Mais la position de Marx apparaît alors comme très ambiguë : on ne peut faire abstraction ni du courant qui l’entraîne dans le sens de la recherche d’une plus grande humanité, ni du contre-courant qui, apparemment, l’en écarte. Il est vrai qu’il affirme explicitement la valeur essentielle de l’homme tout au long de sa philosophie : c’est ainsi que l’athéisme marxiste est un athéisme engagé, en ce sens que c’est dans l’acte de transformation de la société que l’homme espère se guérir de la maladie religieuse qui l’atteint. Il n’en demeure pas moins vrai qu’un tel humanisme peut tendre à confiner l’homme au seul cadre de ses conditions matérielles d’existence : la référence à un absolu est rejetée, l’essence de la spiritualité humaine ignorée. Le fait religieux est réduit aux conditions matérielles et sociales de l’existence de l’homme, la métaphysique est suspectée d’éloigner l’homme aliéné d’une véritable réflexion sur les conditions de cette aliénation.
A nos yeux, c’est une telle méfiance de Marx envers la religion et la métaphysique qui entraîne la fragilité de son humanisme, tout en donnant à l’infrastructure économique une primauté particulière. On a vu comment l’auteur a pu, dès 1848 ou immédiatement avant 1867 – date de la rédaction du Livre I du Capital -, partir d’une défense de l’ouvrier dans la production, et finir par identifier l’homme au producteur. Ce caractère d’homme en tant que producteur définit, dit-il, son essence générique. C’est pourquoi la misère du travail salarié devient la seule misère humaine ; l’aliénation économique dont l’ouvrier est victime, la seule aliénation écrasante, l’énergie pratique que le travail contient, la seule force historique ; la révolution à laquelle il marche la seule voie qui puisse mener l’homme à sa fin.
Le détachement de l’humanisme feuerbachien
Marx a pris ses distances par rapport à Feuerbach. Il rejette l’homme feuerbachien qu’il juge comme trop abstrait : en dehors de tout lien social et historique, isolé dans un monde sans dimension concrète. A partir de là, il tente de réintégrer l’homme dans l’histoire réelle. C’est là seulement, selon lui, qu’on peut comprendre la vérité de l’homme et c’est là également que se réalisera sa dignité. Cependant la position de Marx qui ne voit les seules vraies déterminations de l’homme que dans les déterminations de type historique, nous semble également absurde.
Il est vrai que l’homme, en tant qu’être historique, est conditionné en partie par l’histoire. Mais quand Marx dit que les rapports humains sont des rapports de classes uniquement conditionnés par cette dernière, c’est là, nous parait-il, une position mutilante. La notion d’amour que Feuerbach, dans l’Essence du christianisme, a prônée, a été éludée par Marx parce qu’il la juge abstraite. Cependant, l’idée de Feuerbach qui a voulu faire de l’amour le fil conducteur des liens sociaux, est une idée fondamentale pour la réalisation d’une doctrine toute orientée vers la réalisation d’une société harmonieuse. En délaissant cette conception au détriment de la lutte des classes, Marx a introduit une ambigüité certaine dans son humanisme. La priorité accordée à la lutte des classes n’explique pas la totalité des rapports humains. La faiblesse de l’analyse de Marx est de négliger par là les relations interpersonnelles. Elle sépare la vie affective et volitive des autres aspects de la vie humaine (comme l’amour). Sa conception nous semble très utopique.
Certes, il est nécessaire de chercher à abolir les injustices, l’exploitation de l’homme par l’homme, les différentes formes d’asservissement, mais cela ne signifie pas pour autant que la société redevienne véritablement et immédiatement, à la suite de cela, une société harmonieuse et réconciliée avec elle-même. Les angoisses inhérentes à l’existence humaine ne sont jamais résolues par une quelconque réorganisation structurelle de la société. Ne serait-ce que l’appréhension que ressent l’individu humain devant le problème de la mort est une chose qui suffit largement à provoquer une angoisse de type existentielle et spirituelle chez l’homme. Vladimir Jankélévitch, dans son ouvrage La mort, a déjà insisté sur ce point, quand il s’est posé la question de devoir comprendre le caractère réellement incommensurable de ce phénomène, a priori banal, qu’est la mort. Et il découvre que, finalement, dans la mort, il y a une ambivalence qu’il appelle la « toujours nouvelle banalité de chaque mort » :
« La mort est le point de tangence du mystère métamérique et du phénomène naturel ; le phénomène létal est du ressort de la science, mais le mystère surnaturel et la mort appellent les secours de la religion. » .
En d’autres termes, indépendamment de l’amélioration des conditions sociales, l’homme a soif d’absolu, et son univers ne peut s’éclaircir qu’à l’intérieur du rapport existentiel du divin et de l’humain. C’est en tenant compte du mystère de l’homme, comme de la mort, qu’on aboutira à comprendre réellement la dialectique de l’existence. Henri Arvon, contre la négation de l’Absolu par Marx, n’a pas hésité à parler d’un pêché originel du marxisme.
« C’est en se détachant de l’humanisme feuerbachien que le marxisme a commis son péché originel. L’élimination de l’Absolu de l’essence humaine aboutit à une sorte de fatalisme mécaniste. Marx a beau affirmer que l’histoire tend d’elle-même à faire triompher la dignité de l’être humain, il n’en restera pas moins qu’il porte atteinte à la liberté de l’homme en confiant celui-ci au verdict de l’histoire, qui, pis est, au verdict de ceux qui sont chargés d’en interpréter le sens.» .
En se sens, nous n’hésitons pas à dire que Marx a poussé indûment et à l’extrême l’idée d’une révolution sociale inéluctable comme seul remède aux tourments de l’individu aliéné. Il est vrai que cette réorganisation est une condition nécessaire pour rajeunir une société capitaliste pervertie par un monde dominé par la recherche du profit et par le fétichisme de l’argent ; mais il nous semble que ce n’est pas là une condition suffisante, car il y a quelque chose de plus profond à changer en l’homme lui-même dans ses rapports avec ses semblables, à savoir notamment l’assainissement des relations sociales et interpersonnelles. Le seul changement de la base sociale n’a pas de prise sur la mentalité de l’individu. L’homme doit être alors considéré, à la fois comme un être en devenir historique et un être qui suit librement sa finalité.
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Table des matières
INTRODUCTION
I. PRESENTATION DU SUJET
1.1. Problématique
1.2. Motivations à l’ endroit du sujet de recherche
1.2.1. Spécification en profondeur
1.3. Spécification verticale
II. QUESTIONS SPECIFIQUES DE RECHERCHES
2.1. La méfiance envers la religion et la métaphysique
2.2. Le détachement de l’humanisme feuerbachien
2.3. Les insuffisances d’une analyse qui se base sur l’athéisme
2.4. Marx répond au « comment ? » et non au « pourquoi ? » de la religion
III. PRESENTATION ET JUSTIFICATION DE LA METHODE RETENUE
3.1. Stratégies de vérification
3.1.1. Les instruments de recherche et de leur utilisation
3.1.2. Présentation de la grille d’analyse
3.2. Définitions des principaux concepts philosophiques utilisés
IV. PLAN DETAILLE DE LA FUTURE THESE
V. BIBLIOGRAPHIE EN PARTIE COMMENTEE
5.1. Bibliographie en partie commentée
5.2. Bibliographie listée
CONCLUSION