La Méditerranée et les changements environnementaux
La Méditerranée est un réservoir de biodiversité marine (Fig. 1) avec un fort taux d’endémisme où cohabitent des organismes tempérés et subtropicaux (Tortonese, 1985; Coll et al., 2010).
Elle est considérée comme « hot spot » du réchauffement climatique de par sa sensibilité aux perturbations d’origine environnementale ou anthropique (Giorgi, 2006; Nicholls et al., 2007; Pörtner et al., 2014). D’après Coll et al., (2010), ces perturbations sont d’origines multiples : pollution, eutrophisation, espèces invasives, réchauffement climatique, et sont amenées à croître dans les décennies à venir (Fig. 2). Elles affectent non seulement la physiologie des organismes, mais aussi leurs interactions biotiques (compétitions, prédation), leur distribution ainsi que leur survie (Bianchi & Morri, 2000; Walther et al., 2002; Verdura et al., 2019). Les migrations vers le nord d’espèces subtropicales peuvent représenter un stress supplémentaires pour les populations locales et amener à de nouvelles stratégies pour les espèces locales comme la fuite ou la migration (Mannino et al., 2017). L’ouest du bassin Méditerranéen est riche en environnements dits de transition tels que les lagunes et les estuaires (Pérez-Ruzafa et al., 2011). Ces environnements jouent un rôle important pour les écosystèmes, servant de zone de nourrissage et de nurseries pour de nombreuses espèces de poissons. Les conditions abiotiques (salinité, température, oxygène dissous) y fluctuent énormément selon les apports à la fois pluviométriques, marins et/ou continentaux ainsi que selon la saison (Fig. 3) (Dalrymple et al., 1992).
D’importantes fluctuations de salinité sont retrouvées dans différentes lagunes en Méditerranée Ouest (Tableau 1). Par exemple dans l’étang d’Arnel (lagune palavasienne, Hérault, France), où de fortes densités de loups ont été relevées en 2005 et 2006 (Dufour et al., 2009) (Fig. 4), la salinité a varié entre 7.8‰ et 44‰ entre les mois de mars et le mois d’août en 2013.
La salinité agit comme un facteur clef dans la survie et la distribution des espèces (Wong et al., 1999; Pierce et al., 2012). En effet, certains poissons comme la daurade Sparus aurata, le mullet cabot Mugil cephalus ou encore le loup (ou bar) européen Dicentrarchus labrax migrent vers ces habitats de transition au cours de leur cycle de vie (Kelley, 1988; Waldman, 1995; Cardona, 2006; Dufour et al., 2009; Vasconcelos et al., 2010; Mercier et al., 2012). La sensibilité de D. labrax aux changements environnementaux en lien avec le réchauffement climatique a déjà pu être mise en évidence, notamment aux stades juvéniles (Bento et al., 2016). Cette dernière étude démontre un lien étroit entre des variables environnementales telles que la salinité et la température de l’eau et l’abondance de D. labrax, et ce à l’échelle européenne. D’autres travaux se sont intéressés à la vulnérabilité accentuée de D. labrax face aux changements environnementaux (Shrivastava et al., 2019). Ces auteurs montrent pour la première fois que la vulnérabilité à l’acidification ainsi qu’à l’ammonium chez D. labrax est fortement augmentée aux faibles salinités. Bien que ces habitats de transition soit eux aussi vulnérables au changement global (Anthony et al., 2009), on peut émettre l’hypothèse qu’ils peuvent constituer une niche potentielle pour les espèces les plus tolérantes à la fluctuation des facteurs environnementaux en limitant les futures compétitions avec les espèces invasives.
Acclimatation et plasticité phénotypique
Face à des conditions environnementales changeantes et selon la durée d’exposition, les organismes répondent par deux grands processus : l’adaptation et l’acclimatation. Le processus d’adaptation est un processus plutôt lent, qui se met en place au cours de plusieurs générations. Il répond à la sélection naturelle, repose sur des bases génétiques et épigénétiques et est souvent irréversible (Garland & Carter, 1994; Bennett, 2011). A l’inverse, le processus d’acclimatation est un processus beaucoup plus rapide qui peut apparaître plusieurs fois au cours de la vie d’un individu. Il peut être réversible et résulte de l’interaction de l’individu avec un changement de son environnement (Coles & Brown, 2003). Il repose sur des bases essentiellement génétiques et se traduit par des modifications internes à différentes échelles : de l’organe (modification du rythme cardiaque en réponse à un appauvrissement en oxygène), du tissu (modification de l’épithélium branchial avec la salinité et l’oxygène disponibles chez les espèces euryhalines : compromis osmo respiratoire, Sardella & Brauner, 2007), aux protéines (modification d’activité enzymatique en lien avec la température) jusqu’à l’expression de certains gènes (Kelly et al., 2012). Ces modifications conduisent à l’apparition d’un nouveau phénotype, qui correspond à l’ensemble des traits biologiques d’un organisme résultant de l’interaction entre son génotype et son environnement (Johannsen, 1911).
La capacité des organismes à produire à partir de leur seul génotype, plusieurs phénotypes en réponse à des changements environnementaux est appelée plasticité phénotypique (Pfennig et al., 2010). Les tentatives de définition du concept de plasticité phénotypique ne sont pas récentes. Déjà en 1965, Bradshaw la définit lorsque « l’expression d’un génotype peut être influencée par l’environnement ». Aujourd’hui encore de nombreuses définitions coexistent, comme celle de Callahan et al. (1997) « la capacité d’un organisme à altérer sa physiologie, sa morphologie ou son développement en réponse à des changements de son environnement », ou encore celle d’Eshel et Matessi (1998) comme étant « la capacité de modifier certains traits spécifiques afin de préserver la qualité des activités vitales à l’organisme ». La plasticité phénotypique est elle-même souvent divisée en deux grandes catégories selon que le phénomène est réversible ou non : la plasticité développementale (qui prend en compte l’ontogénèse de l’individu) non réversible, et la flexibilité phénotypique, réversible (Piersma & Drent, 2003). Un exemple classique de plasticité développementale chez les poissons est le cas de l’influence de la vitesse du courant sur la morphologie des salmonidés comme la truite arc-en-ciel Oncorhynchus mykiss, avec une corrélation presque toujours positive entre la vitesse du courant et la taille des individus (Fischer-Rousseau et al., 2010). Concernant la flexibilité phénotypique, récemment Blanchard et al., (2019) ont pu mettre en évidence une augmentation des capacités respiratoires aériennes chez un poisson amphibien, le killi des mangroves Kryptolebias marmoratus avec le temps passé hors de l’eau.
La plasticité phénotypique et la sélection ne mettent pas nécessairement en jeu les mêmes gènes, comme cela fut démontré chez deux populations de choquemort Fundulus heteroclitus localement adaptées à la température (Dayan et al., 2015; Healy & Schulte, 2015). De telles observations ont aussi été réalisées chez les épinoches Gasterosteus aculeatus localement adaptées à l’eau de mer ou à l’eau douce, avec des différences de plasticité dans la réponse à des variations de salinité en termes d’expression de gènes (McCairns & Bernatchez, 2010). Cependant il est parfois difficile de différencier l’adaptation locale de la plasticité phénotypique car celles-ci sont parfois étroitement liées et la plasticité peut devenir adaptative. En effet chez des daphnies Daphnia magna venant de plusieurs latitudes, il a été montré que l’acclimatation (en laboratoire) à des températures chaudes tout comme la température du site d’origine avaient le même effet positif sur la concentration en hémoglobine, en augmentant leur tolérance à des températures élevées (Yampolsky et al., 2013). On parle alors de plasticité adaptative (Price et al., 2003; Fusco & Minelli, 2010; Grenier et al., 2017). Celle-ci correspond aux cas où la plasticité phénotypique permet aux organismes de répondre à un changement environnemental tout en augmentant leur fitness (Rago et al., 2019). Cependant d’un point de vue évolutif, le coût (adaptatif) et le bénéfice de la plasticité restent débattus. En effet, nous pouvons nous interroger sur le coût énergétique (quantité d’énergie investie dans un processus biologique) et sur le coût adaptatif (impact sur la fitness) de la plasticité phénotypique. Il apparaît évident que dans un environnement dont les paramètres varient régulièrement, la plasticité peut s’avérer avantageuse, mais au détriment de certains traits biologiques comme la taille des organismes : on parle alors de trade-off (compromis) entre plasticité et coût adaptatif (DeWitt et al., 1998). En revanche dans un environnement stable, la plasticité peut être très faible. Un exemple classique est le cas des poissons polaires de l’ordre des Notothénoïdes comme Chaenocephalus aceratus, qui ne possèdent plus d’hémoglobine, l’oxygène dissous étant présent à des taux plus important dans les eaux froides de leur habitat que dans des milieux tempérés (Holeton, 1970). En revanche, avec le réchauffement climatique diminuant les niveaux d’oxygène dans l’eau, cette perte de plasticité dans le transport d’oxygène tout comme la perte de plasticité cellulaire dans la réponse à des stress thermiques auront très probablement un impact sur leur survie (Bilyk et al., 2018). Néanmoins, il nous faut nuancer la notion de coût quand on parle de plasticité phénotypique, car son étude nécessite la mesure de plusieurs traits biologiques, parfois sur plusieurs générations (Relyea, 2002).
Chez D. labrax, on pourrait donc se demander si la plasticité phénotypique dans la tolérance à des stress environnementaux comme la dessalure, induit un coût adaptatif. Pour cela, nous pouvons émettre l’hypothèse que chez les phénotypes les plus plastiques, l’acclimatation à la dessalure aurait un coût énergétique plus faible (lié à un métabolisme respiratoire plus bas), traduisant un coût adaptatif plus faible de la plasticité phénotypique chez ces individus.
Régulation du milieu interne
Face à des variations des paramètres environnementaux, les organismes répondent selon l’une de ces trois stratégies : la fuite, la conformation, ou la régulation (Fig. 5). La fuite consiste pour ces organismes à chercher un environnement plus propice à leur survie, par des processus de migration ou de réaction d’enfouissement par exemple. Lorsque les organismes décident de rester dans cet environnement changeant, il faut alors distinguer deux grands types d’organismes : les conformeurs et les régulateurs.
Les conformeurs, comme leur nom l’indique, présentent un environnement interne équivalent à l’environnement extérieur dans lequel ils vivent. Les régulateurs quant à eux possèdent une « norme » interne qui ne dépend pas du milieu dans lequel ils se trouvent. Il leur faut alors ajuster ou maintenir leur environnement interne, processus appelé homéostasie (Ramsay & Woods, 2014; Schulkin, 2015). Il correspond à l’ensemble des mécanismes de régulation morphologiques, métaboliques, biochimiques et moléculaires nécessaires au maintien des paramètres internes de l’organisme. On peut ainsi définir des grandes catégories d’organismes selon les stratégies qu’ils arborent face à des variations de paramètres environnementaux : on parle d’oxy-conformeurs et d’oxy-régulateurs en réponse à des variations de disponibilité en oxygène, de thermo-conformeurs et de thermorégulateurs en réponse à des variations de température, ou encore d’osmo-conformeurs et d’osmo régulateurs en réponse à des variations de salinité. Une autre stratégie possible pour les organismes face à de nouvelles conditions environnementales peut être l’ajustement de leur physiologie et de leur comportement, processus appelé allostasie (Ramsay & Woods, 2014; Schulkin, 2015). Par exemple, la diminution de la consommation d’oxygène en milieu hypoxique associée à la diminution du métabolisme basal chez le loup est un exemple de régulation allostatique (Zhang et al., 2017).
En revanche, il existe pour chaque organisme une gamme de tolérance avec des points critiques à partir desquels ils ne sont plus capables de résister et de survivre. On parle aussi de surcharge allostatique, lorsque les organismes ne sont plus à même d’ajuster leur physiologie et/ou comportement (McEwen, 2016). Au-delà de ces limites, une forte variabilité inter-individuelle ou intraspécifique peut être détectée au sein même d’une espèce.
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Table des matières
Introduction
1. La Méditerranée et les changements environnementaux
2. Acclimatation et plasticité phénotypique
3. Régulation du milieu interne
4. La variabilité intraspécifique
5. L’osmorégulation chez les poissons
5.1 En eau de mer
5.2 En eau douce
5.3 Mécanismes moléculaires de l’osmorégulation
5.4 Contrôle hormonal de l’osmorégulation
6. Les télomères : nouveaux marqueurs de stress environnementaux chez les ectothermes ?
7. Intérêt du loup méditerranéen D. labrax comme modèle biologique
8. Objectifs de la thèse et organisation du manuscrit
Chapitre I : Comment le loup méditerranéen Dicentrarchus labrax s’acclimate-t-il à de longues expositions en eau douce ?
Prologue du Chapitre 1
Résumé du Chapitre 1
Chapitre II : Variabilité intraspécifique dans la tolérance à l’eau douce chez le loup méditerranéen Dicentrarchus labrax
Prologue du Chapitre 2
Résumé du Chapitre 2
Chapitre III : Caractérisation transcriptionnelle de la variabilité intraspécifique dans la tolérance à l’eau douce chez le loup méditerranéen Dicentrarchus labrax
Prologue du Chapitre 3
Résumé du Chapitre 3
Chapitre IV : La dynamique des télomères est-elle un bon marqueur moléculaire de stress hypo-salins chez le loup Dicentrarchus labrax ?
Prologue du Chapitre 4
Résumé du Chapitre 4
Discussion & Perspectives
1. Réponses comportementales et physiologiques à la dessalure chez le loup méditerranéen
1.1 Étude du compromis osmo-respiratoire chez le loup
1.2 Métabolisme respiratoire en eau douce en normoxie et en hypoxie
1.3 Réponses comportementales en eau douce chez le loup méditerranéen
1.4 Mise en place des mécanismes hyper-osmorégulateurs à court terme et à long terme
2. Plasticité phénotypique des loups méditerranéens face à la dessalure
2.1 Sélection des phénotypes liés à la tolérance à la dessalure
2.2 Plasticité phénotypique en eau douce et compromis adaptatif
3. Nouvelles approches moléculaires pour l’étude des stress osmotiques chez le loup
3.1 La dynamique des télomères comme potentiel biomarqueur moléculaire de stress salins
3.2 La méthylation de l’ADN : un facteur déterminant dans la plasticité phénotypique chez les loups ?
Conclusion
Références Bibliographiques
Annexes
Annexe 1 : Liste de publications
Annexe 2 : Participation à des projets scientifiques
Annexe 3 : Communications scientifiques
Annexe 4 : Autres activités scientifiques
Résumé de la thèse
Abstract