La marginalisation : un processus marqué par le double décrochage

Le sans-abrisme et l’accueil d’urgence à Genève

À Genève, selon les associations, on dénombre entre 400 et 1000 personnes sans-abris. L’hiver venu, le plan grand froid est mis en place. En chiffre, cela signifie que « lorsque, pendant 48 h, la température descend en dessous de 0°C la journée et -10°C la nuit »4 tous les sans-abris doivent être au chaud. L’hébergement d’urgence se fait dans les abris de la Protection Civile de la ville. Cela équivaut à environ 100 lits, entre novembre et mars, de 19 heures à 8 heures le lendemain matin. Le reste de l’année, la Ville de Genève compte moins de 80 places, dont 60 payantes et à durée limitée. Face à cette insuffisance, à l’hiver 2009-2010, les 100 places d’accueil d’urgence, ont été doublées. Mais à l’hiver 2013-2014, la demande n’avait pas atteint ce chiffre. Selon le collectif genevois La Genève Escamotée5 – qui en 2014 publiait un constat de la politique d’hébergement d’urgence et du logement social en vue « de proposer des solutions concrètes pensées dans une perspective systémique et transversale » – ce constat résulterait de multiples paramètres à considérer lorsqu’on pense la problématique de l’accueil d’urgence. Face au sans-abrisme, certains sont tentés d’ouvrir leur porte « mais cela n’est pas sans risques pour ces hôtes improvisés qui peuvent se retrouver confrontés à des problèmes qui nécessiteraient un accompagnement professionnel » .

Dans cet environnement de survie, certains sans-abris faute de ressources immobilières, investissent leur pécule dans le business punissable pénalement des marchands de sommeil. La première parution de la Genève Escamotée en mars 2013, dédiée à l’accueil d’urgence à Genève avait selon Esther ALDER7, alors Conseillère administrative en charge de la cohésion sociale et de la solidarité, « mis en évidence la nécessité de réunir l’ensemble des partenaires du secteur social, cantonaux, communaux et associatifs, afin d’établir un bilan partagé de la situation. » Cela fut fait lors des Assises de la Précarité8, du 17 au 18 octobre 2013. Cette rencontre rythmée par des allocutions des représentants présents et des ateliers de travail a permis de faire émerger des demandes aux pouvoirs publics cantonaux et communaux telles que : la correction des « inégalités » , la « redistribution des richesses » , une « politique d’extension de l’hébergement d’urgence et du logement social », le développement « des politiques actives de communication et de création du lien social »

La question du non-recours à l’offre sociale, « véritable obstacle aux politiques sociales de la Ville »9 a elle aussi été abordée. C’est Philippe WARIN10, directeur de recherche au CNRS de Grenoble qui s’en est fait le porte-parole : « Afin de diminuer le non-recours, il s’agit de combattre les idées reçues et de mettre en place un système de lobby, tout en travaillant sur les quatre enjeux suivants : la communication, l’accueil administratif et l’accompagnement, l’organisation de l’action publique et enfin le pilotage des politiques publiques. » Si c’est surtout durant la période hivernale que les médias font écho à la problématique du sans-abrisme, il convient de noter que durant l’été, la chaleur, les habits inappropriés associés aux risques de déshydrations augmentent le taux de mortalité de cette population. Il y a aussi un paradoxe entre des lieux d’accueil d’urgence tantôt surchargés tantôt incomplets. La surpopulation est le symptôme d’une politique de dissuasion : les pouvoirs publics partent du postulat que « la médiocrité des conditions d’accueil aurait un effet dissuasif sur l’afflux des personnes démunies » .

Cette crainte de l’appel d’air est renforcée par l’idée que de nouveaux hébergements de nuit encourageraient l’immigration clandestine et le travail au noir12. Tantôt visible tantôt discrète, la thématique du sans-abrisme demande à être appréhendée sous deux angles : les parcours de vie des Comment se met en place le processus de marginalisation ? Qu’est ce qui empêche de demander de l’aide et d’entrer dans une mesure ? Comment rompre avec les représentations sociales liées à cette population ? Face à la complexité des enjeux, à la fois individuels et collectifs, du sans-abrisme, ce travail de mémoire focalise l’attention sur la question de la demande et du non-recours à l’offre sociale d’une population qui semble pourtant en avoir besoin. Pour guider et structurer le processus de recherche nous posons la question suivante : Dans un processus de marginalisation menant au sans-abrisme, quelles sont les raisons, à Genève, qui expliquent le non-recours à l’offre sociale ? ndividus qui y sont confrontés et les actions publiques qui tentent de la réguler.

Liens entre la thématique et le travail social

À chaque crise, les médias se chargent de rendre visible le phénomène du sans-abrisme, les réseaux sociaux offrent un espace à l’indignation collective. Chaque hiver, les médias débordent d’articles, les Unes revêtent leurs actions grands froids. Une fois la visibilité étendue et les faits dénoncés, éthiquement il n’est plus possible de rester inactif. Dans les faits, la mobilisation dure généralement de novembre à mars. La misère a des relents de tabous et renvoie à une représentation individuelle d’impuissance. Le sans-abrisme s’inscrit aussi dans les représentations collectives comme un libre choix de la personne. Alors, ainsi hissée au rang de liberté individuelle – voire de droit – la misère semble trouver la parade pour ne plus poser de questions à la société. Pourtant, la problématique du sans-abrisme est le symptôme des mailles d’un filet social lâches qui laissent passer puis trépasser les plus démunis. Elle est donc au coeur du travail social. Le Code de déontologie du Travail Social13 indique que les dispositifs de l’offre sociale ont à dessein des valeurs telles que la dignité, la participation, l’intégration et l’égalité de traitement. On y lit que ses objectifs14 sont notamment l’intégration sociale par le soutien mutuel des êtres humains dans leur environnement social, et l’écot de la société en faveur des personnes les plus démunies. Dans les faits, il arrive que les dispositifs publics – dépendants de priorités politico-économiques et dotés d’une complexité administrative – renvoient malgré eux une forme de normativité deshumanisante, faisant ainsi renoncer le public à certains de ses droits.

Cet écart constitue une part de la professionnalité du travail social. Tout d’abord, le travailleur social fonctionne habituellement dans une dynamique de réseau. Il fait des allers-retours entre les échanges avec les individus et les rapports pluridisciplinaires qu’il entretient avec ses partenaires. Le travailleur social est appelé à adopter plusieurs rôles : il est tantôt récepteur tantôt émetteur. Ces deux dimensions lui permettent d’avoir une lecture complète d’une situation et de penser des solutions, en prenant en compte aussi bien les aspects individuels, pratiques, économiques, que psychosociaux. Or, dans le phénomène du non-recours, il manque un partenaire essentiel : le bénéficiaire. Et c’est souvent dans le manque que prend sa source le travail social. Ses missions se situent à différents niveaux. Dans sa rencontre avec l’individu, il s’agira d’abord d’établir un premier contact, puis de créer un lien. Alors, il pourra s’atteler à identifier un besoin, lui-même formulé dans une demande ou dissimulé sous une plainte. C’est de cette première amorce, que pourra découler la deuxième partie : l’intervention, menée de pair avec le réseau. Leurs positions médianes au sein des réseaux offrent aux intervenants sociaux un vaste panorama, tant sur les composantes d’une problématique à l’échelle individuelle, que sur les incohérences d’un système pas toujours en mesure d’appliquer les codes moraux en vigueur. Ainsi, le phénomène du non-recours, inscrit le travail social dans des proportions d’actions plus étendues et implique par conséquent une intervention à l’échelle sociétale.

Les facteurs à l‘origine du sans-abrisme Robert CASTEL parlait de ruptures, elles sont nommées ci-après par la FEANTSA27 : « Souvent, les expériences individuelles telles que les ruptures relationnelles, les maladies, la dépendance, l’expulsion ou la violence sont combinées à des facteurs externes pour être à l’origine du sans-abrisme. Les facteurs externes peuvent être d’ordre structurel, comme l’accès difficile à un logement décent abordable, le chômage, l’emploi précaire et la discrimination ou la stigmatisation. Ils peuvent également être institutionnels, comme la sortie d’une institution telle qu’une prison ou une institution de prise en charge, un système d’aide social mal structuré ou mal géré et l’absence de coordination des services. » À la lumière de ce qui précède, soulignons qu’une même situation pourra être vécue de façon différente selon les individus. Découlant d’une sociologie de l’individuation, la sociologie de l’épreuve permet d’articuler les processus structurels de la société, à partir des expériences biographiques d’un sujet. Pour Danilo MARTUCCELLI28, les épreuves sont « variables en fonction des sociétés et des périodes historiques. » La sociologie de l’épreuve propose de prendre en compte la manière dont chacun appréhende les épreuves de la vie, dans un contexte donné et comment celles-ci opèrent une sélection sociale selon les capacités de chacun à les surmonter (résistance personnelle). L’approche de la sociologie de l’épreuve théorisée par Danilo MARTUCELLI29 apporte des outils de lecture quant aux manières de faire face aux événements de la vie ou comment les individus mettent en place des stratégies face à la désaffiliation structurelle ou aux ruptures. Chacun affronte les épreuves de la vie de manière différente, selon ses ressources propres. Ainsi, face à la même épreuve, Monsieur A. remontera la pente alors que pour Monsieur B., ce sera un processus de marginalisation qui se mettra en marche. De même, Monsieur C. demandera ou acceptera l’aide alors que Monsieur D.

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Table des matières

1. Remerciements
2. Mots-clés du travail
3. Introduction
4. Contexte sociopolitique à Genève
4.1. La crise du logement à Genève en chiffres
4.2. Le sans-abrisme et l’accueil d’urgence à Genève
5. Liens entre la thématique et le travail social
6. Objectif général
7. Cadre théorique
7.1. Le processus de marginalisation
7.1.1. Approche historique de l’exclusion
7.1.2. La marginalisation : un processus marqué par le double décrochage
7.2. Le sans-abrisme
7.2.1. Les facteurs à l‘origine du sans-abrisme
7.2.2. Le processus psychologique du sans-abrisme
7.2.2.1. L’importance de l’estime de soi
7.3. Le non-recours aux droits et services
7.3.1. Définition et enjeux de la terminologie
7.3.2. La typologie et les raisons du non-recours
7.4. Les préconstruits
7.5. Résumé du cadre théorique
8. Hypothèses et Variables
9. Méthodologie
9.1. Identification, description et argumentation du terrain d’enquête choisi
9.2. Présentation et argumentation des méthodes de collecte des données
9.3. Construction de l’échantillon
9.4. Présentation des témoins
9.5. L’analyse des données : l’analyse de contenu
9.6. Biais possibles ou probables anticipés10. Analyse
10.1. Avant le recours
10.1.1. La représentation de l’offre sociale
10.1.2. L’image de soi
10.2. Pendant le recours
10.2.1. À la rencontre des construits sociaux
10.2.2. L’interrelation entre l’offre et l’image de soi
10.2.3. L’interaction sociale : du rejet à l’intériorisation
11. Synthèse de l’analyse
12. Conclusion
13. Bibliographie
14. Annexes
14.1. Canevas d’entretien

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