La BERD avant la Méditerranée
Ce premier chapitre s’attachera à revenir sur les vingt premières années d’existence (1991-2011) de la BERD : en revenant sur l’histoire institutionnelle de la Banque, en comprenant son fonctionnement, (I) nous pourrons ensuite aborder la dimension critique de son action, largement relayée par la société civile européenne (II).
La BERD, de sa création au partenariat de Deauville, retour sur 20 ans d’existence
« La BERD est une institution internationale qui s’apparente par sa vocation à son illustre ancêtre, la Banque mondiale » . Cette dernière, banque d’investissement internationale créée sous l’initiative de John Maynard Keynes au lendemain de la seconde guerre mondiale afin de financer par des prêts la reconstruction de l’Europe d’après-guerre, s’est plus tard tournée vers l’aide au développement dans une tentative de réduire la pauvreté à travers le monde. Au même titre que la Banque Mondiale et ses institutions trouvèrent leur origine dans le monde de l’après-guerre, la BERD trouve son terreau au cœur d’une pé riode ayant entraînée de profondes transitions en ce qui concerne les modèles politiques et économiques internationaux,à savoir le démembrement du bloc soviétique et la transition – accompagnée, donc, par les institutions financières occidentales – des ex-pays soviétiques vers la « démocratie de marché » (a). Ce retour sur l’histoire de la BERD nous permettra par la suite de nous attacher à décrire l’organisation de la BERD ainsi qu’à analyser de sa mission (b), de sa vision et des outils à sa disposition (c)
Aux origines de la création de la BERD
Fort de son concept d’intégration européenne, François Mitterrand, alors Président de la République française, a été le premier à évoquer lors du sommet de Strasbourg en 1989, l’idée d’une Banque Européenne pour la Reconstruction et le Développement dont le fonctionnement s’inspirerait de celui de la Banque mondiale, dont nous avons déjà parlé ci-dessus. La BERD a donc été créée pour « faire face à le défi posé par un moment extraordinaire dans l’histoire de l’Europe , la chute du communisme à l’Est » . Ainsi, la BERD naît-elle à Paris grâce à un accord international signé le 31 mai 1990 et s’attachera-t-elle, selon un rapport de la Commission des Affaires étrangères du Sénat publié en 1997, à « favoriser la transition des économies des pays de l’Est vers l’économie de marché et d’y favoriser l’initiative privée et l’esprit d’entreprise » . Ce même rapport, largement favorable et enthousiaste vis-à-vis des activités de la Banque dans les ex-pays soviétiques d’Europe centrale, orientale, du Caucase et d’Asie centrale, souligne que le rôle de la BERD est à la hauteur de » l’enjeu historique de la transition » et que son travail est un support de poids pour répondre au double défi de l’élargissement et de l’adaptation des Etats de l’ancienne URSS à l’économie de marché. Cependant, avant même sa création effective en avril 1991, date à laquelle le quartier général de la Banque ouvre à Londres, la BERD se » heurte à l’opposition des Etats-Unis qui souhaitaient que le redressement économique de l’Europe centrale et orientale soit confiée à la seul Banque mondiale (…) au sein de laquelle leur influence était prépondérante « .
Le fonctionnement institutionnel de la BERD : un acteur européen ou international ?
Les Etats-Unis, in fine, se rallièrent rapidement au projet et y jouent aujourd’hui un rôle majeur, étant donné qu’ils contrôlent 10% du capital , ce qui en fait l’un des acteurs les plus influents au sein de la BERD. Cela nous permet ici de souligner que la BERD, si elle est dotée d’une identité fortement européenne et même « si l’Union européenne fait partie des financeurs de la BERD » , n’est pas une institution de l’Union européenne. En effet, elle comprend dès ses débuts 60 membres : 58 pays en plus de l’Union européenne et de la Banque européenne d’investissement (BEI).
En 2014, 66 pays-membres composent le conseil des gouverneurs, avec un gouverneur (généralement le ministre des finances) et un suppléant désignés pour chaque pays. Ce conseil a pour tâche principale d’élire un co nseil d’administration – board of directors en anglais – restreint, dont les 23 membres élus pour un mandat de 3 ans définissent les directions stratégiques générales de la BERD, ainsi que les stratégies-pays (voir infra).
Le président de la BERD est élu directement par le conseil des gouverneurs dont les voix sont réparties de manière proportionnelle à la part de capital détenue par le pays que chaque gouverneur représente. Cependant, des mécanismes et des seuils sont prévus pour qu’il y ait tout de même une représentativité des pays détenant une faible partie du capital de la Banque. Néanmoins, dans les faits, l’élection du président de la BERD – du moins, jusqu’à celle de Sir Suma Chakrabarti, élu en 2012 – faisait l’objet d’opaques tractations. Comme l e souligne Owen Barder.
La synthèse entre banque de développement et banque d’affaires : la bonne formule néolibérale
Néanmoins, même si les silhouettes et les trajectoires de la BIRD et de la BERD semblent largement similaires, la ressemblance s’arrête vite : la BERD a en effet la particularité d’occuper tout à la fois les fonctions d’une banque de développement classique doublée du mandat d’une banque d’affaires , et cette « dichotomie, inscrite dans l’organigramme de la Banque (…) apparaissait source de tensions, sinon de contradictions, dans l’activité de la BERD et risquait de compromettre la cohérence de son action et, par-là, sa crédibilité et son efficacité » à ses débuts.
En effet, effectuer une synthèse entre ces deux formules institutionnelles est moins instinctif qu’il n’y paraît : une banque de développement est généralement publique, multilatérale et ses « missions s’inscrivent dans le cadre des politique de coopération et d’aide au développement définies par les Etats. [Elles visent] à favoriser le progrès économique et social des pays émergeants par leurs activités de financements de projets [etc.] » . Une banque d’affaire, quant à elle, est généralement privée, effectue des opérations financières complexes au bénéfice des entreprises industrielles ou/et commerciales, ce qui est le cas de la BERD lorsque l’on observe ses partenaires/clients ainsi que ses domaines de compétence : financements par prêts et assistances techniques aux fonds d’actions privés, aux institutions financières, au secteur pétrolier et gazier…
Cette formule a le mérite de faire de la BERD une institution financière internationale riche et extrêmement rentable. Les pays-actionnaires assurent un capital estimé en 2015 à près de 29 milliards d’euros (en vérité, il s’agit de promesses de participations – la Banque dispose d’une réserve de 7.8 milliards d’euros ). En 2012, la BERD avait investi 9 milliards d’euros répartis sur 380 projets différents, réalisant un bénéfice de 14 milliards d’euros. Ainsi la force de financement des actionnaires, couplée au cœur de cible des bénéficiaires – c’est-à-dire un secteur privé à haute
valeur ajoutée – fait de la BERD une banque de développement internationale financièrement performante, capable de financer des projets à risque qu’une banque commerciale classique serait incapable de financer.
Enfin, cette dichotomie implique que la BERD conçoit que le développement des économies émergentes passe par le soutien au secteur privé mais aussi par le soutien à l’Etat : les conditions au développement d’un secteur privé efficace – moteur d’une croissance inclusive – passent donc par un soutien aux réformes politiques et économiques, et c’est donc sur ce point-là qu’œuvre la BERD : de fait, la Banque défend une formule économique néolibérale, si l’on accepte que la stratégie de la BERD répond à la définition de David Harvey, l’auteur d’ Une brève histoire du néolibéralisme, selon laquelle.
La dimension sociale et politique de l’action de la BERD : l’exemple de l’Azerbaïdjan
L’article 1er des statuts de la BERD prévoit – contrairement aux autres banques de développement – que la Banque ne développe son action que dans les pays » qui s’engagent à respecter et mettent en pratique les principes de la démocratie pluraliste » : il s’agit là d’une condition sur l aquelle s’appuient les organisations de la société civile (OCS, qui peuvent être des associations locales ou bien des organisations non-gouvernementales – ONG) pour surveiller les activités de la Banque dans les pays où la démocratie, les droits de l’homme ou l’Etat de droit ne sont pas appliqués – en bref, où les conditions politiques et sociales ne sont pas réunies pour mener un projet soutenable socialement. C’est ainsi que l’ONG Human Rights Watch s’était emparée de l’occasion que représentait la consultation publique à propos de la révision de la stratégie-pays de la BERD pour l’Azerbaïdjan en 2007 pour écrire une lettre ouverte aux dirigeants de la Banque afin de les mettre face à leurs contradictions, en faisant l’inventaire des violations des droits de l’homme commises par le gouvernement et l’Etat azerbaïdjanais : assassinats irrésolus de journalistes de l’opposition, torture, interdictions de se rassembler, pressions commises sur les défenseurs des droits de l’homme, emprisonnements politiques, et c. Ainsi, les « défis demeurant » reconnus comme tels par la BERD en matière politique ne faisaient que » sous-estimer » la situation politique, ce qui était considéré comme « hautement préoccupante, car omettant les droits fondamentaux nécessaires au peuple [a zerbaïdjanais] pour être capable de rendre leur gouvernement responsable de ses actions » Alors, « qui ne dit mot consent » ou bien la BERD a-t-elle une part active en matière d’abus envers les droits humains et sociaux ? Pis, profiterait -elle de cette situation politique pour mener à bien ses projets ? 8 ans après la lettre signée par HRW, il est intéressant de prendre le pou en analysant le projet BTC (Bakou-Tbilissi-Ceyhan), gazoduc géant répondant à la réorientation stratégique de l’Europe qui cherchait, dans les années 2000, à limiter sa dépendance au gaz russe . Ainsi, la BERD et d’autres financeurs publics ont développés un projet « considéré comme [étant] de classe mondiale et British Petroleum [BP], le sponsor du projet, a signé la liste de standards sur les droits humains définis par l’OCDE, les Etats Unis et la Grande-Bretagne. Cependant, critiquer le projet BTC a cessé d’être toléré dans les trois pays impliqués – l’Azerbaïdjan, la Géorgie et la Turquie. Alors que des journalistes étaient arrêtés en Azerbaïdjan, des personnes ayant émis des critiques étaient intimidées, arrêtées et même torturées en Turquie, où des villageois protégeant leurs terres étaient passés à tabac et hospitalisés par la police anti-émeutes » b. « Retour vers le futur » : le soutien financier de la BERD aux industries polluantes, l’exemple du secteur minier.La question de la sécurité énergétique, assurée par une industrie et des p roduits fortement polluants, tels que le pétrole, le gaz ou le charbon, pose par ailleurs la question de l’impact environnemental et climatique de la BERD au sein des pays où elle finance des projets depuis ses débuts.
Ainsi, sur la question du charbon et de ses méthodes d’extraction, la BERD est allée jusqu’à publier un document officiel concernant sa participation au sein du secteur minier , illustrant à quel point son implication, en dépit de ses engagements environnementaux (voir infra.), si elle devait être cadrée par un document de ce type là, était appelé à demeurer et à se développer pour encore bien des années dans ce secteur hautement problématique qu’est l’extraction du charbon . En plus de faire réagir les associations et les ONG environnemental es, cette formalisation de la politique minière de la Banque a eu pour effet de faire réagir le groupe parlementaire des Verts européens, qui, dans une lettre ouverte destinée aux commissaires européens , ont vertement souligné le manque de cohérence de la BERD, qui « finance l’extraction de charbon sans établir de relation avec la contribution au changement climatique impliquée par la combustion du charbon. Il s’agit là d’une vision très limitée », selon les termes du député européen allemand Reinhard Bütikofer . En effet, le public connaît bien le rôle que l’exploitation et la combustion du charbon entretiennent au sein du bouleversement climatique actuel – et des études scientifiques régulières et indépendantes ne cessent de le rappeler.
Jusqu’aux marges de son empire, en Mongolie, la BERD accroit son portefeuille d’actions dans le secteur minier : c’est ainsi qu’en 2010, une usine de traitement de charbon a reçu un prêt de 180 millions de dollars de la part de la BERD, alors que le projet minier Tsagaan Suvarga a perçu un financement de 350 millions d’euros.
Ce tropisme de moins en moins caché vers le secteur minier, favorisant et favorisé par des contextes socio-politiques ou les droits de l’homme ne sont que peu respectés, poussent les milieux altermond ialistes à parler, ironiquement, d’un » retour vers le futur » , maniant le symbole de l’exploitation du charbon comme celui d’une régression vers les débuts de la révolution industrielle – où ce combustible a supporté le développement phénoménal des sociétés occidentales tout en signifiant la domination du prolétariat et l’entrée dans la société de consommation et son cheptel de déchets et de pollution – à une époque où des sources d’énergies propres devraient être favorisées.
La BERD et la corruption
Dès ses balbutiements, la BERD avait affiché une forme de contradiction entre les objectifs déclarés et son mode de fonctionnement. Cherchant à faire triompher la démocratie et l’Etat de droit dans des pays en pleine transition politique, le leadership interne de la Banque était, seulement deux ans après qu’elle ait débuté les opérations, sérieusement remis en cause : Jacques Attali, premier président de la BERD, se voyait ainsi, en juin 1993, contraint à démissionner de son poste. En cause : une gestion des opérations de la Banque à l’odeur de scandale, semant les graines de la corruption au plus haut niveau de son administration – durement mêlé à des affrontements politiques entre les pays-actionnaires. Ainsi, l’édition du 27 avril 1993 de l’Humanité , deux mois avant la démission du président Attali, soulignait une gestion problématique des finances de la Banque : « les dirigeants de la BERD, qui n’ont déboursé que 200 millions d’écus en deux ans (soit 10% des crédits qui avaient été approuvés), ont annoncé, hier, qu’en 1993 la banque devrait presque tripler le montant de ses prêts en Europe de l’Est, pour atteindre 500 millions d’écus. Outre ses dépenses luxueuses, la Banque s’était vu reprocher la lenteur dans le déblocage de prêts. » Pis, comme le souligne une enquête de L’Express, daté du lendemain de la démission de Jacques Attali : « la BERD avait dépensé pour elle-même deux fois plus d’argent qu’elle n’en avait déboursé pour ses activités à l’Est. […] Entre avril 1991 et la fin de 1992, la banque avait consacré à ses activités de prêt et d’investissement à l’Est 101 millions de livres, soit environ 840 millions de francs. Pour elle -même, c’est-à-dire pour l’équipement et l’installation de ses bureaux, les salaires et les voyages de ses employés, elle avait payé 201,5 millions de livres (1,7 milliard de francs). Quelques frais remarquables venaient corser le tout, comme une facture de 4,5 millions de francs, en 1992, pour la location de jets privés. »
Au cœur du scandale, le fameux « marbre de la discorde » venant remplacé le revêtement en tuf du siège de la Banque à la City vient symboliser les rêves de grandeur de ses dirigeants, prêts à débourser 6 milli ons de francs de l’époque pour ce que l’on pourrait qualifier un détail esthétique . Le départ de Jacques Attali, remplacé par le Français Jacques de Laroisière, ancien directeur du Fonds Monétaire International et de la Banque de France, vient calmer le battage médiatique, les tensions internes et lisser l’image de la Banque, mais le ver de la corruption est alors entré dans la pomme.
En 2004, une enquête de l’observatoire américain Government Accountability Project, relayée par The Guardian dans un article intitulé « EBRD ‘failing to combat corruption’ » , soulignait que près de 20% des financements accordés par les institutions financières internationales (IFI) étaient utilisés à des fins de corruption et que parmi les IFI, la BERD étaient de loin la « pire », bien « au-delà du scandale, [comme si les pots-de-vin] étaient devenus une clause invisible dans les contrats « .
Cette enquête, par ailleurs, révélait une opacité du fonctionnement de la Banque en la matière, malgré la souscription à des conventions inte rnationales luttant contre la corruption, telle que l’Initiative pour la Transparence des Industries Extractive visant à combattre la corruption dans les secteurs gaziers, pétroliers et miniers.
La Méditerranée avant la BERD : défis environnementaux, enjeux économiques et sociaux
Après avoir brossé un portrait de la BERD avant que cette dernière ne s’implante dans les quatre pays du SEMED, il est donc nécessaire dans ce deuxième chapitre de s’interroger sur la situation de ces pays du SEMED avant les interventions de la BERD. L’auto-immolation de Mohamed Bouazizi, vendeur de fruits et légumes à Tunis, qui inaugure les soulèvements arabes de 2010 2011 et le processus révolutionnaire qui s’ensuit dans certains pays arabes, symbolise la situation d’une région arabe sur le fil du rasoir, en mutation profonde, tant en ce qui concerne son environnement que ses sociétés (I), mais enferrée structurellement par des régimes gérontocrates, corrompus et une situation économique inadaptée à ces mutations (II). Il est donc intéressant, sans refaire une histoire des révolutions arabes ou tenter d’expliciter l’entièreté des enjeux présents dans la région, d’analyser les problématiques communes et structurants la région, qui vont co nditionner l’intervention de la BERD à partir de 2011.
La Méditerranée, première victime du changement climatique
En tant que mer, la Méditerranée est en train de devenir l’un des points de réchauffement les plus préoccupants du monde, un véritable « hot sp ot » comme l’a identifié le spécialiste du climat Filippo Giorgi : une étude de Climate Dynamics quant à elle estime le réchauffement de cette mer pour la période 2070 -2099 de 2 à 4°C (comparé à la période 1960-1991), avec une hausse du niveau de la mer de 30 à 50 centimètres . Cette même étude souligne l’importance que revêtiront les choix socio-économiques dans une évolution plus ou moins radicale de la situation climato environnementale, soulignant ainsi à quel point il s’agit d’un enjeu de transition.
Projections climatiques dans la région arabe et risques potentiels du changement climatique
Ainsi, si le changement climatique est une crise globale, il s’agit aussi d’une crise régionale dont les conséquences seront spécialement lourdes au sein de la régi on arabe. Comme l’a souligné dans son rapport annuel le Groupe international d’experts sur le climat , la région arabe est celle qui va être » le plus sévèrement affectée par le changement climatique » : un réchauffement mondial de +2°C en 2100 (comparé à l’ère préindustrielle – ce qui est un scénario « très optimiste »), impliquerait dans la région arabe un réchauffement moyen de +3°C à +6°C d’ici 2050, selon un autre rapport de la Banque mondiale.
Les 360 millions d’habitants du monde arabe seront donc touchés, et parmi eux, les 100 millions de pauvres que comptent la région sont voués à être les plus impactés par cette crise climatique qui se profile : d’ors et déjà, en 2012, il était établi que la région Proche-Orient avait franchi une augmentation générale de +2°C, accompagné d’une forte réduction des précipitations, ce qui, par ailleurs, accroît le stress hydrique dont est victime l’ensemble de la région arabe (52% de la région reçoit moins de 100mm d’eau par an, 15% en reçoit entre 100 et 300 mm et 18% e n reçoit plus que 300 mm). Le reste est composé des régions montagneuses, comme le Liban, nettement moins aride que le reste de la région. A cela s’ajoute une transition démographique tardive, qui a vu la population des pays arabes passer de 128 millions en 1970 à 359 millions en 2010, avec un pic attendu en 2050, ou la population des seuls pays arabes devrait se stabiliser à 598 millions d’habitants : il s’agit d’un facteur risque supplémentaire.
Quels sont les problèmes politiques, économiques et sociaux structurant en Egypte, Jordanie, Tunisie et au Maroc au moment de la transition ?
Le slogan « dégagez » lancé par les foules contre les régimes de Moubarak et Ben Ali, les défilés – plus pacifiques et moins revendicatifs – au Maroc et en Jordanie a souligné le ras-le-bol d’une population enferrés dans de forts problèmes économiques face à des gouvernements et des Etats fortement corrompus, inertes face à la nécessité de changement.
Entre Etats-rentiers et Etats néo patrimoniaux : des systèmes politiques et sociaux corrompus
Les Etats arabes d’avant et après les révolutions n’ont pas « révolutio nnairement » évolués et conservent un ensemble de caractéristiques structurantes – et sclérosantes. Cependant, les quatre Etats qui nous intéressent ici ont tous en commun d’organiser leur système de domination de manière hybride, modulant entre le principe de l’Etat-rentier (dont l’archétype est l’Etat arabe du Golfe) et de l’Etat néo patrimonial (dont l’archétype est l’Etat africain – type Centrafrique), sans être totalement l’un ou l’autre. Cette modulation entre deux modèles entraîne néanmoins une sclérose du système économique et sociale, fondé sur des modèles de consentement forcés par une forme de loyauté et d’intérêt trouvé par les populations.
Ce sont justement ces mécanismes qui ont failli au moment des révolutions arabes.
Comme le souligne Fouad Bahri, « l’Etat arabe est l’exemple type de l’Etat rentier, qui offre à son peuple des opportunités économiques en échange de leur ‘soumission volontaire’. (…) Le peuple [est] heureux de bénéficier des différents services sociaux et économiques proposés par l’Etat. Bien évidemment, ce système rentier existe au détriment de la démocratie. (…) Le système rentier peut se résumer ainsi : si vous avez assez de ressources externes à injecter dans l’économie, vous arriverez à maintenir un certain niveau d’autoritarisme. »
De fait, l’on peut arguer que les Etats que nous étudions ici n’appartiennent pas à la catégorie des Etats-rentiers, étant donné que ces derniers se fondent traditionnellement sur une forte manne pétrolière. Cependant, leur rente peut -être douanière (l’Egypte, avec le canal de Suez), touristique (Tunisie, Maroc), ou même partiellement basée sur l’aide au développement (comme c’est le cas de la Jordanie et de l’Egypte), et de fait, ce mode de fonctionnement sclérose le système économique : « mieux vaut avoir en face de soi des chômeurs ou des travailleurs précaires dont on achètera la soutien contre un logement ou quelques avantages sociaux que de laisser se constituer une classe social créant de la richesse par elle même et capable de s’autonomiser par rapport à l’Etat au point de commencer à lui demander des comptes et de contester son pouvoir. »
Le mode de domination économique intervient pour soutenir un système plus vaste de domination, répondant aux caractéristiques de l’Etat néo-patrimonial, issus des formes de l’Etat moderne ( » ‘formes d’organisation de la vie politique’ associée à des appareils bureaucratiques, des partis et des mouvements populaires, largement plus développées que celles de systèmes politiques traditionnels » ), occultant derrière un verni moderniste et démocratique des liens de clientélisme et de loyauté, ou l’Etat « se caractérise par un phénomène de patrimonialisation et d’institutionnalisation [ce qui opère] une confusion entre le domaine public et le domaine privé » et en définitive une très forte corruption, ontologique à ce modèle d’Etat. De fait, » en utilisant les mouvements révolutionnaires et les solidarités communautaires comme soutiens, la rente (…) comme ressource et l’Islam officiel comme caution, les dirigeants arabes ont disposé d’une légitimité plurale qui leur a permis de renforcer leur pouvoir souvent dictatorial. L’établissement d’Etats [néo]patrimoniaux s’est alors accompagné de l’affirmation de régimes autoritaires. »
Des systèmes économiques fragiles balayés par la crise financière de 2008
Ainsi, les soulèvements et manifestations dans les pays arabes sont donc intervenus comme le symptôme de la crise d’un modèle politique entretenant un modèle économique et social visant à exercer une domination des sociétés, fo ndé sur une très forte inégalité territoriale, entre des centres urbanisés, éduqués, employés et riches – vitrines économiques des pays –, et des périphéries sous-qualifiées, malnutries, sous employées… , victimes silencieuses d’un « apartheid économique » et de la quasi-« pétrification » de l’économie, marquée par une stagnation de l’économie depuis les années 1980 , aggravée par la crise économique spectaculaire de 2008, qui entraîne, pour l’ensemble de la région méditerranéenne, des pertes vertigineuses, comme en témoigne cet inquiétant inventaire à la Prévert concernant les données économiques des pays du Sud et de l’Est de la Méditerranée.
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Table des matières
PARTIE I : 1991 – 2011. De la chute du bloc soviétique au partenariat de Deauville, l’élargissement du domaine de compétences d’une Banque de développement continentale vers la région méditerranéenne
Chapitre I : La BERD avant la Méditerranée
I. La BERD, de sa création au partenariat de Deauville, retour sur 20 ans d’existence
II. L’action controversée de la BERD dans les ex-pays soviétique, révélatrice de pratiques contestables
Chapitre II : La Méditerranée avant la BERD : Défis environnementaux, enjeux économiques et sociaux
I. La Méditerranée, première victime du changement climatique
II. Quels sont les problèmes politiques, économiques et sociaux structurant en Egypte,
Jordanie, Tunisie et Maroc au moment de la transition
Chapitre III : Le partenariat de Deauville et l’arrivée de la BERD dans le monde arabe
I. Le partenariat de Deauville, un plan Marshall pour le monde arabe ?
II. Quelles critiques au partenariat de Deauville ?
III. La BERD, nouvelle actrice majeure dans les relations euro-arabes
PARTIE II : 2012 – 2015 : La BERD dans les pays du Sud et de l’Est de la Méditerranée. Une analyse des politiques et des stratégies de la Banque en matière environnementale et sociale
Chapitre I : Les « gardes-fous » sociaux et environnementaux
I. Les normes imposées à la BERD en matière environnementale et sociale
II. Les standards en matière environnementale et sociale promus par la BERD
III. L’Etude d’incidence environnementale : mode d’emplois et limites
Chapitre II : Stratégies et projets
I. Jordanie : la dimension énergétique privilégiée
II. Maroc : la BERD au secours des infrastructures de « bien public » ?
III. Egypte : la BERD sur tous les fronts ?
IV. Tunisie : du leasing financier à tous les étages
Chapitre III : L’impact environnemental et social de la BERD, analyse des politiques sectorielles dans la SEMED
I. De l’agriculture à l’agrobusiness, quel changement de sens, quel impact ?
II. La question hautement problématique de l’énergie
III. L’action pour le climat contre la logique de marché ?
Chapitre IV : La BERD contre les Etats
I. Les partenariats publics-privés : heurs et malheurs d’une méthode idéologique
II. La conditionnalité de l’aide au développement
III. La trahison de l’Etat
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