En 2013, la presse régionale révélait qu’une ancienne aide-soignante du centre hospitalier universitaire de Nantes travaillant au contact de patients traités à l’iode radioactif était engagée dans une procédure judiciaire contre son ancien employeur après avoir contracté une leucémie . Considérant que les mesures de protection contre les rayonnements radioactifs étaient insuffisantes, l’ancienne aide-soignante et ses avocats souhaitent désormais faire reconnaître la pathologie comme une maladie professionnelle liée à l’exposition répétée à la radioactivité. Le caractère professionnel de la pathologie est ici présumé, ce qui témoigne de l’actualité de la question de l’exposition à la radioactivité en médecine nucléaire. En effet, l’exposition professionnelle à la radioactivité dans le secteur médical relève du domaine des « faibles doses » pour lequel les risques ne sont pas connus (Boudia, 2009), à la différence des risques avérés auxquels peuvent être confrontés les professionnels de santé tels que les maladies nosocomiales (Carricaburu et al., 2008). La mise en évidence d’une relation causale entre l’exposition aux « faibles doses » et l’apparition de pathologies n’a pas été établie par les études épidémiologiques pour des doses inférieures à 100mSv . L’exposition aux « faibles doses » de radioactivité traduit une situation d’incertitude dans laquelle le danger n’est pas avéré sans pour autant que l’existence d’un risque puisse être exclue (Callon et al., 2001). Les « faibles doses » font ainsi l’objet de nombreux débats et controverses quant à leur dangerosité pour la santé, ce dont rendent compte un certain nombre de médias . Pourtant, en dépit de l’existence de possibles risques sanitaires, Walker (2000) fait remarquer que les expositions à la radioactivité d’origine médicale ont longtemps peu attiré l’attention des pouvoirs publics et des autorités de régulation. La radioprotection, c’est-à-dire l’étude et la gestion des risques liés à la radioactivité pour la population et les travailleurs, était relativement peu enseignée dans les formations médicales et paramédicales jusque dans les années 1970, ce qui s’est notamment traduit par de multiples cas de surexposition de professionnels comme de patients.
Encadré 1 : Projet scientifique du Labex IRON
La présente recherche s’inscrit dans le cadre du projet Labex IRON (Innovative Radiopharmaceuticals in Oncology and Neurology). L’objectif de ce projet est le développement de médicaments radiopharmaceutiques innovants ainsi que leur transfert en clinique pour : 1) le diagnostic dans les domaines de la neurologie et de l’oncologie ; 2) la thérapie du cancer par radiothérapie vectorisée. Ce programme comporte également un volet de recherche dans le domaine des sciences humaines et sociales dans lequel s’insère spécifiquement la recherche. Le développement de médicaments radiopharmaceutiques innovants n’est pas sans conséquence sur l’exposition à la radioactivité des patients comme des professionnels de santé de médecine nucléaire. En effet, le projet de développement de nouveaux radiopharmaceutiques vise notamment à diminuer la quantité de produit radioactif administré aux patients dans le cadre des examens d’imagerie ou des traitements, ce qui réduit par la même l’exposition des professionnels de santé à la radioactivité. Ainsi, le Labex IRON a formulé une demande d’étude portant sur l’analyse de la perception et de la gestion du risque professionnel lié à l’exposition aux « faibles doses » de radioactivité en médecine nucléaire. La recherche découle directement de cette demande institutionnelle.
La médecine nucléaire, un monde hybride entre soin et radioprotection
La médecine nucléaire comme monde hybride
La médecine nucléaire, une spécialité fondée sur l’utilisation de la radioactivité
Contrairement aux autres spécialités médicales utilisant des rayonnements, la médecine nucléaire repose sur l’utilisation d’isotopes radioactifs.
L’émergence et le développement d’une spécialité médicale
Les origines de la médecine nucléaire remontent à la première moitié du XXe siècle avec la découverte de la radioactivité artificielle par Irène et Frédéric Joliot-Curie en 1934 qui ouvre la voie à la production d’isotopes radioactifs ainsi qu’à leur utilisation à des fins biologiques et médicales (Swiniarski, 2003 ; Dubois, 2009) . Les premières expériences dans ce domaine sont d’ordre thérapeutique avec l’utilisation de l’iode radioactif pour traiter l’hyperthyroïdie à partir des années 1940 aux États-Unis (Dubois, 2009). Ce n’est que dans la période d’aprèsguerre que se développent véritablement les applications à visée diagnostique des isotopes radioactifs avec l’apparition des premières gamma-caméras aux États Unis dans les années 1960 (Ibid.). L’utilisation d’isotopes radioactifs à des fins diagnostiques a connu un essor important jusqu’à nos jours de telle sorte que l’imagerie médicale constitue actuellement l’essentiel de l’activité en médecine nucléaire. En effet, en 2010, la Société française de médecine nucléaire estimait que les actes diagnostiques représentaient près de 95% de l’ensemble des actes réalisés dans les services de médecine nucléaire français, contre seulement 5% pour les actes thérapeutiques. Par ailleurs, bien que les origines de la médecine nucléaire remontent à la première moitié du XXe siècle, la reconnaissance de la médecine nucléaire comme spécialité médicale est relativement récente puisqu’elle n’intervient qu’en 1971 aux États-Unis et seulement en 1988 en France. La médecine nucléaire constitue alors une spécialité médicale à part entière, indépendante de la radiologie et de la radiothérapie.
Parmi les spécialités médicales utilisant des rayonnements, la médecine nucléaire apparaît comme une spécialité à la taille relativement modeste. D’après le Conseil de l’Ordre des médecins, la France comptait 667 médecins nucléaires en 2016, contre 818 radiothérapeutes et 7 391 radiologues. Au-delà des seuls effectifs médicaux, la médecine nucléaire comptait près de 4 000 personnels en 2014 répartis entre différents groupes professionnels exerçant dans les services de médecine nucléaire (physicien médical, radiopharmacien, manipulateur en électroradiologie médicale, infirmière, préparateur en radiopharmacie, aide soignante) contre environ 7 000 dans les services de radiothérapie et près de 120000 dans le secteur de la radiologie. Ajoutons qu’en 2015, l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) dénombrait 217 services de médecine nucléaire en France (contre un millier en radiologie) dont 45% se situent dans des structures publiques, 44% dans des structures privées, 8% dans des établissements de santé privés d’intérêt collectif tels que les centres de lutte contre le cancer et 3% dans des établissements de structures mixtes. Enfin, selon un rapport de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) datant de 2014 et relatif à l’exposition aux rayonnements ionisants, la médecine nucléaire représentait 1 177 200 actes médicaux sur un total de 74 623 000 actes irradiants soit moins de 2%.
Les applications de la médecine nucléaire
La médecine nucléaire peut être définie comme l’ensemble des applications des médicaments radiopharmaceutiques à visée diagnostique et thérapeutique. Dans les deux cas, l’acte médical repose sur l’administration au patient d’un radiopharmaceutique ayant la particularité d’émettre des rayonnements radioactifs. Le radiopharmaceutique, généralement administré au patient par voie intraveineuse ou plus rarement par voie orale ou inhalatoire, est composé d’un isotope radioactif et d’un vecteur moléculaire permettant la concentration de l’isotope radioactif sur le tissu ou l’organe ciblé (Zimmermann, 2006). Le choix de l’isotope radioactif et du vecteur est fonction de la partie du corps étudiée et de la pathologie. La radioactivité émise par l’isotope radioactif est alors utilisée soit pour « visualiser sa localisation dans l’organisme » (applications diagnostiques), soit pour « initier la détérioration des cellules environnantes » (applications thérapeutiques) (Ibid., p.7). À noter que certains médicaments radiopharmaceutiques à visée thérapeutique permettent également la réalisation d’examens d’imagerie médicale. La finalité d’un même médicament radiopharmaceutique peut donc être à la fois thérapeutique et diagnostique.
Dans le cas du diagnostic en médecine nucléaire, la localisation dans l’organisme du médicament radiopharmaceutique est détectée par une caméra externe couplée à un système d’acquisition et d’analyse par ordinateur. La capture des rayonnements radioactifs émis par le médicament radiopharmaceutique permet alors la réalisation d’images de la partie du corps à explorer (les os, le cœur, les poumons, la thyroïde, les reins, etc.). L’imagerie diagnostique en médecine nucléaire comprend, d’une part, la scintigraphie ou tomographie d’émission monophotonique (TEMP) permettant la réalisation d’images métaboliques simples et, d’autre part, la tomographie par émission de positons (TEP) permettant de mesurer en trois dimensions l’activité métabolique d’un organe (Swiniarski, 2003). La scintigraphie comme la TEP permettent l’étude du métabolisme des organes et des tissus explorés à un échelon moléculaire, à la différence d’autres techniques d’imagerie telles que la radiologie produisant des images morphologiques et non fonctionnelles. Ces techniques d’imagerie médicale sont utilisées non seulement pour la recherche de pathologies (embolie pulmonaire, infarctus du myocarde, hyperthyroïdie, etc.) mais également pour suivre l’évolution de cancers ou pour s’assurer de l’efficacité d’un traitement.
La thérapie en médecine nucléaire, également appelée radiothérapie interne vectorisée, repose elle aussi sur l’administration d’un médicament radiopharmaceutique au patient, mais contrairement au diagnostic les vecteurs sont associés à des isotopes radioactifs à finalité thérapeutique en ciblant les tumeurs. La radiothérapie interne vectorisée en médecine nucléaire se différencie de la radiothérapie externe, davantage utilisée, pour laquelle la source de rayonnements se situe à l’extérieur du patient. La radiothérapie interne vectorisée consiste donc à administrer un radiopharmaceutique dont les rayonnements ionisants délivrent une dose à un organe cible dans un but curatif. Historiquement, cette technique est utilisée dans le traitement des cancers thyroïdiens avec l’administration au patient d’un médicament radiopharmaceutique à base d’iode radioactif (Dubois, 2009). Cette thérapie nécessite l’hospitalisation des patients pendant plusieurs jours dans des chambres radioprotégées jusqu’à élimination par voie urinaire de la plus grande partie du radiopharmaceutique administré. En 2015, l’ASN dénombrait 168 chambres de radiothérapie interne vectorisée réparties dans 47 services de médecine nucléaire. Plus récemment, d’autres applications thérapeutiques ont vu le jour en médecine nucléaire telles que la radio-immunothérapie, utilisée dans le traitement de lymphomes, ou encore la radio-embolisation permettant de traiter certaines tumeurs et métastases du foie (Zimmermann, 2006).
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Table des matières
Introduction générale
Partie 1 : Contexte et cadres conceptuels
Chapitre 1 : La médecine nucléaire, un monde hybride entre soin et radioprotection
Chapitre 2 : La gestion des tensions organisationnelles au prisme de la conciliation
Partie 2 : Méthodologie et terrains
Chapitre 3 : Méthodologie de la recherche
Chapitre 4 : Description de l’étude de cas
Partie 3 : Résultats et discussion
Chapitre 5 : Les tensions entre soin et radioprotection en médecine nucléaire
Chapitre 6 : Les stratégies de conciliation du soin et de la radioprotection
Chapitre 7 : Discussion des résultats
Conclusion générale
Bibliographie
Liste des illustrations
Liste des abréviations et des sigles
Annexes