La malléabilité du sens et le contexte social

Un problème de clarté induitpar Fukasawa

Attardons-nous d’abord sur les différents « mots-clés » qui accompagnent systématiquement la définition des herbivores. Les deux principales expressions utilisées pour décrire leur comportement en une phrase sont gatsu gatsu ガツガツ et sekkyokuteki 積極的, toutes les deux utilisées à la forme négative.
Elles sont définies par le dictionnaire Daijisen 大辞線 de la manière suivante : « Désirer de la nourriture de manière irraisonnable par dénuement. » « uete muyami ni shokumotsu o hoshigaru sama » « 飢えてむやみに食物をほしがるさま » pour gatsu gatsuet « faire une chose de son propre chef. » « monogoto o susunde suru sama. » « 物 事 を進ん で す る さま » pour sekkyokuteki. Si on prend les deux expressions mot à mot, elles coïncident très bien avec ce que disait Fukasawa : les herbivores ne désirent pas de manière irraisonnable et n’agissent pas de leur propre initiative concernant la relation amoureuse.
Cependant, il est très facile d’interpréter ces deux termes autrement. Le premier, par exemple, peut sonner comme un euphémisme. Le directeur du planning familial Kitamura l’utilise dans ses explicationsdétaillant les raisons pour lesquelles un jeune japonais sur trois dit ne pas être intéressé par le sexe . D’ailleurs il ajoute que les herbivores donnent l’image de personnes totalement apathiques en terme de sexualité :« Dans une interview, Madame Fukasawa explique qu’à l’origine de l’expression, elle s’est inspirée de l’image “paisible” des “herbivores” car ils ne désirent pas avidement [gatsu gatsu shinai] ce qui est en rapport avec “la chair”. […] “Sôshoku danshi”.Lorsqu’on se penche sur le terme lui-même, on imagine de jeunes garçons totalement inoffensifs, entièrement dépourvus de désirs sexuels, et qui broutent tranquillement leur salade à un café. »
« Aru intabyû de Fukasawa san wa, “‘nikutai kankei’ ni gatsu gatsu shinai kara ‘sôshoku’ to iu imi to, ‘heiwateki’ na imêji kara nadzukemashita” to, nêmingu no yurai o katatte imasu. […] “Sôshoku danshi”. Kono ji dzura dake o miru to, ikanimo jinchiku mugai de, seiyoku nado wa mattaku nakute, kafe de nonbiri sarada de mo hande iru yô na imêji ga arimasu. »
On peut donc trouver l’expression gatsu gatsu shinai dans le même paragraphe qu’une description des herbivores les faisant apparaître comme des personnes n’éprouvant « absolument aucun désir sexuel ». Voilà qui nous confirme que l’expression peut être perçue comme un euphémisme, ce qui la détourne de son sens premier. Deuxièmement, Kitamura souligne ici l’idée qu’au-delà des termes accompagnant le mot « sôshoku danshi », l’image qui se dégage du mot en lui-même nous inspire une personne entièrement dénuée dedésir sexuel.
Le but de Fukasawa était de comparer la relation que les jeunes ont avec le sexe avec la relation apaisée qu’un animal herbivore a avec sa nourriture. L’herbe existant en abondance et étant facile à se procurer, la vache ne peine pas à trouver de quoi se nourrir. Le rapport qu’elle entretient avec sa pitanceest ainsi des plus tranquilles (contrairement au lion qui subit une pression constante quant à l’idée de pouvoir manger une proie difficile à attraper — dans une sensation de manque continu, son lien avec la nourriture est plus tendu). Cependant, le choix du mot « herbivore » n’était peut-être pas des plus judicieux pour ce qui est de décrire le comportement de la jeunesse japonaise.
Comme le montre Kitamura, l’image que nous avons d’un animal herbivore concerne surtout sa nature atone et passive. Une vache a par exemple la réputation d’avoir un caractère plutôt terne et inexpressif, d’où d’ailleurs l’expression française « avoir un regard bovin ». Ainsi, sansexplication concernant l’utilisation du terme « herbivore » chez un être humain, il est fort probable qu’on l’associe plus facilement à cette passivité de caractère qu’à l’idée d’un lien paisible que tisserait l’animal avec sa nourriture.
Il est aisé de sortir l’expression de son contexte de base. Ce problème est d’ailleurs assez récurrent lorsqu’on aborde le côté sexlessdes herbivores. Fukasawa elle-même le décrit en vérité de manière plutôt maladroite.
Rappelons tout d’abord qu’elle ne considère pas les herbivores comme sexless, comme le suggère ce passage extrait du premier article sur le sujet : « Comme il leur arrive de se voir invitéspar des filles à sortir, ou de faire l’amour de manière spontanée sous l’emprise de l’alcool (sans pour autant s’en sentir gênés par la suite), ou encore dans le cas où ils rencontrent une ex-copine qu’ils n’ont pas vue depuis longtemps, même sans avoir de petite amie stable, le sexe ou la relation amoureuse ne les dérange pas. »
« Joshikara kokurare (kokuhaku) tari, tada no onna tomodachi de mo nonda hazumide ukkari ecchi shiteshimattari (shikamo sono ato ki mazukunaranai), motokano to hisashiburi ni aeba kore mata fukaku kangaezu ecchi shitaris uru no de, chanto shita kanojo ga inakutemo, ren.ai ya sekkusu komattemo imasen. »
Même si nous pouvons admettre qu’il s’agissait simplement d’un exemple pour prouver que la génération précédente peinait à approuver les comportements sexuels de la jeunesse, la comparaison entre les herbivores et les garçons sexless paraît ici clairement maladroite.
L’explication entre parenthèsesrend la distinction entre ces deux types de jeunes gens très difficile à percevoir. Dans cette phrase (et seulement dans cette phrase) les premiers sont clairement assimilés aux seconds, alors que la journaliste décrit les herbivores comme complètement différents des garçons sexlessdans la suite de son article. Cette amalgame est d’autant plus étrangequ’il réapparaît dans sa publication sur papier de 2009, et n’a été soumis qu’à une légère correction . Il est donc volontaire et ne peut pas être considéré comme une erreur.
Nous avons donc vules diverses raisons qui pourraient expliquer les modifications de sens qu’asubies le terme « sôshoku danshi ». Alors qu’il est clair que le magazine Non-no, précurseur de sa popularisation médiatique, a délibérément réinterprété et réinventé certains éléments, Fukasawa a aussi parfois décrit ces jeunes garçons de manière un peu floue. Les conséquences ne furent pas négligeables car, du fait de ce boom médiatique, on a attribué aux herbivores une multitude d’aspects liés à des observations parfois très subjectives.

Les caractéristiques attribuées aux herbivores par les autres médias

Du fait de la masse de données colossale liée au terme et sachant que nous ferons une analyse du discours médiatique dans la troisième partie de ce mémoire, nous nous concentrerons ici avant tout sur les aspects développés par les médias avant 2009, soit lors des débuts du succès médiatique du terme « sôshoku danshi ». Les nouvelles caractéristiques attribuées aux herbivores ont été rapportées (et déplorées) de manière assez détaillée par Fukasawa elle-même dans une longue chronique disponible sur le site internet du Nikkei Business Onlinequi est appelée Sôshoku danshi mo warukunai 草食男子も悪くない (Les herbivores non plus n’ont pas tort) . Elle sera donc notre principale source d’information au vu des difficultés rencontrées quant à l’acquisition de certains éléments (notamment les programmes télévisés, comme nous l’avons évoqué auparavant).
Nous tacherons bien évidemment de trouver des articles connexes qui appuieront les dires de Fukasawa dans cette chronique.

Les différentes précisions ajoutées

Si, comme nous l’avons dit, le magazine féminin Non-no s’est permis un rajout considérable de caractéristiques quant à la dénomination des garçons herbivores, les autres médias ne s’en sont pas privés non plus. Fukasawa le déplore avec vigueur. Par exemple, ces jeunes garçons préféreraient les choses sucrées à la nourriture salée, ne boiraient pas d’alcool, ne fumeraient pas, auraient une relation privilégiée avec leur mère et apprécient de rester dans leur lieu de naissance.
En vérité, ces caractéristiques font directement référence aux autres types de jeunes garçons que la chronique originelle de Fukasawa décrivait.
Ainsi, les risupekuto danshi (garçons respectueux) sont dépeints de la sorte : respectueux d’autrui, ils apprécient surtout leur maison et leur famille . Les shirafu danshi し ら ふ 男 子 (garçons sobres) sont, comme leur nom l’indique, peu adeptes des boissons alcoolisées et de la cigarette, par ailleurs, ils ne jouent pas au pachinko . Les okan danshi オカン男子, quant à eux, entretiennent des relations fortes avec leur mère. Le terme vient d’ailleurs d’un roman intitulé Tôkyô tawâ, okan to boku to, tokidoki oton 東京タワー、オカンと僕と、時々オトン~ (la Tôkyô Tower avec ma mère et moi, et de temps en temps avec mon père) écrit par Lily Franky (né en 1963). Très populaire, cette autobiographie relate la cohabitation de l’auteur avec sa mère alors qu’il est déjà adulte lorsque l’action se déroule. Enfin, les nyuansu danshi ニュアンス男子 (les garçons à permanente) sont les jeunes hommes qui se préoccupent beaucoup de leur apparence. On se rend compte que beaucoup de médias, mais aussi les auteurs d’ouvrages sur les herbivores, ont confondu les caractéristiques attribuées à ces derniers avec celles données à d’autres types de garçons qui apparaiss ent dans la chronique de la journaliste. Une explication précise de l’apparition de ce raccourci est difficile à proposer dû à la simultanéité des différentes diffusions de programmes télévisés et articles concernant les herbivores. Cependant il est fort possible que le fait de rassembler toutes ces nouvelles tendances sous un seul terme était plus pratique et rapide lors d’une diffusion télévisée, par exemple. Le terme « sôshoku danshi » avait déjà été mis en valeur par Non-no, pourquoi ne pas l’utiliser comme symbole général des changements de comportement de la jeunesse ? Sans compter que toutes les observations proviennent de la même personne et du même ouvrage. D’ailleurs il est bon de rappeler que la dernière réédition de la chronique s’appelle Sôshoku danshi sedai, Heisei danshi zukan 草 食 男 子 世 代 ・ 平 成 男 子 図 鑑 (L’ère des herbivores, l’encyclopédie des garçons de Heisei) . Les herbivores sont donc clairement mis en avant alors même que l’ouvrage ne traite d’eux que sur une cinquantaine de pages dans un livre de près de 300 pages. Nous pouvons encore nous interroger ici sur la responsabilité de l’auteur (ou du moins de sa maison d’édition) pour ce qui est de profiter de la popularité de l’expression, quitte à renforcer la confusion quant à sa définition précise. Nous approfondirons cette question plus loin.
Mais les caractéristiques inventées par les médias ne sont pas uniquement dues aux amalgames entre les différentes appellations proposées par Fukasawa. De nombreux programmes télévisés ont dotéles herbivores de qualitésquelque peu inattendues. La chroniqueuse dénonce en particulier le présentateur vedette Kume Hiroshi 久 米 宏 (né en 1944) qui aurait tendance à assimiler les herbivores à des phénomènes extraordinaires dans ses programmes à sensation. Son émission Kume Hiroshi keizai supesharu shin nipponjin arawaru 2 久米宏経済スペシャル新日 本人現わる 2 (De nouveaux Japonais apparaissent dans l’émission spéciale d’économie de Kume Hiroshi 2) du 28 décembre 2008, aurait présenté les herbivores comme des personnes n’ayant aucun intérêt dans le mariage. Par ailleurs, ils seraient directement associés aux otaku オタク . En effet, les données collectées par les micro-trottoirs de l’équipe de Kume se seraient concentrées dans un magasin de figurines de mangas du quartier d’Akihabara de Tôkyô. Ce qui sous-entend le fait que les otakusont des herbivores, dans le sens où ils n’ont pas d’intérêt pour la relation amoureuse et sexuelle, mais plutôt pour des univers de fiction.
De plus, un deuxième programme télévisé abordant le thème des herbivores de manière erronée et animé par la même vedette aurait été programmé le 18 février 2009 sous le nom de Kume Hiroshi no terebi tte yatsu wa !? 久米宏のテレビってヤツは !? (C’est quoi la télévision de Kume Hiroshi!?). Dans cette émission, le présentateur aurait de nouveau sous-entendu l’idée que les herbivores ne tentent rien sexuellement avec leur partenaire, même lors d’une nuit passée au love hotel. De plus, il aurait associé les herbivores aux adeptes de mensu bura メンスブラ, soutiens gorge destinés aux hommes.
On retrouve dans chacun des programmes une tendance tout de même similaire concernant les caractéristiques des herbivores. D’un côté nous avons la description de leur présumée apathie sexuelle et/ou amoureuse, et d’un autre, le manque de masculinité déploré par les médias, même s’ils sont ici profondément caricaturés au point d’entraîner des confusions assez importantes. Ces dernières s’expliquent par le même souci d’interprétationque celui sous-tendant la description de Fukasawa par Non-no : alors qu’elle expliquait que les herbivores n’avaient pas conscience de ce que pouvait être une attitude masculine, Kume,pour sa part, renverse l’idée et décrit les herbivores comme agissant de manière féminine, au point que ces jeunes garçons se mettent à porter des soutiens-gorge.

De multiples phénomènes médiatiques pour parler d’un même phénomène social ?

Pourquoi le terme sôshoku danshia-t-il eu un succès médiatique aussi important alors même que sa définition variait selon ces mêmes médias ? Sa popularité vient d’un magazine féminin certes influent, mais dont le sujet central se limite à la mode vestimentaire et à la relation amoureuse adolescente. Rien ne destinait Non-no à révéler un « phénomène social de grande ampleur », comme tendent à le qualifier la plupart des médias et certains chercheurs . Nous allons donc nous interroger sur les facteurs qui ont contribué à forger l’intérêt des Japonais pour ces jeunes garçons.
Tout d’abord, on remarque une très nette fracture sociale et générationnelle à partir des années 1990 lorsque la bulle spéculative éclate et fait entrer le Japon dans une crise économique dont il n’est toujours pas remis. Plus qu’un marasme économique, la baisse de la qualité de vie et les réformes de type libéral ont profondément fracturé la population. On parle par exemple de kachigumi 勝ち組 et makegumi 負け組み (le groupe des vainqueurs et celui des perdants). C’est aussi à cette période qu’on identifie un fossé intergénérationnel important du fait de baby-boomer peu concernés par cette crise, face à des moins de 30 ans dont l’avenir est davantage précaire. Cette crise économique a profondément impacté le moral des Japonais et en particulier celui des jeunes « au cœur du problème de la cohésion sociale » selon l’historien Jean-Marie Bouissou (né en 1950), et nombreux sont les sondages qui montrent un pessimisme élevé et un manque de confiance en soi très présent chez les moins de 30 ans.
À cette crise socio-économique s’ajoute la crise démographique qui secoue l’archipel depuis les années 1970. Le nombre d’enfant par femme au Japon est un des plus bas aumonde et s’établit à 1,46, ce qui le place 186 ème sur 201 . Par ailleurs, alors que le taux de mortalité dépasse le taux de natalité depuis 2005 (ils sont aujourd’hui respectivement de 10,8‰ et 8,1‰) et que, par conséquent, la population diminue, cette dernièrevieillit aussi considérablement. En effet, plus d’un quart de la population a plus de 65 ans et ce taux va en augmentant.
Enfin, il est important de souligner un élément faisant le lien entre la crise socioéconomique, la fracture intergénérationnelle et la crise démographique et qui concerne l’âge tardif du mariage et qu’on appelle bankonka 晩婚化 (mariage tardif). L’âge moyen du premier mariage passe en effet de 24 ans en 1950 à 30 ans en 2012 . Ce phénomène s’explique par le fait qu’il est rare qu’un homme se marie avant d’avoir trouvé un travail stable, or la nouvelle génération peine à sortir de la précarité du fait de la crise . Par ailleurs, seulement 2% des enfants naissent horsmariage -en cause une législation dure les concernant (on les désigne en tant que hichaku shutsu shi 非嫡出子,soit « enfants illégitimes », l’article 900 du Code civil peut par exemple les empêcher d’accéder à l’héritage familial ). De ce fait, un mariage tardif provoquera la naissance du premier enfant à un âge plutôt avancé, amoindrissantles chances d’en engendrer d’autres par la suite, et ne permettra pas à la société d’atteindre le seuil de renouvellement des générations.
Ces divers éléments ne passent pas inaperçus et marquent en profondeur le paysage médiatique du pays. Ces changements étant perceptibles dans la vie de tous les jours, leurs traitements, notamment journalistiques, trouvent un public non négligeable. Des ouvrages, qu’on appelle shinsho 新書 , sont écrits par des journalistes spécialisés ainsi que des universitaires. À l’instar du terme « herbivores », ungrand nombre d’expressions et de néologismesa vu lejour ou s’est développé par le biais de ces ouvrages. Ils traduisent ces différents phénomènes sociaux et beaucoup ont d’ailleurs été nominés au Grand Prix des Nouveaux Termes en Vogue. Suivant le succès de ces ouvrages, leurs auteurs peuvent devenirconsultants à la télévision et bénéficier d’une aura médiatique durable . De nombreux chercheurs et journalistes usent alors de leur imagination pour trouver un mot accrocheur révélant une tendance sociale suffisamment visible pour le lecteur, et susceptible de leur ouvrir la voie du succès. L’expression « herbivores » est donc très loin d’être un cas isolé et fait au contraire partie d’un phénomène médiatique important dont elle est un des rouages. Cependant, de par l’apparition régulière de certains mots, expressions ou néologismes, les caractéristiques finissent par se confondre et se ressembler.
En prenant comme fil conducteur la comparaison des attributs donnés aux herbivores, nous nous efforcerons, dans cette section, de repérer leurs points communs, et de définir de véritables phénomènes sociaux révélés par ce torrent médiatique (tout en restant le plus concis possible car chacun des termes abordés ici pourrait faire l’objet d’un mémoire ). Nous les traiterons au travers de trois thèmes.
La fracture intergénérationnelle, la crise démographique et les causes qu’on attribue à celle ci (difficulté de se marier chez les jeunes et apathie sexuelle supposée), et le regard que les Japonais portent sur la masculinité.

Générations « perdue », « détendue », « éveillée »

L’éclatement de la bulle spéculative a donc provoqué une crise économique dans les années 1990 et, avec elle, nombre de changements socio-économiques. Alors qu’on parlait de « décennie perdue » (unshinawareta 10 nen 失 われた 10 年 ) dans les années 2000, la faillite de la banque Lehman Brothers en 2008 a transformé celle-ci en « double-décennie perdue » en prolongeant la « période glacière » hyôgaki 氷河期 de l’emploi (un « gel » des emplois stables . La génération qui a grandi durant cette période a en subi les conséquences en terme de pouvoir d’achat et a dû s’adapter. Cette adaptation, passant par des comportements nouveaux, a été observée et nommée par les médias. Ainsi, la génération née dans les années 1970 jusqu’à 1985 a pour nom la « génération perdue » ou rosu jene ロ スジ ェネ . Celle qui aurait bénéficié d’une éducation plus profitable grâce aux réformes des écoles(qui avaient pour pour but d’alléger la quantité de travail au profit de laqualité des cours) est appeléela « génération détendue » ou yutori sedai ゆとり世代 (née dans les années 1990). Enfin, celle qui a toujours connu le marasme économique et a su vivr e avec des moyens modestes est nommée satori sedai さ とり世代 (génération éveillée, née à la fin des années 1990).
Nous nous intéresserons ici au traitement médiatique de ces générations ainsi qu’aux points communs qu’elles partagent avec les herbivores.

Rosu jene

L’utilisation de cette expression s’est répandue en particulier à la fin des années 2000. À la suite de nombreux articles sur l’Asahi Shinbunou Aera, la maison d’édition Jiyû kokumin le nomine pour le Grand Prix des Nouveaux Termes en Vogue de 2008 . À l’instar de l’expression « sôshoku danshi », il en résulte un nombre important d’ouvrages sur le sujet. Ainsi, à titre d’exemple, le site Amazon Japonpropose 65 livres (fictions et non-fictions incluses) qui ont pour mot-clé rosu jene.
Le terme eut d’ailleurs un regain de succès en 2013 grâce au best-sellerd’Ikeido Jun 池井戸潤 (né en 1963) nommé Rosu jene no gyakushû ロ スジ ェネ の 逆襲 (La génération perdue contreattaque) et qui conte les péripéties d’un jeune cadre faites de manipulations et de batailles entre collègues. Si le mot empreinte à la génération de Hemingway, il est surtout lié à la « décennie perdue » et le gel des emplois stables, et traduit un malaise du à la précarité du travail. Sa définition est en revanche plutôt floue à l’instar de la « Génération Y » française.
Les jeunes de la rosu jenesont définis comme victimes d’un marché du travail morose et d’un avenir incertain, résultant à un détachement progressif de la vie sociale ou encore à un manque de confiance en soi dans divers domaines (accomplissement professionnel mais aussi amoureux).
On retrouve ici quelques-unes des caractéristiques attribuées aux herbivores, comme par exemple les raisons de leur émergence. Cette « génération perdue » a aussi vécu la généralisation des moyens de communication (notamment des réseaux sociaux) ainsi que de l’accessibilitéà l’informatique et à la pornographie qui permettraient de trouver un refuge face à la réalité . Ces jeunes essaieraient ainsi de fuir celle-ci en se repliant sur eux-mêmes, ce qui nles priverait de leurs capacités à communiquer. De plus, la virtualité élèverait les standards, notamment amoureux . On retrouve presque mot pour mot ce qui a été écrit par le philosophe Morioka et le sexologue Kitamura au sujet des herbivores , ou leur assimilation aux otaku dans les programmes télévisés de Kume, m ême s’ils parlaient de jeunes gens nés dans les années 1990.
Nous voyons donc que les rosu jene possèdent plusieurs points communs avec les herbivores. Il esten outre pertinent denoter que le terme a gagné en popularité pratiquement en même temps que le mot sôshoku danshi. La nomination au Grand Prix des Nouveaux Termes en Vogue date en effet de 2008 pour rosu jeneet 2009 pour sôshoku danshi, soit à la suite du choc Lehman. C’est donc durant cette époque que la mode de l’analyse générationnelle dans les médias s’est fortement développée. Nous allons voir que d’autres termes apparaissent ainsi, alors même que les périodes entre générations ne varient pas vraiment. C’est le cas par exemple de la génération « détendue », soit yutori sedai.

Yutori sedai

Sa nomination au Grand Prix des Nouveaux Termes en Vogue datant elle aussi de 2008, le terme, à l’instar de rosu jene, a fait parler de lui lors du choc Lehman. Le mot yutori signifie littéralement « avoir assez de temps » et sa popularisation vient des directives pour les études (gakushû shidôyôryô 学 習指導要領) établies par le ministère de l’Éducation, de la Culture, des Sports, des Sciences et de la Technologie (monbu kagaku shô 文部科学省 ) en 2002. Il s’agit de mesures d’« assouplissements » (danryoku ka 弾力化 ) et de simplifications des cours dans une première phase de réforme scolaire de 1992 à 2000 . L’idée était de former des élèves capables d’apprendre par eux-mêmes via l’acquisition de libertés dans le choix des cours  . Cependant, l’expression yutoriprendra à la fin des années 2000 une connotation plutôt négative.
Premièrement, plusieurs critiques sont apparues envers ce type d’éducation. Nous pouvons par exemple voir qu’elle aurait avant tout été un subterfuge dans le but d’établir un système d’élite des écoles publiques . De plus, des voix, notamment conservatrices, se sont élevées contre la simplification du contenu scolaire, accusant cette dernière d’abaisser le niveau de connaissance des élèves. À titre d’exemple, il était possible pour les enseignants et pédagogues d’arrondir le chiffre Pi à 3 au lieu de 3,14 . Ce déclin des exigences a donné l’image d’un affaiblissement des compétences des enfants ayant fait leur scolarité dans cette éducation « détendue ».
Les termes yutori kyôiku et yutori sedaisont par la suite devenus des objets de plainte de la part de la génération précédente qui déplore que la jeunesse yutorise cherche surtout des excuses.
Ainsi,l’expression « ore dôse “yutori” dakaranâ 俺どうせ「ゆとり」だからなぁ» (« Ben, c’est parce que je suis de la génération yutori ») sonne comme un plaidoyer queles jeunes présenteraient dans le cas d’un échec . En vérité, ce sont surtout les baby-boomer qui leur ont associé cette tournure de phrase sans pour autant que la jeunesse l’utilise véritablement. Quoiqu’il en soit, également en 2008 se popularisera l’expression datsu yutori kyôiku 脱ゆとり教育(post-éducation détendue) qui sous-entend d’une part que ce type d’éducation a eu de véritables conséquences sur le comportement des jeunes (ramollissement de la personnalité et baisse du niveau scolaire) et d’autre part, qu’il faudrait s’en débarrasser.
Les caractéristiques de la génération yutori sont, à l’instar de celles des herbivores, assez diversifiées.Cependant, alors que la dénomination de ces derniers touche avant tout le domaine de la relation amoureuse et sexuelle, on a tendance à parler de la génération yutoridans le cadre du monde du travail. Le Yomiuri onlinea par exemple établi une liste très précise des particularités de cette génération. Elle est considérée comme plutôt travailleuse et possédant de bonnes capacités à
présenter des exposés. Mais, elle serait également dépourvue de grandes ambitions professionnelles et abandonnerait rapidement. Elle souffre ainsi d’un mental assez faible mêmesi elle n’est pas pour autant sujette au stress. Enfin, elle serait plutôt égocentrique dans le sens où elle ne ressent pas de profonde loyauté envers son entreprise. En un mot, malgré certaines qualités, la génération yutori souffre d’un manque d’implication dans son travail. La constatation de ce détachement partage donc certains points communs avec les herbivores et leur nonchalance. D’ailleurs, le même article utilise un des mots-clés liés aux herbivores, à savoir sekkyoku sei ga nai 積極性がない (n’agissent pas d’eux-mêmes, sont passifs). Si le contexte médiatique général dans lequel le terme « herbivore » s’est développé commence à se dessiner, l’expression suivante nous confirme qu’une même observation sur la jeunesse peut en vérité être désignée différemment.

Satori sedai

Le mot satori désigne le fait de comprendre la réalité d’une chose, on le retrouve également dans le langage bouddhique où il signifie l’Éveil. Le terme désignant cette nouvelle génération serait apparu en 2010 sur le site internet créateur de forum 2chyanneru2 ちゃんねる (2channel) dont le topic avait pour sujet l’ouvrage de Yamaoka Taku 山岡拓 Hoshigaranai wakamono tachi 欲しが ら な い 若 者 た ち (Ces jeunes qui ne désirent rien) . Ce dernier traite de jeunes qui ne sont intéressés ni par les voitures, le sport ou l’alcool, ni par les voyages, etqui n’accordent pas beaucoup d’importance aux relations amoureuses et sexuelles.Un des utilisateurs du forum a proposé le terme satori pour désigner cette génération. Suite aux réactions enthousiastes des internautes par sa dimension poétique, le mot est arrivé aux oreilles des grands journaux tels que l’ Asahiqui l’a à son tour relayé au travers d’un article écrit le 18 mars 2013 . Enfin, Harada Yôhei, un analyste marketing en fait le sujet principal de son ouvrageSatori sedai nusunda baiku de hashiri dasanai wakamono tachi さとり世代 盗んだバイクで走り出さない若者たち (La génération satori, ces jeunes qui ne rouleraient pas sur une moto volée)quelques mois plus tard. C’est donc sans surprise que le terme satori sedaiest nominé pour le Grand Prix des Nouvea ux Termes en Vogue la même année.
À l’instar des mots à la mode cités jusque là,une certaine confusion dans les caractéristiques précises de cette génération est à remarquer. S’ajoute à celle-ci un problème de dates mais aussi une frontière plutôt floue avec les attributs des yutori, la distinction entre ces deux générations étant avant tout subjective.
Ce qui distingue véritablement ces deux générations semble être la considération que les Japonais portent envers la jeunesse. Si elle est négative, on tendra à parler de la génération yutori, nonchalante et détachée. À l’inverse, les points positifs sont plutôt réservés à la génération satori.
Comme nous l’avons évoqué, le terme fait référence à l’Éveil bouddhique, ce qui sous-entend une certaine sagesse. Ainsi, cette génération qui ne désire pas de choses matérielles peut être également bien considérée. Bouddha n’a-t-il pas renoncé à son statut de prince et à son aisance matérielle lorsqu’il a découvert que cette dernière n’apportait pas un bonheur permanent et ne résolvait pas les problèmes liés à la souffrance du monde ?

Le rapport de stage ou le pfe est un document d’analyse, de synthèse et d’évaluation de votre apprentissage, c’est pour cela chatpfe.com propose le téléchargement des modèles complet de projet de fin d’étude, rapport de stage, mémoire, pfe, thèse, pour connaître la méthodologie à avoir et savoir comment construire les parties d’un projet de fin d’étude.

Table des matières
INTRODUCTION
PREMIÈRE PARTIE : PRÉSENTATION DU TERME ET DE SES ENJEUX
I. Un phénomène médiatique de grande ampleur
I. 1. Première apparition
I. 2. Signification générale et ampleur médiatique
II. Sociologie de la déviance
II. 1. Le concept de déviance
II. 2. Les médias, reflet de l’opinion publique ?
III. Méthodologie
III. 1. Description de la méthodologie
III. 2. Difficultés et limites
IV. État de la question
IV. 1. Les herbivores sexlessdans un monde en compétition
IV. 2. La timidité et la difficulté à communiquer
IV. 3. Les qualités féminines
DEUXIÈME PARTIE : LA MALLÉABILITÉ DU SENS ET LE CONTEXTE SOCIAL
I. Les caractéristiques introduites par le magazine Non-no
I. 1. Les soucis d’interprétations de la définition initiale
I. 2. Caractéristiques attribuées aux herbivores par les autres médias
II. De multiples phénomènes médiatiques pour parler d’un seul phénomène social ?
II. 1. Générations « perdue », « détendue », « éveillée »
II. 2. Bankonka, apathie sexuelle, culture otaku et présumée chute de la virilité dans un contexte de baisse de la natalité
III. Réalité des phénomènes sociaux et réflexion sur les faits médiatiques
III. 1. Mise en perspective des phénomènes sociaux
III. 2. L’importance de la subjectivité et l’exemple des herbivores
TROISIÈME PARTIE : ÉTUDE DU DISCOURS MÉDIATIQUE
I. Statistiques et tendances générales
I. 1. Sôshoku danshiet sôshoku kei
I. 2. Une utilisation à tendance négative mais qui reste nuancée
I. 3. Un emploi « indirect » dans des thèmes variés
II. Analyse d’articles
II.1. Articles négatifs et/ou virulents
II. 2. Articles positifs
II. 3. Les discours neutres
III. Analyse du discours des magazines féminins
III. 1. With et Non-no : informer sur les nouveaux comportements relationnels
III. 2. An-an : un rôle cathartique ?
IV. Les émissions télévisuelles récentes
IV. 1. Shibuyabema ou ce qu’on attend d’une relation amoureuse
IV. 2. Asian Boss : peut-on blâmer les herbivores pour la crise démographique ?
V. Les œuvres de fictions : une réflexion sur le statut d’herbivore
V. 1. Edamameou la valeur de l’étiquette
V. 2. Le téléfilm Sôshoku kei danshi pour tenter de comprendre ces jeunes garçons
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
ANNEXE

Rapport PFE, mémoire et thèse PDFTélécharger le rapport complet

Télécharger aussi :

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *